mardi 26 mars 2019

Le Regard éveillé, "en peu de paroles"


Je reviens d'un beau weekend à Marseille, passé à partager ce qui pour moi a le plus de valeur en ce monde : la vie intérieure, avec ses jeux d'éveil tirés par exemple du Vijnâna Bhairava Tantra et exploré à travers les méditations complémentaires de l'espace et du coeur. Ce partage s'inspire principalement du riche héritage du shivaïsme du Cachemire. Mais il a existé en Europe des traditions belles et profondes. A Marseille en particulier il y a eu, au XVII, François Malaval, dont j'ai déjà parlé sur ce blog. Un peu avant, il y a eu le capucin Alexandre de la Ciotat, mort à Marseille en 1709.

Dans son Parfait dénuement de l'âme contemplative, il décrit l'expérience essentielle de la vie intérieure :

"Mais pour vous dire beaucoup de choses en peu de paroles, prenez garde que cette vue de Dieu [= le regard non-duel, la contemplation, la plongé en soi] doit se faire dans le fond de l'âme et non dans la superficie afin qu'elle soit intime et essentielle, et qu'elle doit avoir ces six circonstances, car elle doit être 
simple
nue
universelle
négative
actuelle ou effective
et affective.

Premièrement, elle doit être simple, c'est-à-dire sans composition de pensées et sans multiplicité de raison comme la méditation, de sorte que l'entendement, ayant une double puissance d'agir qui est par intelligence [intuitive] ou par raisonnement [discursif], cette vue de Dieu doit être un acte d'intelligence qui est un simple envisagement sans discours et non un raisonnement, qui n'est jamais sans images.

Secondement, cette vue doit être nue, c'est-à-dire qu'on ne doit pas s'imaginer un Dieu tout éclatant de lumière ou tout rempli de majesté sur un trône de gloire, car toutes les imaginations pour relevées qu'elles soient, abaissent la pointe de l'esprit au lieu de l'élever en Dieu, parce que Dieu étant un être infini, immense et incompréhensible, nous ne pouvons le regarder que des yeux de la foi, qui est très certaine et infaillible, mais obscure et dans les ténèbres surnaturelles. De sorte que moins nous avons de raisonnements et de connaissances naturelles, plus nous avons de vue à la présence de Dieu...

Troisièmement, cette vue doit être générale et universelle, non particulière et déterminée ; c'est-à-dire qu'il faut envisager simplement l'être de Dieu dans une abstraction de toutes ses perfections infinies et sans rien particulariser de ses attributs.

Je sais que cette attention générale qui est insensible aux commençants fait une grande peine aux âmes qui n'y ont nulle habitude et qui sont encore dans les vues de la méditation [mentale], parce qu'elles craignent d'être inutiles et d'y perdre leur temps. C'est pourquoi elles veulent toujours agir pour entrer dans les choses sensibles et se tourment pour produire des actes qui leur font perdre le repos intérieur et la jouissance qu'elles cherchent de Dieu.

Mais les directeurs doivent mettre leurs esprit dans le repos et les assurer dans la voie où Dieu les veut, qui est un grand dénuement et un entier abandonnement à son bon plaisir. Il leur doit fait comprendre que cette vue générale agit d'autant plus divinement dans l'âme qu'elle est dépouillée des sentiments de la méditation et qu'elle nous communique de plus éclatantes lumières de la présence de Dieu, quoiqu'à notre égard elles nous semblent plus obscures, parce que cette attention générale qui est insensible au commencement devient et se rend peu à peu si intimement sensible et si bien expérimentale dans une âme qui souffre son propre dénuement qu'elle ne sent plus réellement dans son intérieur que la présence intime essentielle de Dieu.

Quatrièmement, que cette vue doit être négative et non affirmative. Les théologiens disent que la connaissance négative que nous formons de l'être de Dieu est toujours plus parfaite que l'affirmative qui voit, qui considère les perfections de Dieu de toute autre manière qu'elles ne sont. C'est pourquoi Saint Denys dit que Dieu n'est ni bon, ni sage, ni puissant, ni grand, mais qu'il est plus que bon, plus que sage, plus que puissant et infiniment au-dessus de tout ce que nous saurions imaginer de la grandeur, de la puissance, de la bonté, et la plus parfaite connaissance qu'on peut avoir de Dieu est de le contempler comme un être incréé, infini, ineffable, incompréhensible, qui est une science plus de foi que d'entendement, plus d'intelligence que de raisonnement et plus ignorante que savante.

Cinquièmement, cette vue doit être actuelle et effective et non paresseuse et assoupie, jusqu'à ce que Dieu nous la donne, par sa pure miséricorde, passive et surhumaine, ce qu'il fait en élevant notre foi par des grâces surabondantes ou par l'infusion de quelques espèces [=images] surnaturelles par lesquelles il se manifeste  incompréhensiblement présent dans le fond de l'âme, ou il laisse un sentiment expérimental de son intime essentielle présence...

Enfin, pour la sixième circonstance, cette vue doit être amoureuse et affective et non froide et lâche, jusqu'à ce que Dieu nous la donne par sa grâce jouissante et fruitive, car le coeur se refroidit facilement si on ne le relève de de temps en temps par des affections, aspirations et pensées amoureuses. De même, l'esprit se ralentit d'ordinaire si on ne le soutient par des réflexions et vues qui le relèvent de ses abattements."

(I, 15)

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