vendredi 5 octobre 2018

Le mystère de l'être dans la tradition des Vîrashaiva


Nous l'avons dit et redit : le shivaïsme du Cachemire s'est diffusé longtemps hors du Cachemire.
Quelques uns de ses bourgeons se voient dans le Joyau de la couronne de la doctrine (Siddhânta-shikhâ-mani), un texte composé vers le XIIIe siècle dans le Sud de l'Inde par un certain Shivayogi, dans la tradition Vîra-shaiva. Cette école shaiva se distingue par son refus du système des castes, son universalisme, sa riche littérature en langue locale (kannâda), son culte du linga de Shiva effectué sur la main, ses tantras propres, et une doctrine éclectique.

Dans le Joyau de la couronne de la doctrine, Shivayogi décrit une élévation de l'âme à travers cent-une stations spirituelles (sthâla). La première est une description de l'âme. Elle est le Soi, au plan le plus intérieur, le Soi de conscience ; or ce Soi intime est Dieu, l'absolu source de tout. Pour décrire l'âme, il faut donc décrire aussi Dieu :

Shiva est absolument un,
il est la force intime,
débordante de conscience et de joie.
Il est sans hésitation, sans forme,
sans état et sans évolution.
Parce qu'il semble affecté par 
un aveuglement sans commencement,
on le nomme "âme".
Il devient alors dieu, homme ou animal,
selon les genres [d'âme].
Ce magicien, seigneur absolu, les guide,
présent en leur cœur. (V, 33-35)

Le commentateur, un certain Maritonda du XVIe siècle, précise que le Soi est "débordant de conscience et de joie, c'est-à-dire qu'il est Lumière absolument libre", libre d'assumer n'importe quelle forme. Ainsi la Mâyâ, l'illusion de la dualité, l'aveuglement, est reconnue comme une mystérieuse liberté de "se prendre pour", pouvoir propre à la conscience. L'illusion de ne voir que la dualité et d'oublier l'unité est aveuglement. L'aveuglement est identification, l'identification est conscience, la conscience est liberté ; et cette liberté est le plus grand pouvoir de ce mystère qu'est l'être. C'est la Shakti, l'énergie, le monde, la conscience. C'est la présence intime, reconnue par chacun comme étant "je" : cette libre Lumière étant évidente et toujours présente comme lumière en laquelle se révèle toute chose, elle est "immédiatement vue par tout le monde en tant qu'elle n'est pas affectée par le moment et le lieu : elle est le "je" intime, directement présent."

Ce Soi intime, évident, n'est donc autre que l'Immense, l'absolu, le mystère de l'être révélé ici et maintenant au cœur de chacun. "Dieu" et l'âme sont deux façons de désigner la même entité. Dieu est l'original ; l'âme est le reflet. La personne est donc l'Immense qui s'incarne pour faire l'expérience du monde à travers les trois états de veille, de rêve et de sommeil profond, avec ses états d'équilibre, d'agitation et d'inertie.

Mais comment l'Un peut-il ainsi se multiplier ?
Parce que l'Un est doué de conscience. La conscience, c'est-à-dire le pouvoir de "se prendre pour" et donc de "s'identifier à" n'est pas étrangère à l'Être. Il en va comme de la mer et des vagues. Ils sont inséparables :

L'Energie présente en l'Immense
est éternelle.
Elle consiste en trois états [d'équilibre, d'agitation et d'inertie].
Quand son [équilibre] est rompu, elle [semble] surgir en [l'Immense], on la dit alors "triple". (V, 39)

Le commentateur, ici encore, fonde son explication sur la doctrine du shivaïsme du Cachemire : "L'Energie est présente en l'Immense" signifie qu'il n'y a aucune contradiction entre la dualité et l'unité. Cette énergie inhérente à l'être est vimarsha-shakti, le pouvoir de "se prendre pour" que chacun peut observer. Le commentateur, fidèle à la philosophie tantrique de la Reconnaissance, ajoute que, sans ce pouvoir d'identification qui comporte certes une part d'aveuglement, l'Être serait comme un miroir ou un cristal transparent : il serait inerte, insensible, mort, inanimé, sans vie, comme une pierre. 
La conscience est à la fois manifestation de l'unité et de la dualité, sachant qu'elle ne fait que se prendre pour ce qu'elle a toujours été potentiellement : une infinité de personnes et de mondes. Elle contient tout cela, "comme l’œuf du paon" ou comme la graine contient l'arbre. 
La vie est réalisation de soi, actualisation d'un potentiel infini. Le commentateur cite même une belle stance du Poème pour la reconnaissance du Maître en soi (Îshvara-pratyabhijnâ-kârikâ) d'Outpala Déva :

Dieu, qui est la conscience elle-même,
manifeste à l'extérieur
ce qui est à l'intérieur,
comme un yogi,
sans matériau,
manifeste une myriade de choses.
(V, 39)

"A l'intérieur", ici, ne signifie pas que les choses apparaissent "dans" la conscience comme des nuages dans l'espace, mais bien plutôt que les choses sont conscience, Lumière, Être. Cela répond à la question de savoir ce que devient cette tasse de thé, par exemple, quand je ne la perçois pas. Elle est alors présente, en réalité, mais de manière indifférenciée de moi, de la Lumière, de l'Être. Tout est toujours présent, mais de manière indifférenciée de moi ; "moi" ici ne désignant ni le corps, ni l'esprit, mais la Lumière, l'Être. 
Percevoir cette tasse, là, "devant moi", revient à la percevoir face à "mon" corps. Comment ? Tout est moi, l'être infini que je suis.  Percevoir cette tasse, de manière différenciée, c'est donc me percevoir moi-même comme tasse. Comment ? En excluant tout le reste, en mettant de côté ma plénitude, à la manière d'un sculpteur qui élimine la matière de la pierre pour en faire ressortir une forme particulière. 

"Comme un yogi" : comme quelqu'un qui pratique la magie d'hypnose et fait apparaître devant son publique une scène qui semble réelle. Notez que l'Être ne crée pas à la manière d'un rêve, ni à partir d'habitudes passées (karma, inconscient), ni à partir d'atomes. Non, il crée directement, en se réalisant lui-même comme monde. Toute expérience est une expérience de soi, entendu comme Être. 
Evidemment, quand je vois cette tasse, ça n'est pas moi, Untel, qui me vois moi-même. Sans doute je projette des habitudes individuelles sur cette tasse ; mais la perception, c'est-à-dire l'existence de cette tasse, est perception de l'Immense par soi. 
Et c'est dans un second temps, à l'intérieur de cette création universelle, que chaque individu "crée" son monde privé. Il n'y a donc aucune confusion entre la création universelle et la création individuelle, cette dernière étant très limitée et soumise aux lois de la création universelle. 
Il n'y a donc pas, ici, l'idée New Age selon laquelle l'individu "crée" le monde. L'idée des pouvoirs surnaturels (siddhi) existe bien sûr dans le tantrisme en général, mais la Reconnaissance est ambivalente sur ce point. Je vous renvoie aux Hymnes à Shiva d'Outpala déva parus récemment.
Par contre, chaque personne peut se reconnaître comme cette conscience universelle qui est à la source de tout. C'est la reconnaissance libératrice, source de paix, de joie et surtout d'émerveillement.

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