vendredi 4 mai 2018

Avidyâ - Ignorance


La plupart des traditions de l'Inde voient dans l'ignorance la source de toutes les souffrances.

Mais qui ignore quoi ?
Et s'agit-il d'une ignorance psychologique, d'une erreur, d'un genre de péché originel ou d'un manque de savoir ?

Le mot sanskrit avidyâ "ignorance", peut aussi être traduit par "inconnaissance" ou "non savoir", "absence de connaissance".

C'est un mot féminin qui désigne, littéralement, une privation indiqué par le préfixe privatif a-. Ce petit préfixe joue un rôle important : on le retrouve souvent dans les mots comme non-dualité, a-dvaita. Ce a- privatif n'est donc pas toujours péjoratif, mais il peut l'être. 

A-vidyâ désignerait alors un savoir misérable, incomplet, ou un pseudo-savoir. Vidyâ "science", "savoir" vient d'une racine -vid "connaître", "comprendre", "apprendre", "être familier de". Avidyâ serait donc une erreur ou une méconnaissance.
Avidyâ est apparenté à a-jnâna "inconnaissance", "nescience" et à a-khyâti, "in-conscience", "non perception".

Mais chaque philosophie décrit cette ignorance différemment.
Ainsi, on a :

- anyathâ-khyâti, "percevoir autrement" : l'ignorance serait le fait de percevoir la réalité autrement qu'elle n'est, et d'y projeter autre chose à la place. Par exemple, je crois voir de l'argent là où il n'y a que de la nacre. C'est la théorie de la philosophie des partisans du ritualisme védique.

- âtmâ-khyâti "se percevoir soi-même" : l'ignorance serait le fait de prendre une projection subjective pour un objet ayant une existence indépendance, comme par exemple lors d'un rêve, où l'esprit prend ses constructions pour des réalités données. C'est la théorie de l'idéalisme bouddhique.

- sat-khyâti "perception du réel" : l'ignorance serait la perception de ce qui est, mais déformée par des organes défectueux. Par exemple, si je vois une conque jaune à cause de la jaunisse, c'est parce qu'il y a bien du jaune dans la conque blanche, mais des organes "normaux" ne peuvent voir la présence de ce jaune. L'idée est qu'on ne peut percevoir quelque chose qui 'existe absolument pas. C'est la théorie réaliste des adeptes du Non-dualisme dualiste de Râmânoudja.

- a-sat-khyâti "perception de l'irréel" : l'ignorance serait le fait de percevoir quelque chose qui n'existe pas en réalité, mais dont l'apparence est produite par des causes et des conditions précises. L'idée est que tout n'est qu'apparences, sans nulle réalité, comme l'eau d'un mirage. Il n'y a que des illusions, mais pas de substrat réel. Tout flotte dans le vide. C'est la théorie du nihilisme bouddhique.

- a-khyâti "non perception" : l'ignorance serait l'absence de discernement, l'incapacité à distinguer entre deux chose différentes, d'où une confusion qui serait l'ignorance, comme la nacre prise pour de l'argent, à cause de leur ressemblance. C'est la théorie de Shankara et du Védânta ancien.

- a-nirvacanîya-khyâti "perception indécidable" : l'ignorance serait indéterminable, indéfinissable. En effet, l'ignorance est l'illusion. Or, une illusion apparaît : on ne peut donc dire qu'elle n'existe pas. Mais quand on l'examine de près, elle disparaît, comme l'eau du mirage quand on s'en approche. On ne peut donc dire qu'elle existe. L'ignorance est donc une illusion indécidable. C'est la théorie du Védânta tardif et contemporain.

- a-pûrna-khyâti "perception incomplète" : l'ignorance serait une connaissance, mais incomplète. Tout ce que nous percevons, pensons, etc. sont des fragments de notre essence réelle, mais des fragments seulement, des aspects que nous prenons pour le tout, comme dans la fable de l'éléphant dans le noir. C'est la théorie de la Reconnaissance et du shivaïsme du Cachemire.

La théorie de Shankara est profonde. Selon lui, l'ignorance consisterait à confondre deux choses, à surimposer les qualités de l'une sur l'autre, et vice-versa. 

Ainsi, l'ignorance fondamentale serait la confusion du Soi et du non-soi. Sans m'en apercevoir, j'attribue les qualités du Soi aux pensées (ce qui engendre l'illusion de l'ego, "je pense que") et aux sensations (d'où l’illusion de la douleur "j'ai mal"). Inversement, je projette les attributs de la pensée et du corps sur le Soi, sur la conscience immédiate : je crois que la conscience d'une douleur est une conscience douloureuse et que donc "je souffre". 

Le problème de cette définition, c'est qu'a priori on confond deux choses qui se ressemble. Par exemple, je peux prendre la corde pour un serpent parce que, à la faveur de l'obscurité, la forme de la corde et celle du serpent se ressemblent. 



Mais quoi de plus dissemblable que la conscience (le Soi) et le corps (le non-Soi) ? La conscience est immédiate, transparente, sans forme, sans début ni fin, alors que le corps est délimité, formé, opaque, coloré, situé. 

Shankara répond, en substance et selon l'interprétation de Padmapâda, que 1) cette confusion existe, et donc elle est possible ; que 2) on peut confondre un objet et un non-objet, comme par exemple l'espace avec le bleu du ciel ; et que 3) la confusion a lieu non pas entre la pure conscience et TOUTES les choses, mais d'abord entre l'ego et le corps. Et l'ego est lui-même un mélange - une confusion - entre la conscience et les pensées. 

Or cette confusion-là est certes possible, car la pensée ressemble bien à la conscience : en effet, la pensée n'a pas de forme, ni de couleur. C'est sa transparence qui rend possible la surimposition mutuelle du Soi et de l'intellect (organe de la pensée). 

L'ignorance a donc son siège dans l'intellect. L'ignorance est intellectuelle. C'est pourquoi seule une connaissance intellectuelle pourra y mettre fin. L'ignorance est une double erreur (prendre le Soi pour le mental et prendre le mental pour le Soi) qui peut être corrigée par l'écoute, la réflexion et la contemplation. Elle est sorte de maladie psychologique dont on peut guérir par le Védânta.

Mais la tradition du Védânta lui-même a ensuite dévié de cette philosophie. Avec Padmapâda, l'ignorance est devenue une puissance cosmique, Mâyâ, une sorte de matière mystérieuse qui a son existence propre. D'où une perte de confiance dans le pouvoir libérateur de la réflexion. 

Dans cette perspective, en effet, le Védânta (l'étude des Oupanishads) devient l'étude d'une simple "carte" du chemin à parcourir ensuite à l'aide du yoga. Mandana avait déjà soutenu la théorie selon laquelle le Védânta ne peut aboutir qu'à une "connaissance intellectuelle", donc indirecte, du Soi. 

Et Vâtchaspati, ensuite, a fait place au yoga de Patanjali, le Védânta n'étant plus, alors, qu'une préparation au yoga, seul capable d'engendre l'expérience directe du Soi. 

Mais bien évidemment, Shankara avait réfuté ces théories : selon la tradition originelle, le Védânta suffit à la connaissance directe du Soi et de la non-dualité entre le Soi et l'absolu. 

La Reconnaissance, quand à elle, voit dans l'ignorance un jeu de la conscience avec elle-même. L'être absolu que je suis, que vous êtes, joue gratuitement à se prendre pour un corps, un individu, comme un enfant qui fait semblant de se prendre pour ses petits personnages. 

4 commentaires:

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  2. Le Soi n'a besoin de rien. Il ne crée pas le devenir douloureux. Celui-ci n'est qu'un mirage.
    L'ignorance n'existe pas, tout comme le serpent projeté sur la corde n'existe pas. C'est une erreur que le Védânta entend corriger. Une simple erreur aux conséquences, il est vrai, tragiques.
    Mais tout ce discours sur l'ignorance a lieu du point de vue de l'ignorance.
    Du point de vue vrai, il n'y a que le réel.
    Pourquoi accuser le médecin d'être responsable de la maladie, alors qu'il est là pour la guérir ?

    Pour la Reconnaissance, c'est plus problématique, c'est vrai. Cette liberté sauvage, presque aveugle, qu'évoque cette philosophie de la Reconnaissance, peut paraître vertigineuse, voire scandaleuse. Mais la Reconnaissance ne nie pas l'horreur de la situation, parfois indéniable. Toutefois, selon la Reconnaissance, nous sommes tous un seul être qui joue (au sens où il n'a aucun but, aucun besoin à satisfaire) à se prendre pour des individus qui, parfois, se déchirent. C'est parce qu'il y a, dans la liberté absolue de la conscience, tous les possibles, enveloppés comme l'arbre dans sa graine. Et parmi ces possibles, innombrables, il y a la violence. De toutes façons, tous les possibles contiennent de la souffrance, car toute individualité est souffrance, souffrance de dépendre d'un corps et d'instruments extérieurs. Cependant la Reconnaissance nous suggère de regarder en nous pour voir si cette souffrance ne recouvrerait pas un noyau de pure extase. C'est à chacun de s'examiner, en amont des pensées.
    Mais la Reconnaissance ne justifie en aucun cas la violence.

    Pour ma mart, je crois que l'amour est la reconnaissance que la conscience de l'autre est la conscience, unique, la même qui vit et anime tous les corps. Pourquoi me ferai-je violence à moi-même ? De fait, violence il y a, mais à cause de l'ignorance, précisément.

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  3. Merci de votre réponse, je crois que la prémices de départ n'est pas la bonne, pourquoi concevoir le Tout, le Soi, Dieu comme parfait et omniscient, Dieu est peut-être imparfait, petit et faible, pour que l'amour puisse émerger, il faut de la distance pour la relation, de la dualité, de l'ignorance et même de la souffrance, à partir de l’imperfection émerge le parfait qui est aussi de l'amour, un ne va pas sans l'autre, il n'y pas ici d'opposition ou de contradiction mais simplement l'émergence de la vie, de la conscience et de l'amour. Donc ce n'est pas une question d'illusion ou de jeu divin, mais d'imperfection dans la perfection et que l'un ne va sans l'autre tout simplement.

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  4. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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