mercredi 5 septembre 2018

Que faire des fables ?

Depuis plusieurs décennies que je me suis mis à l'écoute des penseurs non-dualistes indiens, j'ai eu maintes occasions de m'émerveiller. En fait, c'est à cause de ces instants d'étonnement que je suis en train d'écrire ces lignes. 
Quelle richesse ! Quelle profondeur ! Quelle intelligence !

Mais aussi... que d'inepties !
Que ce soit le Védânta ou la Reconnaissance, ces discours sont remplis de descriptions du monde qui sont sans grand rapport avec le monde tel qu'il est. 



Pourquoi le grand commentaire de Shankara aux Brahmasûtras n'est-il pas encore traduit intégralement ? Parce que c'est un texte difficile à lire et que la plupart d'entre nous sommes incapables de la discipline requise, sans doute. Mais aussi parce qu'une bonne partie du texte concerne des descriptions du monde qui sont, n'importe quel élève de lycée saurait le reconnaître, des fables pleines de contradictions.

Pourquoi le Tantrâloka d'Abhinava Goupta n'est-il pas encore traduit intégralement ? Parce que c'est un texte difficile à lire et que la plupart d'entre nous sommes incapables de la discipline requise, sans doute. Mais aussi parce qu'une bonne partie du texte concerne des descriptions du monde qui sont dépassées. En fait, elles étaient déjà dépassées à l'époque où Abhinava Goupta écrivait ce texte.


Les Indiens ont découvert de zéro et la numération décimale telle qu'on la connaît (Brahmagupta, vers 500). Mais ils n'ont pas développé la géométrie comme les Grecs. Et la géométrie n'y est pas devenue la voie royale vers la connaissance de l'Un au-delà des concepts. Il n'y a pas eu de Platon en Inde. Voilà pourquoi l'Inde est restée presque totalement empiriste et a ignoré bon nombre de problématiques essentielles. Voilà pourquoi c'est un Grec qui, le premier, à démontré que la Terre est ronde, alors que c'est aussi un Grec qui nous a laissé l'un des plus anciens témoignages sur le vishnouïsme en Inde ! Quoi qu'il en soit, la géométrie n'a pas, en Inde, servi de paradigme au "monde imaginal", ni à aucun univers peuplé d'universaux. C'est là, à mon sens, le véritable point de divergence entre l'Orient et l'Occident, s'il fallait en désigner un. Pour le reste, je ne crois pas du tout en l'existence d'une "pensée de l'Orient" et autres contes pour dîners mondains. Il me semble clair et définitivement acquis que, jusqu'aux attaques musulmanes, l'Occident ne faisait qu'un seul continuum géographico-culturel avec l'Orient.


Quoi qu'il en soit, que faire de ces fables ?
Il y a plusieurs attitudes possibles face à elles.

-On peut les prendre littéralement, mais je crois que plus personne ne le fait.

-On peut le faire partiellement. Par exemple admettre le Grand Récit cosmologique contemporain, mais faire une exception pour les chakras ou la réincarnation. C'est la voie explorée par le panpsychisme et ses variantes.

-On peut adopter une posture psychologiste ou symboliste. mais c'est difficile, car les textes sont clairs. Même quand il y a un "sens intérieur", cela n'exclu pas le sens littéral. par exemple, on peut croire que les "dieux" correspondent à un état psychologique humain, mais il n'en reste pas moins certain que, pour les "inventeurs" de ces dieux, les dieux existaient aussi comme vous et moi. 

Cependant, il y a des exceptions pour cette dernière posture :

-Le bouddhisme du Grand Véhicule est bien connu pour sa doctrine des "moyens habiles" : les fables cosmologiques ne seraient que des astuces pédagogiques pour faire passer certaines vérités inaudibles autrement. Et surtout, pour le Grand Véhicule, le monde est un rêve, une illusion. Or la connaissance d'une illusion n'est qu'une illusion de connaissance. Donc, fables ou pas, cela n'a au fond aucune importance. Manifestement, les lamas tibétains (et d'autres) ont bien du mal à incarner cette conviction quand ils s'agit de leur argent et de leurs disciples, leurs monastères, etc.
Quoiqu'il en soit, cette position existe. Le bouddhisme a toujours été ambigu sur l'importance à accorder à la connaissance du monde. D'où sa relative ouverture à la science moderne.

Une autre exception notable est le Védânta. Selon Shankara, la connaissance du monde n'a, en soi, aucune valeur. Les Oupanishads racontent l'histoire du monde, de sa structure depuis son origine. Mais, selon Shankara, le but de ces fables n'est pas de nous faire connaître le monde, mais de nous faire réaliser l'absolu (brahman), dont le monde n'est qu'une apparence. Voilà pourquoi, toujours selon Shankara, on trouve dans les Oupanishads de nombreux récits qui semblent se contredire. Comme dans le bouddhisme, dans le Védânta les fables cosmologiques sont des outils pédagogiques qui ne valent que par leur efficacité : faire connaître la seule et unique réalité.

Dans l'un de ses fameux commentaires, il prend acte des contradictions des récits cosmologiques des Oupanishads :

"Mais alors, admettons que tout cela, ce sont simplement [des fables] irrationnelles !
- Non, car il n'y a pas là de défaut. En effet, toutes ces fables ont seulement pour but de nous faire reconnaître l'éveil au Soi [dont la réalité est indéniable car immédiate]. 
Ou bien, [on pourrait trancher en disant que] c'est comme un magicien [expert dans l'art de l'hypnose] : Dieu, omniscient et omnipotent, est le plus grand des magiciens, crée tout cela [sans rien créer de réel. Donc cela tient la route]. 
[Mais] une explication plus rationnelle encore consisterait à admettre que tout cela est raconté afin de faciliter la compréhension [de l'irréalité du monde et de l'unique réalité du Soi], comme les fables et autres mensonges en ce monde. De fait, il n'y a aucun intérêt à connaître réellement les origines du monde. En revanche, la connaissance réelle de notre identité avec le Soi est intéressante : elle débouche sur l'immortalité, comme il ressort d'une vision d'ensemble des Oupanishads."
(Commentaire à l'Aitareya Up., II, introduction, p. 580 de l'édition Samata, vol. 8)

Du coups, il est possible de changer de fables.
Je ne crois certes pas que la méthode scientifique ne produise que des fables car, selon les critères traditionnelles eux-mêmes, elle est efficace et cohérente. De plus, elle progresse, se complète et se précise peu à peu.
De ce point de vue, la "science du Soi" des Oupanishads ne me semble pas a priori incompatible avec le Grand Récit contemporain.
Ensuite, il reste à voir comment tout cela pourrait être harmonisé dans le détail, sans bien sûr trahir la science comme le font tant de charlatans que je ne citerais pas, mais en lui rendant pleinement justice et avec une entière honnêteté.

Non-dualisme et naturalisme sont-ils donc compatibles ?  


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