vendredi 28 septembre 2018

Être libre de descendre

L'autre jour, je tombe (aïe !) sur ce passage où Mercure prend la défense de l'insondable Jupiter qui, en l’occurrence, demande à Nuit de couvrir ses arrières. Jupiter est le Soi, naturellement ; Nuit est l'ignorance qui demande des comptes ; et Mercure est l'intelligence de ces choses. Car enfin, la question de Nuit est légitime : pourquoi donc l'Immortel assume-t-il tous ces visages ? Pourquoi celui du taureau ? Homme, passe encore. Mais bête ? Pourquoi s'abaisser ainsi ?



"LA NUIT
J'admire Jupiter ; et je ne comprends pas
Tous les déguisements, qui lui viennent en tête.

MERCURE
Il veut goûter par là toutes sortes d'états,
Et c'est agir en Dieu qui n'est pas bête.
Dans quelque rang qu'il soit des mortels regardé,
Je le tiendrais fort misérable,
S'il ne quittait jamais sa mine redoutable,
Et qu'au faîtes des cieux il fut toujours guindé.
Il n'est point, à mon gré, de plus sotte méthode
Que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur ;
Et surtout aux transports de l'amoureuse ardeur
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisirs se connait,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême ;
Et pour entrer dans tout ce qu'il lui plait,
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n'est plus alors Jupiter qui parait."

Admirable propos !
Il n'est point "de plus sotte méthode que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur." Être prisonnier de soi, fut-ce du Soi, c'est encore être prisonnier. C'est être défini, compris, délimité. Au contraire, le Soi (le mystère au centre de soi) se définit par ce pouvoir de sortir de soi, de transcender toute limite. L'objet, la chose est ce qu'elle est. Quand elle change, elle devient autre chose. Mais le Soi, c'est-à-dire la conscience, est douée du pouvoir singulier de s'altérer sans devenir autre. Elle est libre, car elle est libre de dépasser ses limites, tout en restant une et la même. N'est-ce pas le mystère de la personne ? Mille masques et, pourtant, une ? C'est la plus belle parole d'Abhinava Goupta : le Soi ("a la mine redoutable", Bhairava) n'est prisonnier d'aucune essence, il n'est pas, dit-il, sva-âtma-mâtra-nishthita "confiné seulement à son Soi", au propre soi-même : merveilleuse définition de l'indéfinissable - de la liberté.  

Evidemment, on peut protester de ces descentes (avatâra) incongrues, chaotiques et absurdes. Dieu serait-il masochiste ? Et Nuit donc de rétorquer à Mercure :

"Passe encor de le voir de ce sublime étage,
Dans celui des hommes venir ;
Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir,
Et se faire à leur badinage ;
Si, dans les changements où l'humeur l'engage,
A la nature humaine il s'en voulait tenir ;
Mais de voir Jupiter Taureau,
Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,
Et ne m'étonne pas, si parfois on en cause.

MERCURE
Laissons dire tous les censeurs.
Tels changements ont leurs douceurs,
Qui passe leur intelligence.
Ce Dieu sait ce qu'il fait aussi bien là qu'ailleurs ;
Et dans les mouvements de leurs tendres ardeurs,
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l'on pense."
(Amphitryon, Prologue)

Autrement dit, le mystère de ce jeu, même s'il reste irrationnel, n'en participe pas moins à l'expression d'une extase d'exister, de sortir de soi, pour mieux éprouver le vertige de réaliser que l'on n'en sort pas. Jouer à sortir de l'espace, pour ressentir que l'on en sort jamais (car pour sortir, il faut bien de l'espace).
Mystère aussi de la personne du Christ. Né entouré de bêtes, au plus bas du monde des hommes. Le Fils de l'Homme, enfant, n'est-il pas ce joueur ? Il faudrait demander à Madame Guyon, elle qui s'était fait un vœu d'adorer toujours le "Petit Maître" et créa même un ordre semi-secret du Christ-Enfant.

Au Cachemire, on médita aussi cette énigme de l'Universel qui se prend aux tragi-comédies animales :

"Par jeu, le Maître des maîtres s'incarne en des chairs souffrantes, qui goûtent les fruits de leurs actes jusqu'aux entrailles des Enfers... C'est comme un roi qui règne sur la Terre entière et qui, entraîné par l'extase de son pouvoir, joue au fantassin et partage sa condition. C'est ainsi que le Pouvoir, l'âme ravie, joue encore et encore." 
(Vision de Shiva, I, 36-37)

Outpala Déva explique joliment que c'est la "nature" de Dieu que de jouer ainsi, comme un enfant, comme un fou. 

S'il y a un sens à tout cela, c'est un sens certes, mais un sens qui coure toujours en avant. 
Si le cours du monde, avec ses milles merveilles qui préparent à mille horreurs, a un sens, ce sens n'est pas comparable, je crois, à un "plan". Dieu n'est pas le Grand Architecte. Bien plutôt, il est le Grand Improvisateur. Il joue, sans vraiment savoir. Il improvise. Essayez : vous vivrez ce mélange d'intention et de création, de liberté et de soumission qu'est le jeu de l'improvisation. Cette imprévision n'est, ni totalement aveugle (les matérialistes ont tort), ni totalement planifiées (les spiritualistes ont tort). Quelle incroyable, vertigineuse expérience, que celle de l'improvisation !

C'est un scandale.
Dieu est masochiste. Oui.
Dieu est coupable de tous les crimes.
Mais Dieu est victime de tous les crimes, aussi.
Chaque être est cet Être.
Incroyable.
L'homme politique à qui le pouvoir monte à la tête serait-il l'illustration adéquate de cette folle dérive cosmico-comique ?
Pourrait-on apercevoir dans les aventures d'un Jean-Vincent Placé la figure paradigmatique de cette libre déchéance ?

Quoi qu'il en soit...
La vie intérieure, c'est vivre cela.
Monter.
Descendre.
Bouger sans bouger.
Que dire ?
Que ne pas dire ?

1 commentaire:

  1. L allégorie sied plus à Jupiter-Macron qu'à ce triste guignol de Placé

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