mercredi 15 juin 2016

Bhakti et non-dualité

L'amour et la connaissance sont-ils compatibles ?



Pour Shankara, seule la connaissance mène à la délivrance, conçue comme isolement absolu de toute expérience, conscience pure, vidée de tout contenu, de toute affection. De même, le Sâmkhya aspire au détachement radical, tandis que cette variante du Sâmkhya qu'est le yoga de Patanjali idéalise "la suppression des émotions". Il y est certes question d'abandon à Dieu, comme d'un adjuvant, mais d'amour, nulle part...
A l'opposé, certains adeptes de Krishna ne jurent que par l'amour divin (bhakti), la participation pleine et entière au jeu divin, à sa délectation sans fin. Pour eux, comme pour ceux qui, aujourd'hui, idolâtrent le ressenti, l'énergie ou les vibrations, la connaissance est "intellectuelle", c'est-à-dire vaine, superficielle, trompeuse, indigne d'intérêt. 

Ici encore, la vison de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) me semble la plus équilibrée et la plus profonde. 
L'amour y est reconnu comme connaissance, et la connaissance est une sorte d'amour. Finalement, ils sont inséparables comme Dieu et la Déesse, Shiva et Shakti. Ainsi Outpaladéva, le grand philosophe de la Reconnaissance, est aussi un grand amoureux du divin, dont l'ardeur s'est épanchée dans des centaines de versets magnifiques.

Après les invasions islamiques, l'amour divin s'est de plus en plus séparé de la connaissance de la non-dualité, jusqu'à devenir un problème insoluble, un dilemme incontournable. Râmakrishna dira ainsi qu'il préfère être celui qui savoure le sucre (l'amoureux), plutôt qu'être le sucre (le savant non-dualiste). Comme si l'un interdisait l'autre... Alors que tout le message de la Reconnaissance est justement que la conscience se savoure elle-même en un miracle vertigineux et brûlant dont nos expériences sont comme autant de reliques plus ou moins tièdes.

Un beau texte de cette époque où l'amour divin apparaît comme séparé de la connaissance est le Nâradabhaktisûtra, Les Aphorismes de Nârada sur l'amour divin. En voici quelques extraits :

"L'amour divin est un amour suprême pour le Mystère" (kasmai) 1

"Il est nectar d'immortalité" 2

"Quand on l'a connu, on devient fou, pétrifié, on se délecte en soi-même" 6

"L'amour divin est l'offrande de tous nos actes dans sa présence, être absolument possédé (d'elle)" 19

"L'essence de l'amour est ineffable, comme la délectation d'un muet" 51, 52

"L'amour est plus aisé que les autres (voies), car l'amour n'a pas besoin d'autre preuve, il est sa propre preuve." 58, 59

Or, ceci est aussi la voie du tantra non-duel, de la tradition du Cœur (kula).
Dans le tantra (différent du néotantra) en effet, on distingue l'approche tantrique, fondée sur le rituel et les techniques du yoga ; et l'approche du Cœur (kaula), nourrie par l'amour divin (bhakti) et l'émotion (bhâva). C'est un chemin obscur et lumineux à la fois, où l'on apprend à tout donner pour tout recevoir. Comme une dame l'a chanté sous d'autres cieux, mais à la même époque :

"Qui donne tout à l'amour
en éprouve grande merveille ;
l'âme adhère dans l'unité
au clair Objet qu'elle contemple,
puisant par l'artère secrète
à cette fontaine secrète  où l'Amour
enivre les cœurs étonnés 
de sa divine violence.
C'est chose familière au sage,
nulle étranger ne la découvre. 

Hadewij d'Anvers, Poèmes, XII



2 commentaires:

  1. Mon cher David, Pourquoi toujours opposer les choses ? Pourquoi tant de rejets ? Et puis, notre condition d’êtres incarnés fait que nous sommes des êtres de Cœur, si nous sommes nourris par le soleil comme le dit si bien Ramana Maharshi. Ceci n’est pas une abstraction ni une théorie. Il n’y a pas le Cœur d’une part et le mental d’autre part.
    « Le cœur a une valeur plus éminente que le mental, car il est la « demeure terrestre » de l’âtman-brahman. (…) Si le renonçant doit cultiver pour lui-même l’indifférence au plaisir et au déplaisir, en revanche il a le cœur chaud et lumineux, rayonnant d’amour pour les autres dont il souhaite ardemment la délivrance ». Textes choisis de Ramana Maharshi par Ysé Tardan Masquelier, éd. point Sagesse, 2010, p 34
    « Le Soi est le Cœur. Le Cœur est lumineux par lui-même. La lumière s'élève du Cœur puis atteint le cerveau qui est le siège du mental. Le monde est perçu par le mental, c’est à dire grâce à la lumière réfléchie du Soi. Le monde est donc perçu à l’aide du mental. Quand le mental est éclairé, il n’est pas conscient du monde. Si le mental est tourné vers l’intérieur, vers la source de lumière, la connaissance objective cesse et seul le Soi resplendit en tant que Cœur.
    La lune luit grâce à la lumière réfléchie du soleil. Lorsque le soleil se couche, la lune devient utile pour révéler l’existence des objets. Lorsque le soleil se lève, personne n’a plus besoin de la lune, bien que son disque pâle reste encore visible dans le ciel.
    Il en va de même pour le mental et le Cœur. Le mental est utile en raison de la lumière qui s’y réfléchit, ce qui permet de voir les objets. Lorsque qu’il est tourné vers l’intérieur, la source de son illumination resplendit par elle-même et le mental pâlit et ne sert plus à rien, comme la lune en plein jour. »
    L’enseignement de Ramana Maharshi, trad. Eléonore Braitenberg, Paris, Albin Michel 2005, p 172.

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  2. Oui chère Shivette, c'est exactement ce que je dis. Transcender et inclure.
    Par contre, je ne vois pas en quoi les deux citations attribuées à Ramana apportent de l'eau à ce (beau) moulin ? Le "mental" y est décrit comme un simple instrument qui finit par devenir inutile. Mais disons que Ramana est un cas limite. Je ne sais pas s'il a jamais réussi à réconcilier bhakti et jnâna. Il les a toujours présenté comme deux voies distinctes.

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