dimanche 27 mai 2018

Les origines du tantra sexuel bouddhiste

Comme chacun, sait, le Tantra consiste à 1) faire l'amour sans se fixer sur la zone génitale et 2) en se retenant d'éjaculer.
Il y a des divergences sur les détails, mais en gros, c'est ça le Tantra pour la plupart des gens, adeptes ou non.


Comme je l'ai expliqué ailleurs, le tantrisme est un vaste mouvement religieux centré sur des rituels, pas sur le sexe. C'est la source de l'hindouisme et du bouddhisme tels qu'ils sont pratiqués de nos jours en Inde, en Mongolie, à Bali ou au Japon.

Il y a bien des symboles sexuels dans ces rituels, mais les pratiques sexuelles sont l'affaire de courants ésotériques à l'intérieur du tantrisme. En fait, le tantrisme est fait de traditions hiérarchisées. Plus on monte (ou plus on descend, question de point de vue), plus le sexe est présent. 
Là, il y a deux approches : le sexe plus la mort ; ou le sexe et ce qui est beau. Par exemple, dans le "shivaïsme du Cachemire", il y a le Krama, axé sur la mort, le vide et l'impur : il y a alors un yoga sexuel, mais dans une esthétique plutôt gore. Et à côté, il y a le Trika, axé sur la vie, la plénitude et la créativité : il y a aussi un yoga sexuel, mais dans une esthétique de "luxe, calme et volupté". Et ces deux approches sont combinées parfois, comme l'expir (mort) et l'inspir (vie) dans le yoga du souffle.

La source principale du "yoga sexuel" est le kaulisme, tradition ésotérique à l'intérieur du tantrisme, centrée sur l'accomplissement par le corps. C'est cette tradition, d'une richesse extraordinaire, qui nous a légué les bases du Hatha Yoga, les 7 chakras et l'idée d'un "yoga sexuel", entre autres.
Ce yoga n'est pas appelé yoga, ni tantra, mais "le premier sacrifice" ou "rituel primordial" (âdi-yâga) ou "pratique de la nuit" (nishâ-âcâra) ou "rituel secret" (rahasya-caryâ), etc.

Cependant, dans les pratiques kaula, il y a bien l'idée d'une certaine lenteur, d'une écoute, d'une sensibilité, mais rien sur la "rétention spermatique". 
Cette idée est certes répandue dans les cultures grecques, indiennes et chinoises, mais elle n'est pas spécialement tantrique. Il y a la croyance que la conservation du sperme est bonne pour la santé. On retrouve cette idée chez Platon, par exemple. Mais c'est vraiment une croyance générale et elle conduit plutôt à l'abstinence qu'à un "yoga sexuel".

 Alors d'où vient cette idée, si populaire aujourd'hui, d'un genre de yoga sexuel avec rétention spermatique ?

Du bouddhisme.
Cette religion, très puritaine, pro-chasteté et misogyne au départ, a évolué jusqu'à développer un corpus tantrique parallèle à celui du shivaïsme.

Et c'est dans ce corpus que l'on trouve les exemples les plus explicites de yoga sexuel.

Le premier exemple vraiment clair est le Guhyasamâja, daté des alentours de 750. Après des rituels et une pratique approfondie de yoga du souffle, ce tantra promet l'éveil "en six mois" grâce à une sorte de yoga sexuel intensif, pratiqué dans un palais agencé en mandala, une grande maison avec un harem ou bien, pour les yogis (on ne parle pas des yoginis) les moins fortunés, une seule femme. Le plus souvent, une prostituée, ou une jeune fille achetée à des gens de basse condition. Il n'y a pas de technique précise. 

La rétention spermatique apparaît peu à peu, mais c'est dans l'ultime grande révélation tantrique bouddhiste (avant les vagues de razzias qui seront fatales au bouddhisme) que l'on trouve une véritable théorie justifiant le yoga sexuel et la rétention spermatique.
Ce tantra est le Kâlacakra, révélé vers l'an 1025.

Dans son chapitre sur l'initiation (pas de tantra sans initiation), on trouve un discours assez détaillé sur la raison d'être de cette rétention. A ma connaissance, c'en est l'exemple le plus convaincant, alors que chez un maître du shivaïsme du Cachemire comme Abhinava Goupta, il n'y a pas un mot, pas une seule allusion.

Ce chapitre a deux commentaires en sanskrit : l'un par Vajrapâni, mais il est très bref, c'est juste une paraphrase. L'autre par Nâdapâda, alias Nâropa, plus détaillé.

Voici le premier verset sur le pourquoi de la rétention :

"De l'éjaculation (cyuti- "la chute")
naît le manque de passion (virâga).
Du manque de passion,
la souffrance (duhkha).
De la souffrance, la destructions
de l'essence vitale (dhâtu) des hommes,
et de cette destruction, la mort." (139)

L'idée de base vient de la "science de la longue vie" (âyurveda).
La nourriture ingérée se transforme en plusieurs éléments de plus en plus raffinés et concentrés en énergie vitale. L'élément ultime est le sperme, support de l'énergie vitale pure (ojas). Ce sperme se concentre dans le cerveau (la "matière grise"). Sous l'effet de l'excitation sexuelle, cette substance précieuse descend vers la zone génitale et, finalement, elle "tombe". En d'autres termes, les femmes sont des vampires qui prennent aux hommes leur vitalité.

Face à cette croyance très répandue, le bouddhisme tantrique trouve une solution originale, qui va connaître un grand succès : ni continence monastique, ni sexualité ordinaire, mais rétention (ce mot est voulu, car le Kâlacakra Tantra est en effet le premier texte à établir un lien explicite entre respiration, sperme et mental).

Mais plus profondément, ce qui est extraordinaire dans ce passage (je ne traduis pas tout), c'est que l'éjaculation n'est pas directement condamnée à cause de la perte de vitalité, mais plutôt à cause du "manque de passion" qui s'ensuit. Ce mot virâga ou vairâgya, en effet, désigne d'ordinaire le détachement. Et il est valorisé. Comme chacun sait, le bouddhisme classique est fondé sur le détachement.

Or ici, c'est au contraire le détachement qui est accusé d'être la cause de la souffrance.
Pourquoi ?
Parce que dans ce détachement, il n'y a plus de passion (râga) et donc plus de félicité (ânanda), il n'y a plus cette sensation de plaisir total (mahâ-sukha) qui, selon ce tantra et d'autres, est la seule manière d'atteindre la conscience essentielle, seule capable de nous libérer de la souffrance.

Et le tantra poursuit :

"Il faut donc s'efforcer par tous les (moyens)
de se détourner de la passion (râga)
pour l'éjaculation.
De cette façon, le yogi atteint 
le plaisir impérissable,
(délivré) des liens du samsara." (141)

L'idée est claire : il faut faire l'amour sans éjaculer, car l'éjaculation met fin au plaisir. Pour écarter toute ambiguïté, le tantra ajoute :

"Même si on est excité et avide de plaisir (kâmaka),
on se s'intéresse plus aux enseignement sur le plaisir sexuel
(kâma-shâstra) à cause du manque de passion." 142

Nâropa précise "à cause du plaisir de l'éjaculation". Comme chacun sait, l'orgasme, chez l'homme du moins, diminue fortement l'excitation. Après la passion (râga), vient le dépassionnement (virâga). Après le goût, le dégoût.

Pour éviter cela et stabiliser un état de conscience immergé dans une extase permanente, le bouddhisme tantrique prône la "rétention", grâce à des rétentions respiratoires et divers genres de crispations musculaires, sans doute à l'origine des bandhas du Hatha Yoga. Les techniques proposées sont généralement rudes, musclées, et elles visent la diffusion de la sensation de plaisir dans tout le corps.

Mais ce qui est vraiment intéressant, c'est cette idée que la passion est bonne, et que le manque de passion est cause de souffrance.

Au-delà du folklore tantrique et des croyances désuètes sur le cerveau spermatique et les femmes-vampires, il y a cette idée qu'il est possible, via une pratique, de contrer la nature pour cultiver le plaisir.
Ce qui confirme une autre idée : le bouddhisme se situe dans un mouvement contre-nature, à "rebrousse-poil" (pratiloma), ce qui le rapproche des mouvement scientistes, voire du transhumanisme.

Cette double théorie 1) souffle=mental=sperme et 2) rétention=passion=plaisir=éveil va être transmise dans l'hindouisme via un texte redécouvert récemment, l'Amrita-siddhi, source de la Hatha-pradîpikâ, elle-même source du Hatha Yoga contemporain.

Voilà, en gros, les origines bouddhistes de la croyance à l'éveil par la rétention spermatique. Et donc, du Néotantra New Age dans le dév perso.


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