lundi 7 août 2017

Le Jeu de la conscience - II

Suite du Jeu de la conscience (Bodha-vilâsa) attribué à Kshémarâdja. 
Nous avons vu que la source et la substance de toutes choses est l'Expérience, la Réalisation de "quelqu'un" (ko'pi en sanskrit) qui se voile et se dévoile à soi. 
La raison d'être de la dualité, de la séparation, des "croyances", du "mental" ou de l'individualité comme on dit parfois, est le dévoilement. Mais le dévoilement de quoi, de qui ? Et d'où vient la dualité, la manifestation ? Le sage répond :

La conscience est absolument libre et indépendante.
On la définit comme cause de toutes choses.
Mais quand (sa) liberté absolue est (re)connue,

on dit qu'elle est la réalisation (universelle). 2



Ce "quelqu'un" mystérieux qui vit en chacun de nous est simplement conscience. C'est son essence la plus intime.
Mais qu'est-ce que la conscience ?
On la compare souvent à une lumière,
à un miroir, à l'espace.
Mais est-elle un Témoin impassible
devant qui danserait la Manifestation,
identifiée à la Shakti ?
Non. La conscience est tout le contraire de l'impassibilité.
Elle est la sensibilité même,
le dynamisme, le mouvement.
Comprenons : la conscience n'est pas immobile face aux mouvements du mental.
Bien plutôt, elle est mouvement pur,
vitesse infinie.
Le mental est un mouvement ralenti,
une conscience endormie, figée dans des habitudes.
Ici, l'éveil est le réveil de la conscience,
qui revient en elle-même,
à son Acte pur.
L'éveil n'est pas la disparition du "moi",
mais son assouplissement,
sa souplesse, son élargissement,
son retour à la fluidité.
Un "éveillé" n'est pas sans personnalité,
mais elle est plus souple.
Elle s'identifie, mais librement.
Car, comme dit notre verset, 
être conscience c'est être libre,
c'est-à-dire ne dépendre de rien.
La conscience n'est pas altérée par l'altérité,
elle reste elle-même
tout en se transformant en l'Autre.
Mais elle n'est pas non plus enfermée en elle-même.
Le Soi n'est pas une substance statique,
mais un Acte perpétuel de réalisation
qui joue à être l'Autre, qui devient l'Autre,
sans se perdre.
Telle est la non-dualité :
ni séparation, ni pure unité figée en elle-même,
mais mouvement vers l'Autre,
qui est soi transformé en Autre,
pour le reprendre en Soi,
et ainsi de suite,
à l'infini, 
pour l'éternité...
en une vibration immobile,
une danse imprévisible.
La liberté, c'est "ne pas être confiné seulement en soi-même",
dit Abhinava Goupta.
C'est la clé.
Autrement, on tombe dans la non-dualité du Védânta,
qui est en réalité le dualisme du Sâmkhya, une philosophie indienne célèbre, basée sur le schéma
conscience immobile/manifestation mobile,
Témoin impassible face à la "danseuse", Mâyâ.
Il existe même des traditions tantriques qui prennent
ce modèle pour le fin mot du Tantra.
Homme immobile, face à femme mouvante.
Mais ici, c'est différent.
Dieu est "quelqu'un" qui se manifeste.
Illusoirement ? Face à soi ?
Non.
Plutôt en prenant conscience de soi.
Pour Dieu, créer, c'est se réaliser soi-même,
prendre conscience de soi,
"se prendre pour".
Et ce pouvoir d'identification,
d'être toujours "conscience DE"
et jamais simple conscience,
c'est la Déesse, pouvoirs infinis,
mais dont l'essence est le pouvoir 
de prendre conscience, de
"se réaliser comme".
C'est ainsi que chaque instant jaillit,
unique, 
réalisation singulière
des infinis possibilités,
vague dans l'océan sans limites
du Mystère, de "quelqu'un" (ko'pi).
Voilà pourquoi on dit que la conscience est
"cause de toutes choses",
des univers innombrables.
Dans cette extase, le couple divin
de l'Être (Dieu) qui prend conscience de (Déesse) soi,
la conscience de l'unité pure
fait place à la conscience de la différence,
des différences,
jusqu'à la séparation et à l'oubli de l'unité.
Tout est soi.
Mais nous en venons à croire que tout est autre,
nous prenant au jeu
si fortement que nous oublions.
Pourquoi cet esclavage ?
Réponse radicale :
parce que nous (Dieu) sommes libres (Déesse).
Nous sommes tout-puissants.
Donc joueurs.
Or, pour jouer,
il faut se prendre au jeu,
au sérieux du jeu.
Faut-il fuir ?
Non.
Où ?
La clé est de passer de la conscience de la dualité
à la conscience de l'unité,
puis à la conscience de la dualité
sur fond d'unité.
Car unité et dualité sont compatibles :
c'est une autre différence importante avec le Védânta.
Unité et dualité sont compatibles
dans la conscience,
libre et souveraine.
Quand donc la conscience se reconnait,
quand elle reconnait dans le flot de l'expérience
le jeu de sa liberté absolu,
de son pouvoir de réaliser l'impossible, 
c'est la "réalisation".
Ainsi, le mental est à la fois le problème
et la solution.
Quand on pense mal, sur la base de croyances erronées,
on est esclave.
Quand on pense bien, sur la base de notre croyance
la plus intime, et en examinant directement ce qui se présente,
on est libre.
Il n'est pas nécessaire de supprimer le mental et les émotions, contrairement à ce que prône Patanjali,
mais il faut juste que la conscience se réveille,
aille jusqu'au bout de son mouvement,
reconnaisse que tout ceci est extase,
extase créatrice, réalisation de soi,
jeu, mouvement infini
de soi avec soi.
Et alors tout est accompli : 
c'est la "réalisation universelle",
le dévoilement, la raison d'être de toute expérience,
de toute pensée. 
Tout pour le vertige.  

3 commentaires:

  1. Belle traduction et bon commentaire ,il ne manque que le texte sanscrit pour rester dans la lignée des textes de la tradition. Merci.

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  2. Il y a une coquille.
    Il est écrit :
    "Pour Dieu, créé, c'est se réaliser soi-même"
    Ce qui voulait être dit c'est :
    Pour Dieu, créer c'est se réaliser soi-même.

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  3. Merci Renaud.
    Le sanskrit :
    http://gretil.sub.uni-goettingen.de/gretil/1_sanskr/6_sastra/3_phil/saiva/ksembodhv_u.htm

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