mercredi 7 novembre 2018

En quel sens le mental est-il le jeu de la conscience ?


Pour la plupart d'entre nous, le bavardage mental et les errances de l'imagination sont un fardeau. Une expérience l'a montré : on a demandé à des volontaires de choisir entre dix minutes seul, en silence, et un choc électrique modéré. La grande majorité a choisi les chocs électriques... 
Suivant cette tendance, la majorité des enseignements spirituels aujourd'hui proclament que le mental est mauvais. Les exemples sont si nombreux que l'on me pardonnera de ne pas en proposer.

Or, la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), la philosophie la plus aboutie du Tantra, est originale sur ce point. Selon son fondateur Somânanda et son disciple Outpala Déva, l'agitation mentale, c'est-à-dire toutes ces images et ces paroles intérieures qui semblent échapper au contrôle de l'individu, sont en réalité des créations divines. Elles font partie de son libre jeu. Car Dieu, qui est conscience, aime à jouer, gratuitement, en y cherchant l'infinie félicité qu'il est :

"Jouer, c'est un frémissement qui est aspiration à la joie" 

(Commentaire d'Outpala Déva à la Vision de Shiva, I, 38)

La "joie" est harsha, qui désigne aussi l'excitation, le bouillonnement des sens (le mental étant le sixième sens). 
Le "frémissement" est spanda, qui n'a rien à voir avec une vibration "quantique", n'en déplaise à certains interprètes (peut-être) un peu démagogues sur les bords, mais désigne le paradoxe de la conscience, qui est à la fois immobile et en mouvement, ou qui, selon Abhinava Goupta est animé d'une "sorte de mouvement" (kimcic chalanam), c'est-à-dire d'un mouvement extraordinaire, inconcevable. En effet, le pronom indéfini (kimcit, kimapi, so'pi, etc.)est employé couramment, dans le shivaïsme du Cachemire, pour suggérer l’ineffable, l'Être qui donne tous les noms, qui peut tous les recevoir, mais à qui aucun nom ne convient.

Plus loin, Somânanda et Outpala Déva en viennent à affirmer que, puisque tout est conscience libre (et non pas conscience passive comme dans le Védânta), alors même les errances du mental sont le libre jeu de la conscience :

Selon le [libre] désir de la [conscience], on fait l'expérience, en la condition d'individu, des émotions et autres états mêlés de peur, par exemple. Si vous (les Bouddhistes) affirmez que ce sont des illusions, j'établirai plus loin leur réalité. (Vision de Shiva I, 45b-45a)

Dans son explication de ces vers, Outpala Déva précise que Somânanda s'adresse ainsi en particulier aux Bouddhistes. Dharma Kîrti, par exemple, divise les expériences en deux : d'un côté les percepts, qui donnent accès au réel ; de l'autre, les concepts, qui ne sont que des constructions illusoires. 

Mais la Reconnaissance rejette cette dualité : tout est le libre jeu créateur de l'Être, tout est réalisation de l'Être. 
Outpala Déva confirme donc que les concept (images, souvenirs, bavardages, rêveries, etc.) sont aussi créations directes de la Source, car il n'y a qu'une seule source, un seul pouvoir, la conscience. Je n'invente rien :

Les émotions comme le désir, la peine, la peur, etc. dont nous faisons l'expérience directe et évidente (sphurantah) ont pour seule et unique cause le désir du Seigneur lui-même ! (bhagavadicchaiva).

C'est clair, n'est-ce pas ? Donc le "shivaïsme du Cachemire" enseigné par certains, aujourd'hui, n'est pas du shivaïsme du Cachemire. C'est du New Age, fondé sur la vieille et populaire dualité entre percept et concept.

Et comment donc le Seigneur, l'Être infini et souverain dont la conscience est le cœur, serait-il la cause directe de la peur que l'on peut éprouver lors d'un rêve, d'une rêverie, etc. ? Outpala Déva donne une réponse profonde et, je trouve, passionnante :

Le Seigneur est la cause directe de ces émotions car la force de leur évocation vient de ce qu'on est alors possédé par le Seigneur. (ibid.)

Autrement dit, c'est ici encore le modèle de la possession chamanique (âvesha) qui revient. Sentir une émotion, c'est, même si on ne le sait pas, s'identifier à, se plonger dans, l'océan bouillonnant de la conscience universelle. 

Il nous arrive souvent de faire des sortes de petits rêves éveillés. Par exemple, en s'approchant d'une fenêtre, on se voit en train de tomber, de s'écraser, et on ressent la terreur de la chute, parfois de manière très réaliste. C'est la "force évocatrice" (bhâvanâ-vashât) des émotions, nourries d'images et de mots (les mots étant les yoginis, les Puissances du Seigneur, la conscience étant la Reine des Yoginis). 

Mais d'où vient cette force ?
Pour la plupart des spiritualités, cette puissance vient de l'ignorance (avidyâ) et de l'habitude (vâsanâ) ou de quelque autre défaut. 

Mais pour la Reconnaissance, cette force vient de la force du Soi (âtma-bala), de la Puissance du Seigneur, qui est la conscience souveraine. La force de persuasion du mental vient de ce que nous sommes alors "possédés par le Seigneur" (îshvara-âveshât), comme lors d'une transe chamanique. Ces états émotionnels ou d'agitation sont des états de possession, de transe, d'hypnose divine, car l'Être est souverain, sa toute-puissance ne souffre aucune limite. Aucune.
C'est là une clé du Tantra. 

Voilà pourquoi la Reconnaissance a tendance à récuser les techniques : le secret consiste à reconnaître la source divine de l'émotion, du bavardage, du mental, et non à se plaindre du mental, comme le font la plupart des chercheurs spirituels, malheureusement encouragés par des enseignants encombrés d'un mental illettré, peu familiers des arcanes de la tradition. 

Le secret est l'ardeur amoureuse, bhakti, l'élan qui s'abandonne, qui prend part au jeu de la conscience.
Plus précisément, il s'agit de savourer, encore et encore, le ressenti viscéral "je...je...je..." qui pulse au cœur de toute expérience, sans rejeter la peur ni condamner le mental, car tout est divin. 
La clé n'est ni dans la connaissance pure (ça c'est le Védânta), ni dans le yoga (le shivaïsme du Cachemire juge le yoga optionnel, dans le meilleur des cas), ni dans le rituel (expression idéalement gratuite mais qui risque toujours de dériver vers l'automatisme), encore moins dans une sorte de mécanisation de la vie alimentée par le fantasme neurasthénique d'un "fonctionnement impersonnel", mais dans l'amour connaissant d'une connaissance savoureuse. Bien sûr, tout cela est aussi le jeu de la conscience, autant de "personnage" joués par l'Acteur unique et suprême. Mais ce sont des fragments, des étapes, et non la vie intérieure épanouie telle que la propose le shivaïsme du Cachemire. Outpala Déva chante :

Ils disent :
"Alors, là, grâce au yoga, on t'atteindra".
Tromperie, ô Seigneur !
Autrement, comment donc
pourrais-tu te manifester
à tes amoureux
en n'importe quelle circonstance ?

(Hymnes à Shiva I, 16)

Bhakti, bhajan :


1 commentaire:

  1. Oui le coeur du coeur du coeur encore et encore un jaillissement sans fin de toutes les intensities du plus profond silence aux explosions ..d amour, d amour hare kalimā, hare guru, hare viva

    RépondreSupprimer

Pas de commentaires anonymes, merci.