jeudi 31 mars 2016

Cercle de méditation du dimanche 3 arvil 2016



Chers amis,

Communier en silence, savourer ensemble la joie simple d'être.

Quoi de plus beau ?
Gratuit.
Limpide.
Profond.

Sur ce chemin, nous avançons jour après jour.
Pas de technique, point d'assurance, nous marchons sans savoir, en nous abandonnant à ce je-ne-sais-quoi insaisissable mais bien réel qui s'empare de nous quand nous lâchons prise.

Je vous propose de partager un moment de calme, 
sans rien faire, juste nous laisser faire.

Entrée libre. Tous sont les bienvenus pour ce temps de partage en silence, suivi d'un moment où chacun pourra, s'il le sent, partager son expérience, en sirotant un thé chaud.

C'est aussi l'occasion de découvrir la méditation et la vie intérieure, en toute simplicité, entre amis.

L'approche proposée est celle du tantra, mais dans une tradition peu connue, celle du Cachemire.
Concrètement, on médite comme Shiva et comme Shakti, Dieu et Déesse, selon deux attitudes complémentaires : chacune a ses points-clé pour la posture, le regard, le souffle, la manière de placer l'attention. Un état d'ouverture nous envahit ainsi naturellement.
N.B. : il ne s'agit pas ici de néotantra :)
mais d'une approche traditionnelle,
celle de la tradition du Cœur (koula en sanskrit).

Dimanche 3 avril 2016
de 15h à 17H

Pour s'inscrire et connaître l'adresse exacte :

deven_fr@yahoo.fr

A bientôt !

David Dubois

mercredi 30 mars 2016

Sommes-nous libres ?



Tout dépend de qui nous sommes.
En tant que corps, énergie vitale ou mental, nous sommes des choses.
Or les choses, privées de conscience propre, ne peuvent rien. Car seule la conscience peut, elle seule agit, attendu qu'elle est indépendante des choses, comme le prouve l'expérience de chacun. En tant que corps sans conscience, en revanche, je n'existe même pas comme illusion !

D'un autre côté, toute chose est dans la conscience souveraine. 
Tout baigne en elle comme dans un élixir de vie.
Et c'est elle qui, infusant le corps, lui donne l'être, le mouvement et la vie.
C'est elle qui, infusant de sa présence vivante les syllabes, donne aux mots tout leur pouvoir.

C'est donc la conscience qui agit : la Déesse, inséparable de Dieu, comme la lumière du soleil.

Mais alors suis-je libre en tant qu'individu ? Que se passe-t-il quand j'agis ? 

Il se passe qu'à chaque fois que j'agis consciemment, par ma volonté, je me dilate à l'infini, je me replonge, pour ainsi dire, dans mon essence de pure conscience souveraine. Et c'est ainsi que mon corps et le reste de ma personne participent à la liberté de la conscience. C'est ainsi que l'individu est libre.
Mais d'ordinaire, ce processus de plongée dans l'infini passe inaperçu, car la conscience, emportée par son jeu, s'oublie dans l'intérêt qu'elle porte à des choses limitées. Par exemple, "je" veux faire la vaisselle, et, obsédé par cette visée pratique, je néglige qu'à chaque acte conscient, je me replonge dans l'Acte conscient universel. 
Pourquoi cet aveuglement ? Parce que moi, pure conscience infinie, je veux me manifester ainsi, comme être limité. Pourquoi ? Par jeu... ou bien, disons que c'est un mystère, un vertige, une ivresse, un saut, un émerveillement, un scandale, un miracle, une horreur, un drame, un grand point d'interrogation... tout cela et bien plus encore. 

Moi, conscience, je me manifeste comme objet, je m'identifie à certains, opposés à d'autres, et je manifeste tout cela comme séparé de moi, alors que tout cela ne se manifeste jamais ailleurs qu'en moi.

Plus je m'identifie à un objet limité, plus je souffre ses limites, mais toujours sur fond de liberté. Même si je suis ignorant, aveugle, distrait, tout cela est, au fond, librement assumé. Jouer à être limité est aussi une forme de liberté. Plus je reconnais et porte attention à l'Acte de conscience par lequel tout advient, plus je suis libre, en un jeu inconcevable, capable d'accomplir l'impossible, dans le meilleur comme dans le pire.

Nul acte du sujet limité n'est possible sans l'Acte du sujet illimité. L'un est le prolongement de l'autre. Ou plutôt, l'un EST l'autre, et à l'instant de chaque acte, la conscience replonge en elle-même et retrouve, pour un instant hors du temps, sa toute-puissance. Reconnaître cela, s'en délecter, s'y plonger, s'y laisser posséder : tel est le yoga de la Reconnaissance.

Cette vision est très différente de celle de l'Advaïta Védânta : dans cette dernière approche, comme dans la plupart des approches "non-duelles" d'aujourd'hui, la conscience se reconnait seulement comme immobile, inactive, témoin passif de la danse des apparences. Si je suis cette approche, je me retrouve dans une impasse : ou bien j'agis, mais c'est une illusion, un manque de conscience  claire ; ou bien je suis pure conscience passive, inaffectée, mais alors je n'agis pas, je ne participe à aucune vie. Action sans conscience ou conscience sans action : tel est le dilemme du néoadvaita, que la Reconnaissance dépasse dans le yoga de la vie quotidienne, dans le yoga de la plongée de la conscience en elle-même au cœur de chaque acte.

dimanche 27 mars 2016

La nuit divine



Il y a peu, la Nuit-de-Shiva (shivarâtri) était célébrée, comme chaque année.
Le sens profond de ce mystère est la disparition du soleil et de la lune dans l'immensité de l'espace - conscience qui se connait elle-même par elle-même. 
Soleil et lune sont l'expir et l'inspir. En se recueillant sur leurs intervalles, ils s'amenuisent, "se couchent", et le prodige du silence conscient se déploie. Le souffle oublié, le temps suspendu, la Mort se meurt, dévorée par le feu de la présence atemporelle. Outpaladéva dit :

Quand le soleil se couche
avec la lune et tout le reste,
le mystère de la Nuit-de-Dieu
s'élève dans sa gloire : claire lumière
brillant de son propre éclat. 
Hymnes, IV, 22

Kshémarâdja explique :

La Nuit-de-Dieu, mystérieuse, est au-delà de ce monde. Elle est le domaine où l'on se laisse posséder par Dieu. Elle est une nuit : elle est comme la nuit puisqu'elle est résorption de toutes les manifestations de l'illusion (de la dualité). Comment la décrire ? Comme une lumière qui s'éclaire elle-même, comme le déploiement de la Lumière de la conscience, elle dont l'essence est d'illuminer. 
Le soleil est la toute première manifestation du monde phénoménal, le souffle expiré. La lune est le souffle expiré; Avec tout le reste, le soleil se couche, s'apaise. 
Ou encore, le soleil est la lumière des moyens de connaissance (tels que la perception, l'inférence et le témoignage valide). La lune, etc., ce sont les objets. 



La véritable méditation




Tout ce qui est, réel ou non, véritable ou seulement imaginé, est dans et par la conscience. 
Tel est l'éveil, telle est la compréhension achevée.
Telle est la véritable méditation, même si je ne suis pas en posture.
Puisse ceci être absolument clair pour moi, sans nulle différence entre ma compréhension et mon expérience !

Outpaladéva dit :

Tu es tout.
Réel ou pas, rien n'existe
à part toi :
telle est, en ce monde,
la certitude de l'intelligence parfaite.
De même, sois évident pour moi ! IV, 9

Kshémarâdja explique :

Tu es tout. Le reste, réel ou non, n'est rien. Tout est pure conscience, parce que rien ne se manifeste sinon en étant Lumière consciente. Telle est l'intelligence parfaite, en quoi consiste la Pure Science : grâce à elle, on a l'assurance de ton existence. De même, sois évident aussi entre deux séances de méditation, sois évident grâce à la force d'une totale possession (par toi) !

"Entre deux séances de méditation" (vyutthâne) : c'est-à-dire même quand mon attention semble distraite de toi. 
Il y a méditation (samâdhi) quand je suis dans la pleine conscience de toi, éveillé à la certitude que tout est conscience, que tout est toi, que tout est moi, même si je suis en train de marcher, de parler...
Il y a l'intervalle entre deux méditations si je suis distrait, repris par l'oubli de l'unité, par le doute, même si je suis assis sur un coussin de méditation.

vendredi 25 mars 2016

La sagesse sans amour est vaine



Les noms de l'Essence - Soi, soi-même, conscience, présence - 
suggèrent qu'elle est évidente, 
plus proche de soi que soi, 
plus intime que nos mauvais souvenirs, 
plus familière que nos problèmes, 
plus claire que nos opinions. 
Mais sans amour, la reconnaissance reste stérile, sèche, aride : elle ne dégouline pas de nectar, d'ambroisie, de ce suc prodigieux qui confère à qui s'en délecte l'immortalité et des dons infinis. 
La connaissance, si elle n'est pas animée du feu de la passion, 
ne consume rien, 
ne mène à nulle consommation.
Le maître de la Reconnaissance le dit :

Les sages eux-mêmes ne te reconnaissent pas...
Mais les intimes de ton amour
ne te lâchent pas même un instant :
hommage à toi, 
conscience, 
présence,

qui que tu sois !

Outpaladeva, Hymnes, II, 24

lundi 21 mars 2016

L'Advaïta Védânta est-il un matérialisme ?



J'ai toujours été frappé par le raisonnement de l'Advaïta Védânta (de Shankara et ses disciples fidèles) pour établir que le monde est irréel : l'idée est que le monde est une modification du brahman, comme une forme est une modification d'une matière. Je ne l'invente pas :

"La Révélation [=les Upanishads] nous assure que toute  modification est toujours irréelle, tandis que la matière est réelle", Shrutisârasamuddhâranam, 124

Les termes employés sont vikriti pour "modification" et prakriti pour "matière". On pourrait éventuellement traduire prakriti par "substance", mais le sens demeure le même : les accidents sont irréels, seule la substance est réelle. Ce texte, et d'autres, de Shankara notamment donnent des exemples : l'or est réel, mais le bracelet est irréel ; l'eau est réelle, mais les vagues sont irréelles ; la terre est réelle, mais les pots sont irréels. A chaque fois, la substance est réelle, mais ses accidents ne le sont pas.

Pourquoi ? Parce que les accidents sont impermanents. Le critère du réel est ici la permanence, la fixité. 
Mais l'intéressant est que le réel est toujours présenté comme une matière (upâdânakarana). C'est là l'argument qui revient le plus souvent, tel un mantra.

Difficile, dans ces conditions, de prendre l'Advaïta Védânta pour autre chose que pour un matérialisme. 

On pourrait m'objecter que :

1) L'Advaïta Védânta croit en la réincarnation, donc en l'âme, et en Dieu.

Mais je réponds que ces discours sont présentés comme des concessions à l'ignorance mondaine. Ils sont affirmés pour être réfutés ensuite, et c'est seulement cette réfutation qui, aux yeux des tenants du Védânta, offre un salut et donne un sens aux Upanishads. Dieu n'est qu'un accident. L'âme n'est qu'un accident. Le monde n'est qu'un accident. Voilà pourquoi, à mon avis, l'Advaïta Védânta rencontre un tel succès en Occident : l'immortalité de l'âme, la réincarnation et Dieu n'y sont pas essentiels, mais seulement des accidents. On peut donc trouver une valeur à l'enseignement du Védânta, tout en étant athée. Or c'est le cas, je crois, d'une bonne partie des adeptes du néo-advaïta.

2) L'Advaïta Védânta décrit l'absolu, le brahman, comme "conscience". Cela est spirituel, et non pas matériel.

Mais je réponds que le terme traduit par "conscience" ou" awareness", en anglais, est bien éloigné de la conscience. Car le sanskrit cit désigne d'abord la lumière, semble-t-il ou une illumination : ketu, dont cit serait la racine, désigne une clarté, comme celle d'une comète. Appliqué à la conscience, c''est donc, au mieux, une métaphore. Contrairement à samvit, il ne correspond pas exactement, ni directement, à notre "conscience". Ou alors, cit désigne le côté "manifestant" de la conscience, et non son pouvoir de retour sur soi. Pour le dire termes scolaires, cit serait la conscience spontanée, et non la conscience réfléchie
D'autre part, l'Advaïta Védânta décrit cit comme une lumière qui éclaire les choses, toutes les choses, y-compris les pensées "intérieures", mais cette lumière ne peut se connaître, s'éclairer elle-même. Car dans ce cas, nous dit le Védânta, il y aurait dualité entre le sujet connaissant et l'objet connu. Or, la Révélation affirme que la dualité est souffrance. Le Védânta emploie certes l'expression svayam-prakâsha "auto-lumineux" à propos de cit, mais c'est simplement pour dire que la conscience est la preuve de toutes les preuves puisque, sans sa "lumière", rien ne serait connu. Cela n'implique pas qu'il existe quelque chose comme une conscience de soi. 
En d'autres termes, cit, c'est-à-dire le Soi tel que l'entend l'Advaïta Védânta, ne peut être connu d'aucune manière. C'est cela qui connaît, mais qui reste inconnaissable. Si on en parle, on en fait un objet d'inférence. La seule "preuve" de l'existence de cit dans le Védânta est une supposition nécessaire : les choses sont connues ; or, elles ne pourraient être connues s'il n'existait une "lumière" pour les révéler ; donc il faut bien admettre qu'il existe une "lumière", cit. Il n'y a pas d'autre connaissance du Soi dans le Védânta. Le Soi est, mais il ne peut se connaître lui-même. Il n'y a pas d'expérience du Soi. Le Soi est ce qui rend toute expérience possible, mais qui ne peut lui-même être objet d'expérience. Il est l'expérience. Il n'est pas visible, mais il est la vision. Et ainsi de suite...

En d'autres termes, l'Advaïta Védânta est une philosophie de l'être, et non de la conscience.
Or, considérant ceci ajouté à son argument de la matière et des formes, il est difficile de voir en quoi ce non-dualisme se distingue du matérialisme. "Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme" : voilà la vérité selon le Védânta, vérité qu'un matérialiste d'aujourd'hui pourrait sans gêne reprendre à son compte. 

Si l'on relit les dialogues des grands maîtres du XXè siècle, plus accessibles, on verra que cette conclusion est juste.

Si, d'autre part, on compare cette définition de la conscience védântique, avec celles du bouddhisme cittamâtra et de la Pratyabhijnâ, on verra combien est cruciale et notable la différence ! Dans ces dernières écoles, la conscience est véritablement une conscience : elle se connaît elle-même, par elle-même, directement. Le bouddhisme mâdhyamika, en revanche, nie la possibilité d'une conscience de soi, en la comparant à "une épée qui ne peut se couper elle-même". Par où se confirme le rapprochement entre Advaïta Védânta et Mâdhyamaka : deux philosophies de la fixité, de la logique binaire, qui n'hésitent à moquer l'expérience au nom de la raison. L'idéalisme bouddhique et la Reconnaissance, au contraire, affirment que l'expérience doit être possible, puisqu'elle advient, et qu'elle doit donc être expliquée par la raison, et non pas réfutée par elle.

Au final, l'Advaïta Védânta de Shankara apparaît comme une sorte de matérialisme, ou du moins comme une philosophie qui nie tellement tous les traits propres à la conscience, que sa "conscience" ressemble davantage à l'inconscience !

dimanche 20 mars 2016

Le fond de l'âme



Dieu se goûte dans le fond de l'âme :

"C'est dans le fond de l'âme et outre elle-même [au-delà d'elle-même] où l'âme trouve, goûte et possède Dieu dans Dieu, et en la façon immense et divine de posséder et d'être possédé divinement. C'est là en ce fond, où l'âme s'y dissout d'elle-même et s'y résout toute en Dieu, et s'y divinise et y participe de la divinité plus noblement, plus hautement et plus excellemment les divines perfections de ce centre divin,de ce Centre-Dieu. 
Et de la suit nécessairement que notre âme se retirant davantage de la circonférence du dehors de ses sens à son centre intérieur et de son centre à Dieu, plus aussi elle s'y épure, elle s'y élève, elle s'y dilate et s'y anoblit par communication d'amour. Et ainsi elle y participe, goûte et savoure Dieu et ses divines perfections, d'autant plus qu'elles s'y approche intérieurement de lui, Centre de tous les centres."

Jean Aumont, L'Ouverture intérieure, 1660, p. 465

samedi 19 mars 2016

L'argument de la conscience dans le Yogavâsishta


Le Yogavâsishta, dont j'ai traduit une version dans L'essence du yoga selon Vasishta, a été composé au Cachemire vers 950. Il n'est donc pas étonnant qu'il témoigne des idées de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), ou du moins qu'ils se soient abreuvés à des sources communes. On sait que des versets des Spanadakârikâ s'y retrouvent. il y a aussi ressemblance avec le second aphorisme du Cœur de la reconnaissance de Kshémarâdja.

L'argument central de la Reconnaissance est celui de la Lumière consciente. Il correspond à l'aspect "Shiva". Avec l'idée de la conscience comme désir créateur, qui correspond à l'aspect "Shakti", ce sont là les deux points-clé du tantra non-duel, de la philosophie de la Reconnaissance.

Cet argument de la conscience consiste à dire que tout est conscience, puisque rien, absolument rien, ne se manifeste jamais indépendamment de la conscience. Or, on retrouve cet argument dans le Yogavâsishta :

"Ce dont la conscience a conscience
est seulement conscience.
La conscience n'a pas conscience
de ce qui n'est pas conscience,
à cause de leur différence.
(L'objet) n'est donc rien d'autre (que conscience)." (VI/2, 25, 12)

L'objet ne se manifeste pas à la conscience. C'est la conscience qui se manifeste, à elle-même, comme tel objet. Un objet qui serait autre que la conscience ne pourrait devenir objet pour la conscience. Le Yogavâsishta ajoute, comme la Reconnaissance, que des choses absolument différentes (par exemple la conscience et un objet radicalement autre que la conscience) ne sauraient entrer en relation. Si les choses n'étaient pas conscience et Lumière de conscience, conscience manifestée, alors elles ne pourraient être connues, elles ne pourraient devenir objet, précisément, pour la conscience :

"Deux choses appartenant au même genre
atteignent à l'unité :
c'est ainsi qu'il y a expérience
de l'une et de l'autre.
Que l'on soit donc certain
de l'unité (de la conscience et des choses) !" (VI/2, 25, 14)

Si l'objet n'était pas conscience, la conscience n'en n'aurait jamais conscience :

"Si le sujet (c'est-à-dire la conscience)
et l'objet n'étaient pas un
- s'ils n'étaient pas une seule et même conscience -,
alors le sujet qui verrait un sucre,
ne le savourerait point,
comme s'il était une pierre !" (VI/2, 38, 9)

L'expérience en général n'est possible que si le sujet et l'objet sont un :

"Si (et seulement si) 
le sujet, l'objet et l'expérience
sont seulement conscience (et rien de plus),
alors l'expérience des choses et de chacun
peut avoir lieu." (VI/2, 38, 7)"

Et donc :

"Etant fait de conscience,
l'objet de conscience
est immergé dans la conscience,
comme l'eau dans l'eau.
C'est ainsi (seulement) que l'expérience
est possible,
pas autrement
- pas comme entre deux bûches !" (VI/2, 38, 10)

C'est le matérialisme ou le fonctionnalisme qui se trouvent ainsi radicalement réfutés. Que l'on affirme que les atomes se perçoivent mutuellement (matérialisme, bouddhisme sautrântika), que que l'on affirme que les cognitions s'unifient spontanément (fonctionnalisme, empirisme, bouddhisme cittamâtra), cela est impossible. Il n'y a pas de relation sans unité des termes reliés. la relation, catégorie fondamentale de toute expérience, est impossible si l'on admet pas que sujet et objet sont une même conscience :

"Saches que l'unité est la relation (entre deux choses).
Or, cette relation/cette unité n'existe pas
entre deux choses qui n'ont rien de commun." (VI, 121, 42)

Toute chose se manifeste accompagnée de conscience. Or, cette relation nécessaire n'est rien d'autre qu'une identité : les choses n'apparaissent jamais indépendamment de la conscience qu'on en a, car les choses sont conscience. Cet argument est certes emprunté au bouddhisme cittamâtra, mais ici, on ne dit pas que "tout est mental" (citta-mâtra), mais que "tout est conscience", car les cognitions - dont la collection est désignée par le terme "le mental" (citta, manas), ne pourrait rien connaître, ne pourrait rien manifester, ne pourrait rien créer - à l'instar d'une pierre ou d'une bûche - s'il n'était pas, en réalité, conscience. Pas de multiplicité sans unité. "C'est par l'Un que tous les êtres sont des êtres", dit Plotin. Mais, contrairement à Plotin, le Yogavâsishta et la Reconnaissance (c'est-à-dire le tantra non-duel, la tradition du Cœur), donnent des indications précises pour reconnaître la conscience :

"C'est dans la relation entre sujet et objet,
au centre, que l'essence concrète
du sujet (se révèle).
Ce sujet, ce voyant
n'est limité ni par le (pseudo)sujet,
ni par l'objet, ni par la cognition.
Voici l'ultime !" (III, 121, 53)

Ce verset fait écho au verset 106 du Vijnâna Bhairava Tantra.
Cependant, le point-clé de l'essence de la conscience comme désir semble bel et bien absent du Yogavâsishta, qui semble, sur ce point, se tenir résolument à l'écart de la tradition du tantra.




Symbole ineffable



La mystique est universelle, quoique exprimée par chaque individu d'une manière singulière. 
Proclus est l'un des plus grands, à la fois métaphysicien auteur d'un système d'une incroyable complexité, et mystique fidèle à l'esprit des Mystères.
Dans sa Théologie platonicienne, il décrit la plongée au centre de soi :

"Chaque être, en rentrant dans ce qu'il y a d'ineffable dans sa propre nature, découvre le symbole du Père de tout l'univers. Tous les êtres par nature le vénèrent  et, par le moyen de la marque mystique qui appartient à chacun, s'unissent à lui, en dépouillant leur propre nature et en mettant tout leur cœur à ne plus être que la marque de Dieu et ne plus participer que de Dieu, à cause du désir qu'ils ont de cette nature inconnaissable et de la source du Bien."

Proclus, Théologie platonicienne, II, 8, trad. Saffrey et Westerink

Tout y est... Dans chaque être se trouve l'empreinte de Dieu, la "fleur de l'intellect", l"un de l'âme". Cette fleur est le "symbole du Père" : le symbole, ce sont deux moitiés d'une poterie, brisée, qui sont ensuite réunis. Dans l'Antiquité, cela servait de signe de reconnaissance, de signature en quelque sorte. Nous portons en nous la signature du divin, sa moitié, qui aspire à être réunie à son autre moitié, comme le fragment au tout, comme la pièce du puzzle. "Tous les êtres par nature le vénèrent" : comme dans l'Upanishad et comme dans le shivaïsme du Cachemire - la tradition du Cœur - la vie est  désir du divin, que ce soit dans le souffle ou dans les autres gestes. Même sans le savoir, tout désir est désir de Dieu. En même temps qu'elle tend à l'universel, ce symbole est personnel, la "marque mystique appartient à chacun". La vie intérieure est à la fois universelle et personnelle.
Bien évidemment, tous ces thèmes seront repris par les mystiques chrétiens.

jeudi 17 mars 2016

Pourquoi la conscience est toujours désir




Sans conscience, rien. Et même ce "rien" est dans et par un acte de conscience qui le fait exister comme "rien". La conscience est l'immense existence qui pénètre jusqu'au néant, qui embrasse en son vaste sein le réel et l'imaginaire. 

Surtout, la conscience est synthèse, activité qui unifie, rassemble, met en relation les formes, les couleurs. Sans ce fond conscient, point de tableau, comme dit Abhinava


"L'étonnante diversité de l'univers n'apparaît que s'il existe un Maître suprême, qui est, par exigence, Lumière consciente, tout comme un tableau sur un fond (ou une toile).
En effet, si l'on prenait conscience (des choses) comme le bleu et le jaune, par exemple, isolément les unes des autres (nos) perceptions seraient enfermées dans leur objet propre, comme inertes, aveugles et sourdes au contenu des autres (perceptions), attendu que chaque chose reposerait (seulement) en soi-même."

Abhinavagoupta, Méditation sur la reconnaissance, II, p. 122

Ainsi, nous percevrions le jaune, mais seulement le jaune. Puis le bleu, mais seulement le bleu. Sans jamais parvenir à aucune perception d'ensemble. Dans le cas d'un tableau, nous ne verrions jamais l'image globale - le tableau - mais seulement des taches de couleurs, et encore...
Donc, pas de variété sans un fond unique.
Pas de dualité sans unité.

Mais ce "fond" n'est pas inerte par rapport aux choses. Il n'est pas non plus enfermé en lui-même. Il n'est pas condamnée à être soi, ou "le Soi". Sans quoi il serait aussi inerte qu'une chose matérielle. Non, ce fond est conscient, il est conscient des choses, il s'en avise. 
Or, ceci revient à dire que la conscience désire les choses. En fait, c'est elle-même qui se désire elle-même. Et c'est ainsi que, se désirant elle-même, elle devient les choses, tout en ne se réduisant à aucune d'entre elles. La conscience est donc désir d'agir, de se créer :

"Même si l'unité de la conscience est réelle,
l'action de deux choses isolées
chacune en sa manifestation
est impossible sans une conscience globale
de (leur) unité, et cette conscience
est un désir d'agir."

Outpaladeva, Stances sur la reconnaissance, II, 4 20 

Ce qui veut simplement dire ceci :
Si la conscience st sans désir, alors elle 'na rien à voir avec les choses. Mais alors, l'unité que l'on constate dans ces choses devient impossible, inexplicable : une forêt, une personne, une vie, une carotte... La conscience désire donc les choses, elle les crée en prenant conscience d'elle-même, elle els crée en se créant, elle se crée en les créant.
Car exister, c'est se faire exister,
c'est désirer se faire exister.

Et donc, désirer supprimer le désir, c'est désirer supprimer la conscience.
Contradiction qui fait partie intégrante du libre jeu créateur... 

mercredi 16 mars 2016

Sur le verset 137 du Vijnana Bhairava Tantra




Dans la version de Shivopâdhyâya, le verset 137 du Vijnâna Bhairava Tantra a :


āna prakāśaka sarvam, sarveṇātmā prakāśakaḥ.
evam ekasvabhāvatvāt, jñānaṃ jñeyaṃ vibhāvyate.

"Toute chose est manifestée par le sujet connaissant,
Et le Soi est manifesté par toute chose.
Ainsi, parce qu'ils ont une seule et même nature,
On réalise que le sujet et l'objet sont un."


Il est vrai que l'interprétation de ce verset par Shivopâdhyâya est un peu forcée, car elle interprète le second prakâshaka comme un terme passif, alors que, normalement, le suffixe -ka indique l'action de l'agent. Mais il invoque Pânini, III, 3, 113. Donc son interprétation semble légitime.



Mais Kshemarâdja, dans son commentaire aux Aphorismes de Shiva, III, 3, donne une autre version de ce même verset :


jñānaṃ prakāśakaṃ loke, ātmā caiva prakāśakaḥ.
anayorapṛthagbhāvāt, jñāne jñānī prakāśate.

"En ce monde, la connaissance est ce qui manifeste.
Et de même, le Soi est ce qui manifeste.
Parce qu'ils sont identiques,
c'est le sujet connaissant
qui se manifeste dans l'objet connu."

Cette dernière version, quoique non retenue (ou inconnue ?) de Shivopâdhyâya, me semble finalement plus claire.

La version de Shivopâdhyâya, bouddhiste, veut dire que le sujet et l'objet sont identiques.
La version de Kshemarâdja veut dire que toute chose est une manifestation de la conscience, qui est le Soi, Dieu.

Merci à Neus de m'avoir signalé cette autre version

mardi 15 mars 2016

Philosophie et mystique s'enrichissent



La philosophie et la mystique s'enrichissent mutuellement. 
Telle est l'opinion du grand philosophe et profond mystique
du Cachemire du IXè siècle, Outpaladeva :

"La vision des choses telles qu'elles sont
et l'immense fête de ton adoration
forment un couple 
qui se porte l'un l'autre,
un couple qui grandit 
sans cesse pour tes amoureux... "

Outpaladeva, La Collection des hymnes, XIII, 7

dimanche 13 mars 2016

Au moment où...




"Au moment où la création commence,
quand les formes variées,
telle une fresque merveilleuse,
se mettent en mouvement,
quand la béatitude puissante
qui est la nature de la conscience
s'ouvre en grand,
il y a un élan d'attention
qui est pure présence.
C'est le premier instant du désir."

Somânanda, La Vision de Dieu, I, 7b-8a


Transformée en Dieu



Le but de la vie intérieure chrétienne et le même que celui de la sagesse des Anciens : devenir Dieu. L'enseignement des mystiques chrétiens reprend celui des mystiques platoniciens, emploie son vocabulaire et ses expressions. 

Ceci est évident dans ces deux passages où Maur de l'Enfant-Jésus, un Carme du Grand Siècle, décrit l'état de perfection auquel on peut parvenir en cette vie :

"C'est ici où l'âme achève sa course, et qu'elle se repose dans la jouissance de sa fin, autant qu'on le peut en cette vie mortelle [expression typiquement hellénique], et qu'il n'y a plus rien à faire pour elle. il semble qu'il n'y a [alors] plus rien à dire pour nous. 
Car elle st toute transformée en Dieu, et sa volonté et toutes ses puissances lui sont tellement assujetties, et si parfaitement gouvernées par son Divin Esprit qu'on peut dire que véritablement c'est Dieu qui fait tout là-dedans, et que la créature est comme la main d'un enfant qui apprend à écrire, et qui n'a presque aucun mouvement que celui qu'elle reçoit de la main du maître. 
Ou bien elle est comme une eau fort belle et fort claire, sur laquelle le soleil darde très vivement ses rayons, et imprime si parfaitement en elle son image qu'on dirait que le soleil est véritablement en elle. Et de fait elle reluit de sa lumière, qui éblouit aussi bien les yeux comme si on regardait le corps du soleil."

Maur, Montée spirituelle, 8ème et ultime degré

Dans une autre description de la vie intérieure, Maur commence par ce même degré, le plus haut :

"Celui qui est, qui vit, qui aime, qui combat, qui meurt est infiniment éloigné de ce qui n'est point encore en notre façon de concevoir, et qui en vérité est par-dessus toute essence, toute vie, tout amour, par-dessus la guerre ou la paix, la mort où la vie."

Ce qui revient à dire que la vie intérieure est faite de cycles de morts (vides) et de renaissances (plénitude), mais que ces états opposés tendent à se fondre en un état ineffable. Maur chante ainsi cette condition qui dépasse l'entendement :

"Ô que la créature est heureuse qui peut entrer dans cet abîme divin, où étant parvenue au bout de tous ses plus généreux efforts, elle se perd enfin soi-même, elle se noie dans cette mer immense et se laisse engloutir à la vie et à l'action de Dieu même, pour ne jamais plus vivre à soi-même ni pour soi, mais étant devenue toute divine, n'être plus sujette ni au temps ni au changement, sans penser à n'être ni à n'être pas, ni à mourir ni à ne mourir pas, mais sans distinction d'aucune chose créée, se laisser agir et mouvoir du principe infini qui occupe toutes ses puissances si pleinement qu'il lui est presque impossible de vouloir, désirer ni goûter autre chose que Dieu infini, qui la ravit si fort hors d'elle-même en lui qu'on peut dire qu'elle n'est qu'une avec Dieu et que son action est l'action de Dieu même, qui vit en elle sans distinction ni dissemblance, en elle sans vue de créé et d'incréé, de fini ou infini !"

Maur, Communications divines, I

samedi 12 mars 2016

La Nuit divine

Lundi dernier était célébrée la nuit de Shiva.



Durant cette fête, les Cachemiriens adoraient un linga de terre cuite à cinq faces. Ses cinq faces symbolisent cinq aspects du féminin créateur, de la Shakti. Selon un maître cachemirien du XIXème siècle,

"On réalise la quintuple essence du Corps de conscience dans ce linga fait de terre :
Ses cinq faces sont les cinq éléments du corps :
D'abord l'espace, la résonance, 
la Souveraine de l'immensité céleste.
Puis, toujours auspicieuse, l'Energie du désir jaillissant, 
qui a le corps pour sanctuaire.
Puis la Déesse qui danse dans l'espace du centre, 
qui est vent, caresse et claire manifestation (de l'instant).
Puis la Souveraine qui dévore le Temps :
Elle est pareille à un champs de crémation.
Elle est la gardienne du Sanctuaire,
car elle protège le Sanctuaire de la félicité de la Lumière consciente
sous la forme d'un couple en rituel d'union.
Déesse qui oriente dans cet espace,
elle est ensuite les formes visibles,
la lumière, l'immensité flamboyante,
dégustation de chaque instant.
Puis, elle même embrassée par
la Déesse qui avale la Mort,
elle est l'eau, 
l'eau qui est fusion des fluides dans l'amour...
L'eau est aussi saveur.
L'union est la délectation dans laquelle 
chaque moment disparaît, tour à tour.
Le rituel est cette délectation
qui avale chaque instant.
Enfin, elle est les cinq éléments, le repos dans le royaume du Soi,
elle est ce corps
aux cinq aspects,
corps de conscience,
Lumière consciente ininterrompue."

Shivopâdhyâya, Le Secret de la nuit de Shiva, 89-96

La Nuit de Dieu est donc, dans cette tradition hyper-ésotérique, coeur du tantra non-duel, la vie intérieure même, la vie de la conscience, vie de toute vie. Elle engendre chaque instant et dévore chaque instant. mais elle dévore aussi la disparation des choses. Elle tue la Mort. Concrètement, ceci signifie qu'en vivant chaque instant comme s'il était le premier et le dernier, on accède paradoxalement à l'instant atemporel, éternel. C'est en acceptant pleinement le temps que l'on accède à l'éternel. En accueillant chaque instant dans une parfaite transparence, un silence absolu, chaque pensée retombe en l'immensité de la conscience, comme des flocons sur une pierre chaude. La clé de ce silence à l'unisson du bruit des pensées et de réaliser que les pensées disparaissent, sont englouties, instant après instant, dans le mystère béant de la présence.
En gras, j'ai indiqué les cinq phases de la danse du féminin créateur :
jaillissement, manifestation, dégustation, dégustation de cette dégustation (engloutissement du Temps, de la Mort), et repos.
Tel est le sens profond de la Nuit de Shiva.