mardi 10 janvier 2017

La Salutation au Soleil : pratique ancienne, ou invention récente ?

Le 21 juin dernier, jour du solstice d'été, les Terriens ébahis ont pu voir le Premier Ministre de l'Inde, avec des milliers de personnes, pratiquer le yoga sur l'équivalent des Champs-Elysées à New Delhi. Durant cette séance, il montra notamment la Salutation au Soleil (sûrya-namaskâra), l'une des séquences posturales de yoga les plus diffusées dans le monde. Quand j'était petit, ma tante m'en parlait déjà quand elle pratiquait l'été, dans un pâturage alpin, à demi nue. C'est dire.



Or, une controverse fait rage autour de cette Salutation.

Selon certains historiens contemporains comme le yogi (Sir) James Mallinson, la Salutation est une invention récente, dont on ne trouve pas trace avant les années 1920. La plus ancienne mention écrite se trouverait dans le commentaire Jyotsnâ de la célèbre Hathayogapradîpikâ, commentaire datant du XIXè siècle. Donc assez récent. Selon ces historiens, la pratique de la Salutation (namas-kâra, litt. "faire salut") existait certes depuis des millénaires (on la trouve dans le Mahâbhârata, etc.), mais sans la séquence des douze postures, avec, par exemple, la posture du "chien tête en bas" (ma favorite), nommée "posture de la montagne" dans l'Ecole du Bihar. Et donc, toujours selon ces historiens, cette pratique serait apparue sous l'influence du nationalisme indien naissant, au début du XXè siècle, sous la forme d'un mélange entre l'ancien et vénérable rituel de la Salutation avec des mouvements de gymnastique tout droit venus de l'armée anglaise. Evidemment, c'est moins exotique que ce que dit l'Ecole de Mysore (dans le Sud de l'Inde, là où il y a plein de belles yoginis détoxées), dont le fondateur, Krishnamâtchârya, prétend se fonder sur des textes anciens en sanskrit, dont il donne la liste. Ensuite, la première trace écrite de la Salutation telle que nous la connaissons apparaît dans un livre publié en 1928 par un petit râdja du Mahârâshtra. Puis Krishnamâtchârya aurait intégré cette séquence. Et enfin, à travers ses élèves et des gens comme Madonna, la Salutation serait devenue l'emblème du yoga que nous connaissons aujourd'hui. Simple.
Selon ces historiens donc, il existait bien des Salutations, mais sans postures et sans rapport avec le yoga. Cette position est résumée dans cet article (en anglais bien sûr).

A l'opposé, selon les tenant de l'hindouisme comme "Dharma Éternel", la Salutation serait bien une pratique millénaire. Selon eux, les yogis pratiquaient déjà la posture du chien tête-en-bas sur les rives de l'Indus, il y a 5000. Ou 50000. On ne sait plus trop. Mais ils n'ont pas de preuves. Jusqu'à ce qu'un américain (qui d'autre ?), Christopher Tompkins affirme, récemment, avoir trouvé des preuves. Il suffit, dit-il, de lire les tantras, cette vaste littérature qui a fleurit entre le VIè et le XVIè siècle (en très gros). Autrement dit, le tantra serait le "chaînon manquant" entre les (sinistres) Yoga-sûtra de Patanjali, et la Hatha-yoga-pradîpikâ. Il suffisait de regarder...

Que dire de ces deux positions ?
D'un côté, les historiens ont sans doute négligé les sources tantriques. En lisant les (très riches) articles de James Mallinson, j'ai toujours été frappé par cette négligeance, relative toutefois. Mais il est vari qu'il ne mentionne guère les tantras, dont presque tous contiennent pourtant des instructions pour la pratique du yoga. Aujourd'hui, il défend la thèse selon laquelle le hatha-yoga serait d'origine bouddhiste. Mais il ne mentionne toujours pas les tantras. Il est pourtant indubitable qu'il y a du yoga dans les tantras. Dans certains tantras, c'est même le thème principal. Si je cherche "yog-" dans la base  de donnée de textes tantriques de Muktabodha (pas scientifique selon ces historiens, mais là aussi, ils jugent à l'emporte-pièce), je trouve... tout ça ! Des milliers d’occurrence. Les historiens répondraient sans doute que cela ne prouve pas que la Salutation au Soleil en fait partie. C'est vrai. Et que les Salutation (nombreuses aussi) que l'on trouve dans les tantras n'ont rien à voir avec le yoga. Ça, c'est déjà moins vrai. Un exemple, dans le Sarvollâsa Tantra est cité le Nârâyanî Tantra, qui dit (p. 156):

urasā śirasā devi vacasā manasā dṛśā |
pañcāṅgena nameddevaṃ devatā layabhāgbhavet 

Déesse !
Le (yogi) doit saluer Dieu
avec la poitrine, la tête, la parole, 
l'esprit et le regard,
(c'est-à-dire) avec cinq membres (du corps).
(Alors, le yogi) fera l'expérience
de la dissolution dans la divinité.

Cette "dissolution" (laya) est le but du yoga. 
Ou l'un de ses objectifs. En tous les cas, c'est l'un des termes 
typiques du yoga kaula, l'un des courants du tantra.
Alors, sauf à dire que le yoga kaula n'est pas du yoga,
il faut admettre que, dans certains tantras au moins, il y a bien 
quelque chose comme un lien entre Salutation et yoga.
Dire que la Salutation est toujours du pur rituel, sous-entendu "mécanique", 
sans intériorité et sans rapport avec le yoga, 
est un peu exagéré.

D'un autre côté, ce chercheur indépendant qui prétend avoir trouvé plein 
de Salutations au Soleil dans les tantras
n'apporte aucun exemple. Ceux qu'il donne dans cet appendice
ne sont que des Salutations, sans aucune posture de yoga intégrée.
Il affirme que le mot danda-vat désigne une séquence (vinyâsa)
de postures. Mais il ne donne aucun exemple. Et danda-vat signifie
simplement "comme un bâton", car on se prosterne à terre "comme un bâton"
(on trouve plein d'expressions du genre "dandavat bhuvi pranamya).
En revanche, il a raison de noter qu'il y a un lien entre Salutation 
et mantras. Plusieurs sources mentionnent les bîjas hrâm, hrîm, hrom, etc.,
que l'on retrouve dans les mantras enseignés aujourd'hui 
par Srivatsa Ramaswamy, un élève de Krishnamâtchârya.
On peut l'entendre sur cette vidéo, avec les mantras associés 
aux douze postures de la Salutation, aux douze mois de l'année, aux chakras, etc. :


Mais si l'on trouve bien ces mantras dans des tantras (et c'est bien normal !),
on ne trouve pas qu'ils y soient associés
à des postures. Les chercheurs indépendant affirme que l'expression
shad-anga-nyâsa désigne une séquence de six postures, la moitié
de la Salutation. Sauf qu'a priori, et jusqu'à preuve du contraire,
il ne s'agit pas ici de poser des parties du corps (anga) sur le sol,
mais d'imposer des Mantras sur des parties du corps (anga) !

Donc, en résumé : 
Krishnâtchârya s'est inspiré des Salutations rituelles
(et complexes) que l'on trouve dans les tantras 
accompagnées de Mantras,
mais les postures viennent d'ailleurs. 
Jusqu'à preuve du contraire, 
on ne trouve pas cette séquence de douze postures
dans aucun tantras. Mais je vais chercher...



Je dois ajouter que je suis étonné par la véhémence de cette controverse.
D'un côté, le chercheur indépendant accuse les historiens d'être
des "Occidentaux" qui veulent détruire la culture indienne.
Accusation dangereuse, raciste (de ce racisme anti-occidental devenu courant) 
et, pour tout dire, infâme. De l'autre, les historiens patentés
n'hésitent pas à s'attaquer à la personne de ce chercheur indépendant,
au lieu de livre tranquillement leurs arguments.
C'est qu'à mon avis, ni l'indologie, ni la philologie, ni l'histoire 
ne sont des sciences au sens strict. La méthode des sciences de la nature
ne peut s'appliquer à leur objet. Ce sont des "sciences", 
si l'on veut, mais fort spéculatives. 
Quand l'un de ces "scientifiques" accuse un autre
de "spéculer", on a donc bien le droit de sourire un peu...
Mais il est vrai que la rigueur est importante, et ce chercheur indépendant 
en manque, un peu comme votre serviteur :)

Bon, finissons-on en à présent en en venant à la question
que vous vous posez tous (si vous êtes encore là) :
Quel est l'intérêt de cette controverse ?
A quoi bon savoir si la Salutation est ancienne
ou a été inventée par Tartempion avant-hier ?
En soi, il est vrai que l'intérêt est faible.
Non, le vrai enjeu est ailleurs :
Qu'en est-il du yoga dans les tantras ?
Je crois que le grand mérite de cette polémique 
est d'avoir attiré l'attention sur les tantras 
comme source de connaissance du yoga.
Source négligée s'il en est. Regardez ce qui se passe
dans les formations de professeurs : on vante les Yoga-sûtras,
on lit un peu la Hatha-yoga-pradîpikâ, 
comme s'il ne s'était rien passé durant le millénaire
qui sépare ces deux textes !
En tous les cas, c'est ce qui m'intéresse.
Depuis quelques années, je lis les tantras accessibles,
et je trouve tant de trésors ! Voilà ce qui me semble
essentiel et digne d'être partagé.

En attendant, salutations au... soleil.
Ou plutôt, sous la pluie.



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