vendredi 20 mai 2016

La tyrannie du ressenti, etc.



Ken Wilber vient de sortir un livre sur la méditation dans la perspective de sa philosophie, dite "intégrale", car elle veut honorer les vérités qui se trouvent dans chaque point de vue. Y-compris dans les sciences et les philosophies occidentales. En même temps, Wilber est assez habile et pédagogue pour ne pas froisser directement son public (New Age), et prend soin de dénoncer les limites de l'"intellect". 
Au final, ce livre est comme toujours très riche et mériterait d'être traduit.

A mon sens, sa principale qualité est de proposer des cartes et des repères, sur fond de Conscience. Et cette Conscience, il la pointe directement en reprenant les expériences et le vocabulaire de la Vision Sans Tête de Douglas Harding. Bonne nouvelle.

Mais son principal défaut, à mon humble avis toujours, est qu'il ne prend pas en compte le désir, la dimension affective de l'être, les émotions. Bien sûr, il parle des émotions, de la psychologie. Mais, quand il aborde l'éveil non-duel, il n'en parle qu'en termes de connaissance, et jamais en termes d'émotion. Pour lui, la seule porte vers la conscience non-duelle est l'exercice du Témoin : rester neutre face aux désirs et aux émotions, "enregistrer" ce qui surgit, et lâcher prise, dans une lumineuse indifférence. Donc il fait exactement ce que font le Védânta de Shankara et le néoadvaita : il réduit l'affectif au cognitif, le désir à un objet
Or, à mon sens, une émotion n'est pas un objet qui apparaît et disparaît dans la conscience neutre
Une émotion n'est pas un mouvement dans la conscience, mais bien un mouvement de la conscience. 
Et ça change tout. Car si l'on tient que les émotions et les désirs sont, comme le reste, des objets dans la conscience, comme des images sur un écran de cinéma, alors on se prive définitivement de comprendre la relation entre la conscience et désir, entre conscience et émotion. Et, comme selon le Védânta etc., le désir/émotion est souffrance, la souffrance est condamnée à rester un mystère, de même que le monde. Des apparences - dont des émotions - viennent se projeter sur l'écran impassible de la conscience. Mais d'où viennent ces images ? Selon le Védânta, il n'y a pas d'explication. Car ces images sont une illusion. Et donc, il n'y a, selon le Védânta, aucune relation entre la conscience et les objets - dont les désir/émotions -, entre contenu et contenu. Il n'y a qu'un rapport, disons, accidentel, comme entre un miroir et ses reflets : le miroir n'est pas l'agent des reflets, il n'en est pas le créateur, il ne les désire pas (ni ne les refuse), il s'en fiche. A vrai dire, le miroir est un parfait crétin, incapable d'entrer en relation avec quoi ou qui que ce soit... Et quand on dit que le miroir est cause des reflets, c'est nous, conscience libre et désirante, qui synthétisons le miroir et les reflets, qui, en eux mêmes, sont parfaitement étrangers l'un à l'autre. 

Quel rapport avec le projet de philosophie intégrale de Wilber, me demanderez-vous ? Celui-ci : Wilber veut expliquer le rapport entre le Fond sans forme d'une part, et les formes de l'autre. Mais, attaché pour je-ne-sais quelle raison à un paradigme védântique, il n'y parvient pas. Il connaît vaguement le Shivaïsme du Cachemire à travers le gourou génial (et génialement mégalomaniaque) Adi Da (alias Franklin Jones) mais, apparemment, sa curiosité n'a jamais été plus loin. Il ne connaît pas vraiment l'alternative tantrique. Et du coup, sa philosophie est dans une impasse. Le seul désir qu'il évoque ça et là, est l’Eros de Platon. Ce qui ne lui permet pas d'avancer au-delà des généralités à-la-Aurobindo. Autrement dit, Wilber reste très vague et flou sur le rapport entre la conscience et le monde. Il y a un désir, admet-il. Certes. Mais dès qu'il parle de la conscience non-duelle, il revient au dogme védântique selon lequel la conscience est sans désir, car elle ne manque de rien, car il n'y a rien en dehors d'elle. 
Or, s'il est vrai qu'il n'y a rien en dehors de la conscience, on ne voit pas pourquoi la conscience ne pourrait pas se désirer elle-même, ou désirer un aspect d'elle-même, vu qu'elle est douée d'une infinité d'aspects... En fait, on pourrait donner des centaines d'exemples où Wilber montre son désir - justement - de penser l'éveil personnel, l'incarnation, le désir de l'absolu, etc. Mais, à chaque fois qu'il revient à la non-dualité, il repasse en monde impersonnel, où le désir redevient un objet parmi d'autres. En ceci, Wilber est un exemple d'un problème qui frappe l'ensemble des "éveillés" néoadvaita : je vois qu'ils essaient de dépasser l'impersonnel, vers une non-dualité inclusive, mais sans vraiment y parvenir vraiment, faute de se débarrasser une bonne fois pour toute du modèle védântique.

Ah, et puis je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cet extrait, où Wilber décrit la mentalité postmoderne, relativiste et anti-intellectuelle (vu qu'il faut bien justifier le titre que j'ai choisi) :

"L'étape pluraliste [postmoderne, New Age], aussi nommée étape du 'moi susceptible', est connue pour accentuer les 'ressentis' plutôt que la pensée, qui est souvent diabolisée, de fait. L'intellect', et en particulier des choses comme la 'rationalité' ou la 'logique' sont, à cette étape, profondément suspectes, et l'accent porte sur 'se centrer dans le cœur' et être 'incarné', 'en résonance avec les ressentis'. Voilà pourquoi l'intelligence émotionnelle est tant célébrée, plutôt que l'intelligence cognitive. Les critiques Oranges [=de l'étape d'avant, moderne]... accusent les postmodernes de créer une 'République des Ressentis"... (p. 168)
Et ajouterai-je, de promouvoir l'avènement d'une tyrannie du ressenti.

De fait, la spiritualité aujourd'hui, c'est trois dogmes :
- "mes préjugés sont des intuitions divines"
- "mes ressentis sont la réalité"
- "mes caprices sont des messages de l'Univers" ou du Féminin Sacré, ou de ce que vous voudrez...
Le paradigme, ici, est celui de la soirée Sex Toys. Une mixture étrange de philosophie impersonnelle et de philosophie Sex Toys, voilà le néoadvaita (les "satsangs", etc.). Et une bonne partie du néotantra.

Le New Age, pour faire court, est une sacralisation de l'égoïsme infantile. Entendre des discours impersonnels dans la bouche des chantres du développement personnel est une délicatesse de fin gourmet.

Tout ça est très intéressant.

Bon weekend :)

2 commentaires:

  1. Bonjour David,

    Tu écris :
    "Bien sûr, il parle des émotions, de la psychologie. Mais, quand il aborde l'éveil non-duel, il n'en parle qu'en termes de connaissance, et jamais en termes d'émotion."

    En psychologie (en général), l'émotion est conçue comme un sous produit de la représentation elle même sous produit du désir. Pour caricaturer: si je désire être aimé et que je "pense" que mon voisin m'aime alors je l'aime. L'émotion viendrait ensuite en boucle influer sur le désir et la représentation. La dessus je vois assez peu de différences entre psychanalystes et cognitivistes. Christophe André par exemple vient du cognitivisme et les TAE s'inscrivent encore dans cette logique (3ième vague).

    Il y a bien des tentatives pour distinguer "sujet", "individu", "égo" et leurs relations avec désirs et émotions mais de mon point de vu elles sont cafouilleuses.

    ex : "Selon Chemama et Vandermersch, le sujet s'identifie en psychanalyse dans l’inconscient dès lors qu'il y a désir, on parle alors de sujet du désir. Il est à distinguer tant de l’individu biologique que du sujet en son sens philosophique, il n'est pas non plus le moi au sens de Freud, et pas le pronom personnel, le je grammatical, et bien qu'il soit un effet du langage, il n’en est pas un élément, il « "ex-siste" (se tient hors) au prix d'une perte, la castration »." source Wiki

    Ainsi l'identification restrictive de la conscience au "corps-mental" dans la théorie non duelle peut être rapprochée de la castration en psychanalyse (coupure / séparation).

    Au bilan Wilber semble d'accord avec la majorité des psy : désirs et émotions sont mouvements dans la conscience. Mais n'est-ce pas un "moment pédagogique" visant la réalisation qu'il sont en fait mouvement de la conscience ?

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  2. Mouvement de la conscience, ou mouvement dans la conscience, peu importe
    Chaque mouvement est un mouvement de la conscience dans la conscience elle même, une occasion, à chaque fois, pour la conscience de se connaitre elle même par elle même
    Pour me connaître, il me faut un support; chaque occasion, instant après instant, est une occasion unique, sans cesse renouvellée, de connaissance de moi même

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