lundi 9 avril 2018

Du souffle à l'espace

Le geste de Shiva, par Gopinâth Kaviradj


Il y a le verset 26 du Vijnâna Bhairava Tantra :

Quand le centre s'épanouit,
Alors la Puissance du souffle n'entre ni ne sort.
Grâce à cette absence de pensée
On devient Bhairava.

Dans son Explication, Shiva Oupâdhyâya dit que l'on part de l'écoute des intervalles entre les respirations. 
Là, on découvre le "centre", l'état de l'attention qui, suspendue entre deux respirations,
"n'entre ni ne sort". 
Il y a, entre chaque inspir et chaque expir,
un moment de paix,
immobile.
Et dans cet instant d'apesanteur
naît une délectation.
Une expérience nouvelle, sans choix à faire.
Un repose simple,
mais animé d'une subtile vibration.
Et cette délectation continue lors des expirs et des inspirs. Comme si l'arrière-plan immobile de la respiration devenait de plus en plus palpable.
Or, le mouvement du souffle est l'incarnation ou le support, des mouvements de l'attention
c'est-à-dire, fondamentalement, des émotions : 
attraction, aversion. 
Dans ce "centre" qui va en se dilatant, "comme le l'huile se répand dans la fibre d'un tissu", on découvre donc un état d'équilibre, ni dans un sens, ni dans l'autre. 
C'est un état "sans pensée", c'est-à-dire
sans vikalpa, sans bifurcations, sans options ceci ou cela, sans alternatives, sans choix, sans hésitation. 
On ne va ni vers "le dehors", ni  vers "le dedans".

Or, c'est là justement l'état induit par la méditation de Shiva.
Ce "geste" interne, ce geste d'attention (mudrâ) possède de nombreuses appellations dans la tradition tantrique, richesse qui atteste de l'importance de cette méditation : 
geste de Shiva (shiva-mudrâ), 
geste de Shambhou (shambhu-mudrâ),
geste de Bhairava (bhairava-mudrâ), le regard et la bouche grandes ouvertes ;
geste de l'étonnement (vismaya-mudrâ), 
geste divin (divya-mudrâ),
geste secret (rahasya-mudrâ), 
geste qui induit le non-mental (amanaska-mudrâ)...

Ainsi, rien qu'en posant l'attention sur ces instants où le souffle est naturellement suspendu, 
l'attention se fait silencieuse. 
De fait, le commentateur donne ainsi le sens implicite (bhâvârtha) de ce verset 26 :

Et voici ce que cela implique : on doit laisser la totalité des Puissance [=des organes, des "énergies"] comme la vision, par exemple, s'élancer simultanément vers leurs objets respectifs, puis contempler leur vraie nature, c'est-à-dire leur fondement qui est l'être, le frémissement (spanda).
"Sans penser à rien" on s'enracine alors dans le domaine du centre qui imprègne aussi bien l'absorption (=samâdhi) où l'on garde les yeux fermés 
que celle où l'on garde les yeux ouverts.
On s'installe alors dans un état comportant deux facettes : d'un côté, l'ensemble des facultés
se déploie simultanément [=pas d'options, pas de sélection, pas de vikalpa, mais une attention "ouverte", panoramique], de l'autre toute activité mentale a disparue 
[au sens où il n'y a plus de sélection
entre l'intérieur et l'extérieur, 
juste une sorte de présence simple, non-duelle, 
comme un silence,
un arrêt soudain] :

La cible est à l'intérieur [=on ne se laisse pas distraire du silence, pas de mots énoncés mentalement],
le regard est (ouvert) vers l'extérieur [=aucun blocage],
sans (se soucier de) l'ouverture ou de la fermeture des yeux.

C'est la clé profonde, pratique, 
du tantra non-duel et du yoga, aussi bien.
C'est aussi la pratique centrale de l'Amanaska Yoga, du Yoga naturel de la Mahâmudrâ,
du dzogchen "larguer les amarres" (trekcheu en tibétain) et de la Vision Sans Tête de Douglas Harding.
Aussi simple que "puissant", 
selon la belle expression des amateurs de fumette.

Geste d'initiation,
par un maître de la tradition Mahâmoudrâ

Geste d'initiation, dans la tradition dzogchen

Geste d'auto-initiation,
dans...ici et maintenant


L'attention/le corps/le souffle/l'énergie (c'est pareil !)
se fondent dans l'espace,
comme une fleur,
comme le vent,
comme la fumée,
comme la lumière.

Comme disent les maîtres traditionnels,
"c'est la quintessence, l'essence vitale, le nectar
des milliards de tantras, de soûtras et d'instructions secrètes".

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