lundi 1 avril 2019

Si le monde n'est qu'illusion, d'où viennent sa beauté et sa richesse ?

La conscience contre la conscience


La plupart des spiritualités sont ambiguës à propos du monde, du corps, des femmes et de tout ce qui incarne la vie en général.

Il y a d'un côté la tentation de dénigrer le monde, de ne voir dans la beauté du cosmos qu'une tromperie redoutable, d'autant plus qu'elle est belle.

Il y a de l'autre la tentation de célébrer le monde, de ne voir dans la diversité de la nature qu'une expression de l'art de l'absolu, quelque soit la manière dont cet absolu est conçu par ailleurs.

Tout se passe comme face à un tour de magie. Face à ce mystère, à cette manipulation, on peut réagir soit en se scandalisant de cette tentative de manipulation, soit en s'émerveillant de cette surprise, du miracle de la multiplicité, de l'inépuisable créativité de la conscience.

Toute cette ambivalence se retrouve dans le mot sanskrit mâyâ qui désigne, à l'origine, la magie divine. C'est aussi l'ambiguïté de toute illusion : un faux-semblant est... faux, mais aussi "semblant", c'est-à-dire semblable, manifestant un peu de ce qu'il manifeste, tout en le cachant, en le déformant.

Cette hésitation (vikalpa) sur le statut du monde peut se retrouver à l'intérieur d'une même tradition. Cette tension, en forme de problème, en constitue alors le moteur et comme l'âme.

A titre d'exemple, voici ce que dit de la Nature un texte du shivaïsme du Cachemire, en expliquant un verset d'Abhinava Goupta : 

kīdṛśam ? - ityāha vicitra iti | rudra - kṣetrajñabhedabhinnā 
nānāmukhahastapādādiracanārūpāḥ tanavaḥ ākārā 
viśiṣṭasaṃsthānarūpeṇa āścaryabhūtāḥ | tathā anyonyabhedena sātiśayāni 
karaṇāni cakṣurādīni | 

De quelle sorte est cet "univers" ? Il est "varié", "merveilleux", "étonnant", "coloré", "charmant" [je traduisant en glosant vicitra par ses différentes acceptions]. 
Les formes des "corps" sont agencées en différentes sortes de têtes, de bras, de jambes, etc., différenciées [aussi] selon les différentes [espèces], depuis les Roudra [sorte de Bouddha shivaïte] jusqu'aux âmes incarnées [litt. "percipient d'un d'un champs"] qui sont des merveilles selon leur milieux particuliers. 
De même, les "organes" tels que les yeux, se surpassent les uns les autres de par leurs différences. 

(Parama-artha-sâra-vivriti, 5)

J'ai mis les mots qui expriment la beauté du monde en gras : vicitra, âshcârya, atishaya). Et ce qui est extraordinaire, justement, c'est qu'ici c'est la variété, la multiplicité même, la dualité elle-même, qui est désignée comme cause de la beauté, avec des mots comme nânâ, bheda, vishishta, etc. Le fait que la beauté tient à la variété s'incarne dans l'adjectif vicitra, qui signifie à la fois "varié" et "beau". 

Je vous livre aussi le passage qui suit immédiatement, car il éclaircit un autre point important, bien qu'il ne soit pas le sujet principal de cet article :

tadyathā - rudrapramātṝṇāṃ niratiśayāni 
sarvajñatvādiguṇagaṇayuktāni, taiḥ kila sarvamidam ekasmin kṣaṇe yugapat 
jñāyate, saṃpādyate ca | kṣetrajñānāṃ punaretānyeva karaṇāni 
parameśvaraniyatiśaktiniyantritāni santi 
ghaṭādipadārthamātrajñānakaraṇasamarthānyeva, na taiḥ sarvaṃ jñāyate, 

nāpi kriyate /

Par exemple, les Roudras sont sans pareils en raison de l'abondance de leur pouvoirs tels que l'omniscience. Toutes choses sont en effet créées par eux, dans l'instant même où ils les perçoivent. En revanche, les âmes incarnées [ordinaires] ont des organes [ou des "facultés", des pouvoirs], qui sont encadrées et restreintes par la Shakti (appelée] "Nécessité" et qui appartient au Maître suprême. Elles sont seulement capables de créer et de connaître des objets comme les vases, par exemple : elles ne connaissent pas tout, elles ne créent pas tout.

Autrement dit, les âme éveillées, le Roudras, sont toutes-puissantes car elles connaissent tout et, pour elles, connaître une chose c'est créer cette chose. Pour les âmes ordinaires en revanches, celles qui sont la Conscience universelle, mais limitées à quelques organes seulement, la créativité et la connaissance sont limitées : elles s’inscrivent dans le cadre de la "Nécessité" (niyati), autrement dit des lois de la Nature, lesquelles sont les libres décrets de la conscience universelle. Ce qui est liberté pour la Conscience universelle, apparaît comme Nécessité aux conscience individuelles, bien qu'il s'agisse au fond de la même conscience qui joue librement à être tel ou tel individu avec ses organes et ses pouvoirs propres. Donc en réalité, c'est la conscience qui joue librement à se soumettre à ses propres règles, dans les règles de l'art pour ainsi dire. La conscience universelle se réalise comme conscience individuelle, laquelle peut créer, mais selon les lois de la conscience universelle, sauf si elle se reconnaît elle-même comme conscience universelle.

Quoi qu'il en soit la beauté ne vient pas seulement de l'Un, mais aussi du Multiple. La beauté du cosmos, c'est-à-dire sa variété ordonnée, exprime la richesse de l'absolu. Elle n'est pas une illusion trompeuse sans raison, mais seulement parce que le mystère que nous sommes désire librement se tromper soi-même ainsi.

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