lundi 17 juin 2019

S'il n'y a que conscience, comment peut-il y avoir autre chose ? - Cœur de la Reconnaissance 7bis

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Comme nous l'avons vu dans le Cœur de la Reconnaissance, le monde n'est pas une création de la conscience à la manière d'un pot façonné par un potier, mais plutôt à la façon dont l'océan est la cause des vagues. Il ne s'agit pas d'une relation de cause à effet au sens matériel du terme, mais d'une relation d'identité ou de nature, organique disons, entre un tout et ses parties, ou entre une espèce et ses individus. Quand on voit Socrate, on voit l'humanité. 
Par ailleurs, le monde est conscience, mais conscience ralentie, contrainte, telle une sève cristallisée, et conscience qui se manifeste comme autre qu'elle-même, dans l'oubli d'elle-même.

Voici un autre passage sur ce sujet, tiré d'un autre texte du maître de Kshéma Râdja, et qui l'a très probablement inspiré. Il s'agit d'un commentaire à l'un des versets du Poème pour la Reconnaissance du Maître en soi (Îshvara-pratyabhijnâ-vimarshinî), le poème étant d'Outpala Déva et son commentaire, d'Abhinava Goupta, qui fut sans doute cousin et maître de Kshéma Râdja. Quoi qu'il en soit, cette stance, comme il est d'habitude dans la littérature philosophique de l'Inde, est justifiée par et présentée comme la réponse à une objection :

"Mais si le niveau de conscience (tattva) nommé "Shiva" est ainsi [pure conscience de conscience] et si ce monde n'est rien de plus que lui, alors comment peut-il y avoir un autre niveau de conscience ? Si tous les niveaux de conscience reposent en un seul niveau, qui est [pure] conscience, comment peuvent-ils se manifester l'un après l'autre, puisqu'il n'y a pas, alors de différence spatiale ou temporelle [entre eux, attendu qu'ils sont tous également conscience] ?

- C'est vrai,

Mais au commencement [de la manifestation] des niveaux de conscience, il y a le niveau nommé "l’Éternel" quand [le monde] s'esquisse à l'intérieur, puis le niveau nommé "le Seigneur" quand [la conscience] s'oriente vers une manifestation [de soi] extérieure. III, 1, 2

Même s'il est vrai que le niveau de conscience appelé "Shiva" est absolument un, cette liberté manifeste en elle-même une différenciation de soi, à la manière de reflets [dans un miroir]."


Je vous rappelle que dans le langage de la philosophie de la Reconnaissance, "intérieur à la conscience" veut dire identique à la conscience. "Extérieur" signifie "manifesté comme différencié de la conscience, tout en lui étant identique". Et cette différence, cette dualité donc, n'est pas une pure illusion, mais bien plutôt la liberté qu'est l'acte de conscience. C'est la conscience elle-même qui se réalise d'abord comme purement identique à elle-même (niveau de "Shiva"), puis comme monde différencié mais tout juste esquissé, ce monde étant alors un monde subtil (niveau de "l’Éternel") ; et enfin comme création, acte de conscience grossier (niveau du "Seigneur"). 

Notons que le monde se déploie ici sans faire oublier son fond de pleine conscience de soi, de conscience d'unité. L'unité et la dualité n'y sont pas considérés comme contradictoires, la dualité ne fait pas oublier l'unité, mais l'unité n'y supprime pas non plus la dualité, c'est-à-dire l'expérience d'un monde avec un corps, etc. C'est pourquoi ces niveaux de conscience sont considérés comme "purs", c'est-à-dire complets. Ce sont des états de pleine conscience, car la conscience s'y ressaisit à la fois comme unité et comme dualité. 

L'important est de comprendre que la conscience du monde est compatible avec la conscience du fond d'unité en lequel apparaît le monde ; et que cette doctrine, si différente de celle du Vedânta, est rendue possible par une forme particulière de relation de cause à effet formulée par le Bouddhiste Dharmakîrti, la relation de nature (svabhâva-hetu), où relation du particulier au général, intéressante pour les philosophes de la Reconnaissance, car elle est à la fois identité et différence. Elle permet de voir la cause dans l'effet, en quelque sorte sans nier ni la cause, ni l'effet. 

Cette doctrine a des conséquences très intéressantes, car elle permet de voir le monde comme de la conscience cristallisée, comme de l'absolu en mouvement, en acte, et donc d'affirmer que l'absolu est acte, action, désir, etc. Du coup, le corps, le plaisir, les apparences, l'art, la beauté, le féminin, etc., peuvent être intégrés de plein droit dans la vie de l'absolu, et donc dans la voie de l'éveil. Autrui par exemple peut-être reconnu (à la manière de la reconnaissance du Soi) comme conscience visible, à travers sa parole (qui est plus que ses mots). Ce point passionnant et riche de conséquences est analysé de façon remarquable par Isabelle Ratié dans son étude Le Soi et l'autre, que je recommande une fois de plus. Il y a aussi cet article, en anglais.

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