lundi 30 octobre 2017

Non-dualité inclusive et exclusive - suite

Beaucoup de gens croient encore
que la forme la plus pure et la plus radicale de non-dualisme
est celle de Shankara, basée sur son interprétation des Oupanishads.



Le non-dualisme de Shankara est traditionnellement appelé
"non-dualité exclusive" (kevala-advaita) ou par abstraction,
par exclusion de tout ce qui semble changer ;
de sorte que le monde n'existe pas, selon Shankara. 
En effet, contrairement à ce que l'on entend souvent,
il n'y a pas unité du monde et de la conscience dans cette vision.
Quand Shankara affirme que "le monde est l'absolu", cela signifie pour lui
que le monde n'existe pas, et que donc seul l'absolu est
On parvient donc à la réalisation de l'unité 
par exclusion du monde, de la dualité, de la vie, de la nature, du corps.
Pour Shankara, dire que "tout est l'absolu" est comme dire
que "le serpent est la corde" : il n'y a pas de conscience de l'unité
du serpent et de la corde ; le serpent est la corde simplement au sens
où le serpent n'existe pas. Il n'y a que la corde. 
De plus, la conscience de la corde exclut la conscience, ou l'apparence,
du serpent. Ces deux expériences se contredisent.
On ne peut percevoir les deux à la fois.
Voir la corde, c'est détruire le serpent.
Impossible, selon Shankara, de faire l'expérience du serpent
comme la glorieuse manifestation de la corde.
Dans sa tradition, on ne trouvera point de célébration
du monde, de la nature, de la vie, du corps, de la femme...
La réalisation de l'absolu est la mort de tout le reste.
Pas de place pour un Autre, pour une relation quelconque.
Donc pas d'amour non plus, pas de désir.
L'absolu seulement (c'est le sens du qualificatif sanskrit kevala).
En un sens, ce non-dualisme reste profondément dualiste.
L'unité absolue exclu la dualité.
La racine de ce dualisme se situe, à mon avis, 
dans l'idée que Shankara se fait du rapport entre les opposés.
Shankara pensée à l'intérieur d'une logique du "ou bien... ou bien...".
A de nombreuse reprises, lui et son disciple Sureshvara
affirment que "la lumière et les ténèbres sont incompatibles".
Ils n'envisagent pas la conscience ou l'absolu
comme quelque chose qui pourrait tenir ensemble les contraires.
Alors que dans d'autres doctrines non-dualistes (comme la Reconnaissance),
on pense dans une logique du "à la fois X et non-X".
Abhinava Goupta, par exemple, déclare à plusieurs reprises
que le propre de la conscience est justement de pouvoir embrasser
en elle-même les contraires, comme le feu et l'eau.
Il ajoute que "même les enfants le savent".

Du coups, en pratique, dans son incarnation,
le non-dualisme de Shankara est très dualiste.
Il prône l'abandon de la vie. 
Pas de femme. Ni d'homme, du reste. Mais plutôt des hommes. De la caste supérieure. L'élite. 
De plus, même la vie du moine solitaire "renonçant", 
mort au monde (il a laissé sa femme et ses enfants à leur sort) 
est perçue comme "un reste d'ignorance" (avidyâ-lesha).
Au fond, pour Shankara, il n'y a pas vraiment de "délivrance en cette vie même" (jîvan-mukti).
Comme le Yoga de Patanjali et le Sâmkhya, il prône une destruction du corps et de l'âme,
une table rase totale, au profit d'un absolu impersonnel qui ne se distingue guère,
en pratique, du néant de la mort tel qu'imaginé par le citoyen lambda.

Or, ce rejet du monde et de la vie se retrouve jusque
dans les non-dualismes contemporains,
inspirés, consciemment ou non, par la philosophie de Shankara.
Juste un exemple, parmi d'autres, une citation de Nisargadatta Mahârâja :

"Pour un jnâni [= quelqu'un qui a réalisé l'absolu, un "éveillé"], quel profit d'aucune sorte à exister dans le monde ne serait-ce qu'une minute de plus ?
La seule chose qui serait belle [nice] serait que le souffle vital
parte tranquillement sans faire d'histoires..." (The Ultimate Medicine, p. 128)

Youpi. Quelle joie débordante. 

On me répondra que si l'on renonce à fond, à tout et sans rien laisser,
s'il n'y a plus de "moi" d'aucune sorte, alors le monde demeure présent à l'état pur,
nu, dépouillé du filtre des concepts, et qu'il apparaît alors avec une clarté, une beauté,
une luminosité, une netteté ineffable. C'est vrai. Quand le silence intérieur se fait,
tout brille, d'une manière que seule l'art et la poésie peuvent évoquer.
Le problème, c'est que la tradition de Shankara ne dit pas cela.
Trouvez-moi chez Shankara (ou chez Nisargadatta) ces célébrations de la vie
divine que l'on trouve chez Abhinava Goupta, chez un Râmakrishna
ou même chez les mystiques chrétiens ou soufis... 
Pas facile, n'est-ce pas ?
Pourquoi ? Parce que, malgré qu'ils affirment être "libre des concepts",
ils sont de fait prisonniers de concepts qui les empêchent de vivre pleinement.
Même si, au fond, ils vivent la même expérience,
au sens où le divin s'offre pleinement à chacun, à chaque instant.
Mais la reconnaître pleinement ou pas,
cela a le pouvoir de transformer cette même expérience,
comme un prince qui reconnaît soudain 
le visage de sa princesse dans une foule.

Il y a donc une différence substantielle entre les non-dualités
exclusive et inclusive. 


dimanche 29 octobre 2017

Un regard simple

L'éveil spirituel est simple.
Simplement merveilleux...
mais simple.
Accessible.
Disponible.

En langage théiste, l'éveil consiste simplement
à se tourner vers Dieu, à se mettre en sa présence.
Dans la nudité intérieure,
sans savoir.


Comme dit Rüsbroeck, un chanoine belge du XIVe siècle :

Par-dessus tout, si nous voulons savourer Dieu 
et sentir en nous la vie éternelle,
il nous faut entrer en Dieu par la foi, 
au-delà de la raison, et y demeurer, simples, désoeuvrés,
désaffectés de toute image,  
élevés grâce à l'amour dans la nudité béante de notre pensée.
Car lorsque, dans l'amour, nous trépassons au-delà
de toute chose et mourons à tout examen rationnel
pour entrer dans la nescience et les ténèbres,
nous sommes travaillés et transformés par le Verbe éternel,
qui est l'image du Père.
Dans la désaffection de notre esprit,
nous recevons la clarté insaisissable 
qui nous étreint et nous irradie,
comme la clarté du soleil irradie l'air.
Cette clarté n'est autre que le regard fixe et la contemplation qui sont sans fond.
Nous fixons du regard ce que nous sommes,
et nous sommes ce que nous fixons.
Car notre pensée, notre vie et notre essence
sont élevées et unies, en simplicité,
à la vérité qui est Dieu.
C'est pourquoi, dans ce regard simple,
nous sommes une seule vie 
et un seul esprit avec Dieu.

(La Pierre brillante, trad. André Louf, p. 80)

On dira que cette "simplicité" n'est pas synonyme de "facilité".
Mais en fait, si.
A condition d'avoir l'audace.
Ce qui revient, ici,
à être humble, modeste, direct, franc, vrai.
Sans prétendre, sans attendre,
juste une ouverture
franche.

L'importance de la conscience

Pourquoi ne pas se contenter de pointer notre nature véritable
en disant qu'elle est vide ?
Pourquoi faudrait-il décrire, en plus, qu'elle est conscience
lumineuse, dynamique et capable de penser et de sentir ?



Le maître zen coréen Djinül répond dans ses Extraits de la Collection du Dharma,
oeuvre fascinante dans laquelle il reprend, de façon critique,
la critique des écoles zen formulée par le chinois Zongmi.
Celui-ci avait essayé de montrer pourquoi  l'école de Heze Shenhui
était la plus riche dans sa pédagogie, 
justement parce qu'elle évite deux écueils :
- d'un côté, celui de décrire notre essence comme un simple vide,
une négation.
- de l'autre, celui d'identifier notre essence aux passions et aux manifestations de la conscience.
L'idéal, dans la mesure du possible, est de pointer la conscience (知, jnâna), calme et lumineuse.
C'est ce qu'essaie de faire passer Djinül dans ce passage où on lui demande justement pourquoi
ne pas s'en tenir à un discours négatif - pourquoi parler en plus d'une conscience lumineuse ? :

Ces exemples (que vous avez donné) sont négatifs. 
Ils ne visent pas à pointer l'essence de l'esprit.
Si je ne pointais pas que la conscience ininterrompue, limpide
et présente en cet instant, est votre esprit, qu'est-ce donc qui serait 
'non né', 'sans concepts', etc. ?

Autrement dit, les discours négatifs décrivent,
de manière indirecte et incomplète, la conscience.
Mais notre essence n'est pas un "néant vide", comme dit Djinül plus loin.
Elle est une "conscience qui embrasse toute chose".
"Vide, calme, conscient" sont trois terme indispensables,
qui se corrigent mutuellement, en quelque sorte.

Ces passages, je ne les ai pas traduits du coréen,
mais de l'anglais, plus précisément de l'excellent livre
de Buswell Tracing Back the Radiance.

Manifestement, on retrouve les mêmes problèmes, 
les mêmes solutions et les mêmes arguments principaux
à travers les temps et les lieux.

Infiniment infini

Saint-Sulpice n'est pas seulement le nom d'une église parisienne
à l'esthétique un peu lourde.
C'est aussi le nom d'une organisation catholique fondée par Jean-Jacques Olier
au XVIIe siècle.
Il fut animé par une vie intérieure intense,
manifestée notamment dans une écriture abondante.



Voici un passage, publié il y a quelques années, où 
Olier propose une méditation sur les attributs divins en nous,
une pratique intermédiaire entre la méditation mentale
et la contemplation silencieuse :

L'éternité est une infinité de Dieu ;
l'immensité en est une autre.
La connaissance et l'amour en sont d'autres.
Tout est infini en Dieu,
et Dieu de la sorte est infiniment infini,
parce que Dieu a en lui des qualités et des perfections
qui sont infinies en nombre (et plus que les grains de sable de la mer),
quoique pourtant nous n'en voyions qu'un certain nombre
qui se compte par les théologiens.
Dieu a donc en lui des perfections et qualités divines et adorables
qui sont infinies en nombre, et, outre cela,
chacune de ses perfections est infinie.
C'est tout de même que s'il y avait un soleil infini,
dont les rayons fussent infinis en nombre,
et chacun par-dessus serait infini en soi ;
dans toute manière ce soleil serait infiniment infini en soi,
et serait comme incompréhensible.
De même en est-il de Dieu, il est infini en lui-même.
Il a en lui des perfections infinies en nombre,
et chaque perfection est infinie en elle-même,
et elle infiniment infinie,
et ainsi il est incompréhensible à la pensée de tous les hommes.

(L'âme cristal, pp. 143-144)

Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la théorie du "tout est en tout"
(sarvam sarvamayam) que l'on trouve en Inde.
Une différence est que le bouddhisme applique ces mêmes
raisonnements au monde et à toutes choses,
comme dans les passages célèbres et vertigineux du Soûtra de Vimalakîrti
et à la fin de la quête de Soudhâna, dans le Ganda Vyoûha Soûtra. D'ailleurs, c'est là un trait général du bouddhisme : au lieu d'appliquer les raisonnements transcendants à l'absolu seul, il les applique également aux phénomènes. Et inversement. Alors que le Védânta dit que le monde n'est "ni être, ni non-être", mais que l'absolu est "être", le bouddhisme affirme que l'absolu est, lui-aussi - quoique dans
des sens un peu différent - "ni être, ni non-être". Le Yoga selon Vasishta, fortement inspiré par le bouddhisme, bien qu'il ne soit pas bouddhiste, adopte cette même rhétorique, qui présente
l'avantage de faciliter la compréhension de la non-dualité de l'absolu et des phénomène - puisque qu'on leur applique le même langage.

La Collection de Soûta

La Collection de Soûta (Sûta-samhitâ) est un texte non-dualiste peu connu.
Populaire parmi les renonçants (sannyâsî) actuels,
il n'a jamais été traduit.



Au milieu d'enseignements en forme de mythes, le "Chant de Brahmâ", en particulier,
enseigne une forme de non-dualité.
Comme c'est une oeuvre résolument brahmaniste
qui légitime le système des castes,
il ne figure pas dans les priorités de mes projets de traduction.
De plus, on ne sent pas une très grande originalité.
Mais c'est un bel enseignement,
qui mériterait sans doute d'être traduit un jour.

Voici le premier verset de son quatorzième chapitre,
prononcé par Brahmâ et intitulé "Le Secret du Musicien",
nom d'une école védique :

Dieu existe !
Évident, 
à lui-même sa propre preuve,
spontanément établi,
il est le Témoin en chacun,
toujours.
C'est lui qui délivre
ceux qui sont noyés 
dans l'océan du samsara.

  

Les non-dualités et Apollonios de Tyane

Attention : billet "intellectuel".




"La non-dualité" n'existe pas.
Il existe plutôt de nombreuses variétés de non-dualité en Inde et en Orient.
Déjà, il faudrait distinguer entre advaya "non duel" et advaita "non-dualité".

Advaya, employé surtout par les bouddhistes, signifie que deux choses 
ont une même source : par exemple, le sujet et l'objet sont "non duels",
parce qu'en réalité il sont projetés par un seul et même esprit, comme les
deux faces d'une même pièce de monnaie.

Advaita est employé par le Vedânta, pour dire que l'individu et l'absolu 
"ne sont pas deux" si l'on fait abstraction de leur différences (corps, mental, transcendance 
et attributs divins) pour ne considérer que leur essence commune (la pure conscience).

Mais il existe encore bien d'autre sortes de non-dualismes.

Par exemple, le tantrisme Kaula enseigne "la pratique de la non-dualité"
du pur et de l'impur (advaita-âcâra). Il s'agit de cérémonies où l'on transgresse les tabous.

Bhartri Hari, un philosophe du Ve siècle, transmet la "non-dualité du Verbe"
(shabda-advaita), où tout est parole et concept, où ces concepts se réduisent
au Verbe indifférencié "om", qui est l'absolu. Exemple : "Quelle est la vérité de l''élément Terre ?
- Le concept (vikalpa). Quelle est la vérité du concept ? - La conscience (jnâna). Quelle est la vérité
de la conscience ? - Om. C'est l'absolu (brahman)." Tout n'est donc qu'apparence illusoire de l'absolu, à cause de l'ignorance. Il centre sa pédagogie sur la parole et la grammaire du sanskrit qui est, selon lui, la langue parfaite, la plus proche de "om", le Verbe absolu dont toutes nos pensées ne sont
que des transformations apparentes. Comme on le voit, c'est un non-dualisme très original,
quasi inconnu, difficile d'accès, et qui a influencé en profondeur la philosophie
de la Reconnaissance du Cachemirien Outpaladéva.

Le Yogatchâra bouddhiste définit la conscience non-duelle
comme l'éveil au fait (= la compréhension) que le sujet
et l'objet sont imaginé par et à l'intérieur du même esprit,
comme dans un rêve. Le Yogâtchâra a aussi beaucoup inspiré 
la Reconnaissance.

La Reconnaissance (Pratyabhijnâ) est une philosophie d'inspiration tantrique,
mais non initiatique et ouverte à tous. Elle propose une "ultime non-dualité"
(parama-advaita) qui intègre et réconcilie dualité et unité : la dualité est reconnue
comme libre manifestation de l'unique conscience. "Non duel" désigne aussi le fait que Shiva et Shakti sont inséparables : Shiva est l'être ; Shakti est la pensée.

Il y a aussi la non-dualité au sens où "tout est dans tout" (sarva-sarva-âtmakatâ-vâda),
la non-dualité où il n'y a que l'absolu ; 
celle où tout est une transformation 
d'une seule substance (parinâma) ; 
celle où tout n'est qu'illusion (vivarta) ;
celle qui n'est qu'une hyperbole (artha-vâda) ; 
celle qui est une expérience ou
un ressenti (bhâva-advaita
et celle qui n'est qu'une compréhension (c'est le cas 
du Védânta originel de Shankara) ; 
celle qui n'est que potentielle (tathâgata-garbha, buddha-dhâtu) ;
celle qui est est objective et non pas subjective (vastu-tantra, celle, encore de Shankara) ;
celle où les êtres ne sont que des parties d'un seul Être (mahâ-âtma-advaita) ; 
celle 
où tout se réduit au genre universel de l'Être (sattâ-advaita), etc. etc.

Selon le Védânta de Shankara, la non-dualité est le fait que le Soi (âtma) et l'absolu (brahman) sont identiques.

Pour certains bouddhistes, "non-duel" signifie que l'expérience intérieure
de la véritable nature des choses et des êtres n'est qu'un aspect de l'Eveil total,
inséparable de l'intelligence spontanée qui agit pour le bien des êtres : vacuité (shûnyatâ) et compassion (karunâ)
sont "non duelles". 
Sur ce modèle, on trouve d'innombrables variantes : compréhension (prajnâ
et expérience (samâdhi) ; intérieur et extérieur ; corps absolu et corps formels ; apparences et 
vacuité ; conscience et espace, etc., etc.

Pour le yoga théiste (shaiva, vaishnava), la non-dualité est l'union de l'âme et du divin
grâce à diverses pratiques.

Pour le Yoga selon Vasishta (Cachemire, vers 950), aussi nommé "Enseignement pour la délivrance", la non-dualité recouvre ces différentes significations. Oeuvre fort originale et profonde.

Au fond, "non-dualité" peut désigner tout et n'importe quoi. 
Aujourd'hui, le champs sémantique s'est encore étendu.
Dans certains cas, la non-dualité semble désigner... une sorte de confusion 
"où tous les chats sont gris".

Bref.

Pour finir, je voudrais digresser et signaler un lien possible entre platonisme et Védânta :
un verset de l'Hymne au Gourous du Monde (Jagadgururatnastava, verset 10),
du XVIIe siècle, Sud de l'Inde, semble en effet mentionner Apollonios de Tyane,
le célèbre gourou contemporain des tout débuts du christianisme : l'auteur salue
"Les guides accomplis, à commencer par Apollonios" apalûnyâdi-nishâka-siddha-netrîn 
(je ne sais pas ce que signifie nishâka). 
Certains auraient réfuté l'authenticité de ce verset,
mais je n'ai pas d'informations à ce sujet. 
En tous les cas, et même si ce verset
n'est qu'une invention tardive, le rapprochement entre platonisme (au sens le plus large)
et Védânta est significatif.

samedi 28 octobre 2017

Le Jeu de la conscience - versets XXI à XXIII

Suite du Jeu de la conscience (Bodha-vilâsa), petit poème sanskrit attribué à Kshéma Râdja,
maître du shivaïsme du Cachemire du XIe siècle : 



Celui qui, chaque jour,
se familiarise ainsi
(avec sa propre conscience)
au moyen de la force
de (cette) vraie conscience (elle-même),
celui-là est délivré de tous les liens :
chaque jour, il déborde de félicité ! 21

Le Feu de la conscience
consume (toutes choses).
Quand il est bien éveillé,
quand il flambe en grand,
alors sache que ce Feu immaculé
dévore tout ! 22

Uni a cette force,
le yogî est certes délivré, nirvâné...
C'est sans tarder qu'il  entre 
dans le royaume sans taches :
aucun doute là-dessus ! 23

Pourquoi la conscience est-elle un "feu" ?
Parce que, comme un feu qui,
en brûlant, assimile le combustible à lui-même,
le transforme en feu,
la conscience transforme en elle-même
tout ce qu'elle connait :
par exemple,
quand je mange une pomme,
celle-ci devient conscience lumineuse,
sans forme ; elle disparaît, littéralement,
dans le vide conscient.
Comment le comprendre ?
Faites l'expérience !
vérifiez par vous-mêmes !

mercredi 25 octobre 2017

Le Jeu de la conscience - versets XVII à XX

Suite du Jeu de la conscience (Bodha-vilâsa), 
attribué à Kshéma Râdja.
Il s'agit d'une version en vers
du Cœur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridaya)
que j'ai traduit ailleurs et qui est paru
sous le titre Au cœur des tantras,
aux éditions des Deux Océans.



Suite du texte, traduit du sanskrit :

Quand l'Energie se détend,
il est célébré Souverain des Energies
par les philosophes.
Quand l'Energie se contracte,
la tradition dit qu'il est "contracté" :

il se réincarne dans le samsara. 17

Car la Mâyâ, quand elle est examinée,
même un peu,
se dévoile comme Création.
Un autre Energie
connue comme "Subsistance". 18

(Et) quand elle résorbe (les choses en elle-même),
cette déesse est Résorption.
Elle est Grâce, quand elle reprend (tout)
dans l'unité de la conscience.
Et quand elle ne manifeste pas
l'unité de (tout) cela,
elle est Voilement. 19

Ainsi, le flot des Cinq Actes
est toujours présent en chacun de ses aspects.
Quand il est (re)connu,
il est comme la Pierre Philosophale.

Sinon, il reste stérile. 20

L'Energie (shakti), c'est ici la Vie,
telle qu'elle s'exprime dans les activités du corps et de l'esprit.
Quand cette Shakti n'est pas pleinement reconnue
comme Energie de notre Soi,
elle nous emprisonne, elle se "contracte".
Quand elle est pleinement reconnue,
elle s'épanouit, se détend,
de dilate à l'infini.

Comment reconnaître la Shakti ?

En l'illuminant (âlokitayitum), c'est-à-dire en l'observant directement.
Mais cela ne suffit pas : il faut encore la reconnaître,
c'est-à-dire faire le lien entre ce qui est observé directement,
et le concept que nous avons de l'Oeuvre divine.
Cette dernière est nommée "le Cinq Actes" ou quintuple activité
dans le shivaïsme, car elle comporte cinq phases :
création, subsistance, destruction, voilement et dévoilement.
Dans l'expérience ordinaire,
cette Oeuvre est bien présente :
quand je vois un vase bleu, c'est l'Energie de Création.
Quand il subsiste un moment dans mon champ de perception,
c'est la Subsistance.
En tant que cette perception a succédé à d'autres,
cette vision du vase bleu est Destruction.
En ce la vision de ce vase m'apparaît comme un objet 
séparé de moi et ayant une existence indépendante
de la conscience que j'en ai,
cette vision est Voilement ou Occultation de l'unité consciente.
Enfin, parce que cette vision reste tout de même
une avec la Lumière consciente,
sans quoi elle ne serait rien,
cette vision est Grâce.

Cette pratique de la reconnaissance de l'Energie
se fait donc à chaque instant.
Ou, disons qu'elle est complète en chaque instant.
En effet, non seulement ces Cinq Actes
se succèdent dans l'expérience la plus banale
de chacun,
mais encore ces Cinq Actes sont présents
en chaque moment de cette expérience.
Ils sont cinq aspects de chaque perception,
de chaque sensations, de chaque pensée.

C'est à travers cette reconnaissance que,
selon la tradition et selon la philosophie de la Reconnaissance,
moi, âme prisonnière de toutes sortes de limites,
je redeviens "Souverain des Energies".
C'est la simple reconnaissance de ce qui est donné
qui suffit à provoquer l'éveil complet.
Tout est donné à chaque instant.
Reconnue, l'expérience ordinaire 
est "la Pierre Philosophale".
Ignorée ou négligée, par contre,
elle reste stérile, elle n'engendre que doute, confusion et déceptions.