lundi 30 septembre 2019

Phadampa, le sacré Papa

Phadampa Sangyé, le "Bouddha père sacré" est une figure étrange du bouddhisme tibétain. Il aurait vécu au XIème siècle, aurait rencontré Milarépa. Mais il est Indien, peut-être l'alter tantrique du pieux Kamala Shîla, moyennant un de ces imbroglios dont les Tibétains ont le secret.

Ce qui m'intéresse ici, c'est son enseignement, qui a inspiré le fameux "Tcheude" (:)) "chamanique", mais aussi le dzogchen. C'est du moins mon hypothèse. Comme je ne suis pas très fort en tibétain, je ne peux étayer. 

Mais les sources traduites de l'enseignement de Phadampa font état d'une pratique de méditation dans une hutte cloisonnée, ou bien dans une hutte obscure, dans laquelle le yogi doit fixer le bord des fenêtres, ce qui est un moyen bien connu de développer des visions. 

De plus, il est représenté dans une attitude typique de la méditation dzogchen, elle-même inspirée par, ou imitée de, la méditation de Shiva (shiva-mudrâ, shâmbhavî, etc.) prescrite dans la tradition Kaula.

paramabuddha

Voici un article qui rapproche Phadampa d'Ayyappan et qui fait aussi le lien avec Ârya Déva, un maître important de la tradition de Phadampa, peut-être l'un de ses gourou, à qui est attribué un beau poème sur une sorte de voie non-duelle de la Prajnâ Pâramitâ. Et aussi avec Shabara Pâda, l'un des gourous d'Advaya Vajra. Bref. Une figure complexe, ce Phadampa, dont les enseignements mériteraient une exploration plus fouillée.
Il y a quand même ce livre.

Yogi statue from Varkala
Un Phadampa du Kérala ?


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Aiyyanar avec ses deux parèdres qui ne sont pas sans évoquer Citta Vishramâ et Mano Bhangâ
Les deux montagnes de Shavara Pâda ne seraient-elles pas ses deux yoginîs ?

dimanche 29 septembre 2019

Ayyappan le yogi


Ayyappan, l'un des fils de Shiva, divinité secondaire devenue majeure dans le Sud, où Ayyappan est aujourd'hui une sorte de dieu de la virilité kitsch et des hommes qui battent leur femme. A l'origine, il est un dieu chaste, yogi et exemple de la morale brahmanique.
Son sanctuaire principal est à Shabarimâlâ, dans la jungle du Kérala. Son pélerinage attire des millions d'hommes vêtus de noir, principalement pour des problèmes d'alcool, de tabac, d'addictions diverses et aussi de violences domestiques. Bizarrement, le temple est interdit aux femmes. Vous croisez ces pélerins si vous allez dans le Sud en hivers : ils sont le plus souvent habillés en noir.


Notez la posture de yoga et la ceinture. Avec Yoga Narasimha, c'est aujourd'hui la seule icône qui reste de la glorieuse époque où le yoga, c'est-à-dire la méditation, se pratiquait avec la ceinture de yoga (yoga-patta).

Voici une ceinture confectionnée par Ramana Maharshi pour un Anglais, d'après un modèle possédé par son père :

source :

Les origines tantriques du Hatha Yoga

Le yoga tantrique, shivaïte est la source principale du yoga. Et plus spécialement la tradition kaula ou "du Koula".

La pratique principale du yoga shivaïte est la "méditation de Shiva", appelée "attitude" ou "posture" (mudrâ) de Shiva (shambhavî), de Bhairava à la bouche et aux yeux grands ouverts (bhairavîya), de l'étonnement (vismaya), de la stupeur (cakita), secrète (rahasya), divine et céleste (divya). 

Voici une illustration, temple de Melkote, Sud de l'Inde  :


Narasimha l'illustre fort bien aussi :

Résultat de recherche d'images pour "yoga narasimha"
Ainsi que cette statue, apparemment récente, dont je ne connais pas l'origine :

Vous noterez, à chaque fois, la présence de la ceinture de méditation (yoga-patta), accessoire de méditation très répandu en Inde jusqu'au XIXème siècle (le père de Ramana en avait une), mais qui ne survit aujourd'hui que chez les yogis tibétains, chez qui on trouvera des dizaines clichés récents. En voici un avec le XVIème Karmapa, jeune :



Il n'est donc pas étonnant de retrouver la méditation de Shiva dans le bouddhisme tibétain, où elle correspond exactement à la méditation trékcheud ("trancher les liens", khregs chod) dans la tradition dzogchen de la "grande perfection" ; mais on en trouve aussi des traces dans la tradition de Phadampa Sangyé, une figure étrange du XIème siècle indo-tibétain, et sans doute ailleurs, dans le Kâlacakra notamment. Voici un exemple de cette "posture", du maître dzogchen Djamyang Dordjé. Notez le regard, la bouche, les mains, et surtout l'attitude générale. C'est purement la Shiva-mudrâ décrite dans les tantras shivaïtes, fort éloignée de l'archétype de la méditation bouddhiste :


Ce qui me conduit à formuler l'hypothèse suivante : la pratique tibétaine du trékcheud provient du yoga shivaïte, de la méditation de Shiva.

Voici un article universitaire, par Jason Birch, qui se penche enfin sur les origines "tantriques" (=shivaïtes) du Hatha Yoga, via le Râdja Yoga, lequel n'est qu'un autre nom de la méditation de Shiva, alias trékcheud. 


https://www.academia.edu/40467193/The_Tantric_%C5%9Aaiva_Origins_of_R%C4%81jayoga?source=swp_share

L'Auteur de cet article étaie ainsi plusieurs hypothèses que j'avais formulées, bien qu'il soit bien plus exploratoire que démonstratif. 
Mais il ne fait pas encore le lien avec le dzogchen : il faut dire que le monde académique est ultra spécialisé et cloisonné. La plupart des chercheurs sont en réalité des adeptes de ces traditions, et on comprend qu'ils ne cherchent pas trop au-delà de leur aire traditionnelle. A l'image de Jean-Luc Achard, membre du CNRS mais adepte intégriste du dzogchen, l'Université n'est pas toujours à la hauteur de son idéal d'impartialité scientifique. Cependant les choses changent chez les chercheurs plus jeunes, qui on sans doute plus de recul par rapport aux hiérarchies traditionnelles.

Pour ma part, je ne suis rien, mais j'essaie, dans la mesure de mes possibilités, de partager mes découvertes en ce domaine. La méditation de Shiva est la plus belle et la plus puissante approche de la méditation que je connaisse (avec la méditation "de Shakti"). Un manuel et une anthologie de textes traditionnels autour de ces méditations devraient paraître au printemps 2020 chez Almora.

En attendant, je partage cette méditation sur ce blog, parfois de façon formelle et explicite, parfois de manière indirecte. Je propose également une retraite dans le désert, un séjour à Bénarès et des retraites en France sur ces approches uniques de la méditation. 

samedi 28 septembre 2019

Qu'est-ce que la folle sagesse ?

L'affaire Sogyal remet le débat sur la "folle sagesse" sur le devant de la scène.

Selon la vision populaire du tantrisme (transgressif), la folle sagesse serait une forme d'habilité à "casser l'ego" des gens, pouvoir spécial dont seraient dotés les "éveillés". Ce concept présuppose qu'il existe des "éveillés", qu'ils ont atteint un état irréversible, que toute leur personne est parfaite, et que l'on peut et doit abandonner tout esprit critique pour bénéficier de leur bonne influence.

Ça n'est pas tout à fait l'impression que donne la fréquentation des textes tantriques, même les plus transgressifs (car tous ne sont pas transgressifs, loin de là). Ça n'est pas mon impression, depuis trente ans que j'arpente leurs recoins parfois touffus. Il est vrai que l'idée tantrique du gourou exige un abandon de l'esprit critique et que le gourou tend à remplacer tout autre moyen spirituel : il suffit de renoncer à l'esprit critique, et "tout est joué, je suis sauvé, l'énergie du gourou va me sauver". Il est vrai aussi que le gourou doit être vu comme parfait en chacun de ses actes, sans aucune exception.

Mais, même selon la tradition elle-même, ce gourou n'est pas nécessairement parfaitement éveillé. Ce que promet en revanche la tradition (le tantrisme en général), c'est que la foi absolue en un gourou, même s'il n'est pas parfait, donnera des résultats parfaits. De plus, il faut examiner de façon critique le gourou, mais seulement avant l'initiation, c'est-à-dire avant l'engagement formel auprès de ce gourou. Après, il n'y a plus de retour en arrière possible et tout regard critique doit impérativement être banni, sous peine de damnation éternelle et incurable.

Cela  ne signifie pas qu'en Orient, il n'y a pas du tout la naïveté que l'on trouve en Occident à l'égard des gourous potentiels. Bien sûr qu'il y a de la naïveté, une ignorance crasse. Si des gourous peuvent manipuler des gens bien éduqués, que dire de gens qui ne savent même pas quel âge ils ont ? Ce qui est chose encore courante dans les campagnes de l'Inde, quoique cela disparaisse rapidement grâce au progrès. En tous les cas, il me semble évident que ce mythe de l'éveil comme transformation radicale de soi, sans régression possible, est une fable dangereuse.

En revanche, la folle sagesse ne consiste pas à "casser l'ego", mais à remettre en question des stéréotypes. Quand on lit les nombreuses anecdotes sur les "grands accomplis" indiens, on est frappé par le fait qu'ils ne cassent rien ; mais ils questionnent, par leurs actes, des clichés des groupes dans lesquels ils vivaient. Ces sages fous sont des sortes de cyniques, les sages de la Grèce antiques qui n'hésitaient pas à choquer le bourgeois, si j'ose dire, pour provoquer un "éveil", c'est-à-dire une prise de conscience, tout simplement. Il n'y a rien de surnaturel là-dedans. Au contraire, les cyniques revendiquaient un retour à la nature ! Par exemple, un cynique faisait l'amour en public : ça n'était pas pour "casser l'ego", mais manifestement pour questionner la division conventionnelle entre "public" et "privé". De même, quand tel "grand accompli" tantrique s'enfuie avec la princesse Untelle et que le roi furieux les poursuit, ce gourou tantrique montre ainsi que les relations sexuelles peuvent et doivent parfois s'affranchir de la norme du groupe, dont le roi est le garant. 

Au fond, ces gens sont des moralistes, au sens où l'on parle des moralistes du XVIIè siècle, comme La Rochefoucauld. Ils nous apprennent à distinguer entre morale et moeurs et à critiquer les coutumes et autres conventions. Voilà tout. Ils nous provoquent pour éveiller notre bon sens, c'est-à-dire notre raison.  

La folle sagesse, c'est l'amour de la sagesse, c'est la philosophie.

En ce sens, Socrate est LE maître de folle sagesse par excellence. Sa société le lui a d'ailleurs bien fait payer en le condamnant à mort. Jésus en est, peut-être, un autre. Mais Socrate reste l'archétype du sage pris pour un doux dingue. A juste titre, du reste, car il fut un très puissant moraliste, un "accoucheur des âmes" d'une redoutable habileté. Comme beaucoup, j'ai découvert Socrate avec l'Apologie en Terminale. 



Je dois dire que plus les années passent, plus j'éprouve de l'admiration pour cette figure de la sagesse universelle. Il est véritablement le Jésus de la philosophie. "La sagesse est folie aux yeux du monde". Certes. Mais toute folie est-elle sagesse ? Je crois qu'il y a des folies qui ne sont rien de plus que ce qu'elles paraissent : de misérables folies.

Mais l'arrivée du tantrisme et, en particulier, du bouddhisme dit "tibétain", a créé une confusion. 
Voici une discussion intelligente de ce sujet par un adepte du bouddhisme tantrique qui a passé quelques années avec le gourou Sogyal. Il nous propose quelques pistes pour penser la "folle sagesse", qui s'avère parfois nettement plus folle que sage :



Cela fait du bien, je l'avoue, d'entendre un peu de bon sens au sein d'un milieu que l'expérience m'a appris à considérer comme une nef des fous. 

Cependant, je crois qu'en Occident, il y a eu un facteur aggravant. 

Comprenons-nous : je n'affirme pas que les scandales soient la faute des Occidentaux. Je conspue la pseudo explication dite du "vide spirituel" qui fait florès chez les illettrés et autres sycophantes d'un passé et d'un ailleurs qui n'existent que dans des têtes gâtées. 

Quand un individu se revendique d'une religion et commet des crimes au nom de cette religion, comment croire que cela n'a aucun lien avec ladite religion ? Ou idéologie, ou comme vous voudrez l'appeler. Bien sûr, la personnalité de telle personne joue un rôle. Mais quand le crime se répète, il faut aller examiner les idées derrières ces crimes. On reconnaît l'arbre à ses fruits. Nos actes suivent de nos croyances. Sinon, on fait comme dans les films hollywoodiens : on accuse l'individu d'être un "déséquilibré", se dédouanant ainsi du dur devoir d'examiner les idées qui ont rendu possible ses actes. "C'est un fou, donc ça n'a rien à voir avec..." Et alors, nous nous sentons soulagés d'avoir échappé à la polémique ; mais en réalité, nous ne faisons que nous mentir et chercher à fuir notre conscience. Laquelle, tôt ou tard, nous rattrapera. 

Je crois donc que Sogyal n'était pas un "fou". Il a principalement cherché à recréer, sur sa personne, l'idéal du gourou tantrique qui vit au-dessus des normes, parce que c'est ça, la norme tantrique. Mentir, voler, frapper - mais "pour le bien des êtres" : tel est l'idéal prescrit dans les textes sacrés bouddhistes. La fin justifie les moyens, tout simplement, dans un monde qui n'est qu'une illusion dépourvu de tout repère réel, de tout essence fixe.

Et donc, je crois d'une part que les dérives de la folle sagesse sont un effet des idées tantriques dans leur frange transgressive, inspirée en partie par le relativisme bouddhique, même au sein du shivaïsme : dans le tantrisme transgressif, il n'y a pas de morale, parce que la morale y est réduite aux moeurs. Selon le tantrisme, tout est construction culturelle et affaire d'intention. Tout "dépend" de tout. Donc tout est relatif. Donc tout est confus. Donc la morale est impossible. Donc il devient très facile de faire ce que l'on veut dès que l'occasion se présente et pour peu qu'on soit "habile". 

D'autre part, je suis convaincu que ce constructivisme de la connaissance est entré en conjonction avec le relativisme de la pensée postmoderne (Derrida, Deleuze, Foucauld, eux-mêmes inspirés par Nietzsche et les sophistes). C'est l'idéologie dominante aujourd'hui. Je n'ai pas le temps de développer aujourd'hui, mais il y a une "synergie" entre le bouddhisme, le tantrisme transgressif, l'idéologie ultralibérale mercantiliste (les doctrines managériales) et la "pensée" postmoderne. 

A mon sens, ça n'est pas un hasard si le bouddhisme réussi si bien dans un monde si mercantilisé. Le Mahâyâna est un bouddhisme macronisé. Je vais le dire clairement : c'est du commerce (vyavahâra), avec des VRP qui font "carrière" et qui sont coachés en "moyens habiles". L'initiation y est un contrat. De dupes, certes, mais un contrat tout de même. 

Et la pensée postmoderne, de son côté distingué et toute gauchiste qu'elle se considère, est le plus puissant auxiliaire de l'idéologie ultralibérale. Toutes ces mouvances se retrouvent en effet sur un point : la volonté de détruire les repères. Le Marché est comme l'Eveil : ils ne tolèrent pas les identités, les essences, les habitudes. Il exècre la nature. Je me demande si une pensée antiessentialiste peut vraiment lutter contre la destruction de la nature, alors qu'elle oeuvre à la destruction de la notion de cette nature, pour la remplacer par celle de "réalité". 

D'un autre côté, la nature est tournée vers la conservation du passé, d'un ordre hiérarchique et d'habitudes qui sont autant de repères et de valeurs. Bien sûr, tout cela évolue, mais autour de noyaux essentiels. 

Bref, c'est un autre problème, mais important me semble-t-il : le bouddhisme est mercantile dans son ADN, de même que le tantrisme en général, ainsi que le relativisme culturel et la pensée ultralibérale. C'est, à mon sens, la cause profonde des scandales que l'on voit aujourd'hui.
Ce que je veux dire, c'est que l'avènement du "marché du yoga" n'est pas une trahison d'un yoga originel pur et non-mercantil. Non, c'est la suite d'un commerce. Le tantrisme, le bouddhisme, le yoga, le vishnouïsme... ont toujours été des formes de commerce. Ou du moins, ils ont d'emblée épousé des modèles commerciaux. D'où la distinction problématique, au sein du bouddhisme, entre un "discours de vérité commerciale" (vyavahâra-satya) et un "discours de vérité vraie" (paramârtha-satya). Tout ça est mercantile de part en part. Pourquoi les sanskritistes ont-il "du mal" à traduire le mot vyavahâra ? Peut-être parce que, en son sens littéral, il suggère une réalité que l'on ne veut pas voir ? En tous les cas, la chose est à examiner. Et si le vyavahâra, c'était juste le business ? Et si c'était juste ce que cela désigne littéralement : du boniment ? Et si le modèle des "sagesses orientales" était, depuis le début, un modèle capitaliste ? 
Je pose la question.

Mais alors, me direz-vous, la philosophie aussi, puisque la philosophie, en tant qu'elle critique les moeurs, tend à les détruire, contribuant ainsi à l'avènement du Marché total ? 

Je ne le crois pas. C'est toute la distinction entre modernité et postmodernité, entre employer la raison pour tendre au Vrai d'un côté ; et employer la raison pour saper la raison dans une pulsion destructrice, de l'autre. 
La modernité - les Lumières, si vous voulez - détruit en partie l'ordre, pour construire autre chose, autour de valeurs universelles. La postmodernité, quant à elle, veut seulement détruire, y-compris les valeurs universelles, en les accusant de tous les maux, mais sans argumenter vraiment, sans rien construire à la place, et finalement en laissant le champs libre aux "communautarismes", c'est-à-dire aux moeurs prémodernes. C'est ce à quoi l'on assiste chaque jour.

Donc la folle sagesse, aujourd'hui plus que jamais, c'est la philosophie : penser par soi-même, penser avec la raison. 

jeudi 26 septembre 2019

A quoi sert l'éveil, si l'on n'y gagne pas de pouvoirs surnaturels ?

brahmane shivaïte

La philosophie tantrique de la Reconnaissance a pour but de nous amener à reconnaître, dans notre état de conscience ordinaire, la conscience universelle, absolue, qui par jeu se manifeste sous la forme de l'univers. C'est incroyable, grandiose, merveilleux.

Pourtant, la Reconnaissance affirme que cet "éveil" ne change pas le cours de notre vie, au sens où les lois de la nature s'appliquerons toujours : s'il fait froid, j'aurai froid, si j'ai faim, j'aurai besoin de manger, et ainsi de suite. La Reconnaissance de promet pas de miracle, pas de pouvoirs surnaturels, ni lévitation, ni télékinésie, ni lumières colorées.

Mais alors, si la Reconnaissance ne change rien, à quoi bon ?

Eh bien la Reconnaissance ne change pas ce qui se manifeste dans notre conscience. Mais le fait de reconnaître que "je suis la conscience universelle qui se manifeste ainsi, instant après instant", change l'expérience en profondeur. 

La conscience ordinaire devient extraordinaire par un simple réveil à soi, par une attention à soi. D'ordinaire, l'attention est toute tournée vers le dehors. Nous voyons sans voir. Nous sentons sans ressentir, car la conscience à ce pouvoir de s'oublier, de se détourner, de faire "comme si" elle ne savait pas, n'avait pas conscience. Elle est libre, elle peut choisir de ne pas faire attention, comme quand je sais que je dois faire mes devoirs, mais que je choisis de faire "comme si" ça n'était pas important. C'est la liberté que je suis, liberté de choisir, de sculpter l'expérience, de se manipuler soi-même. Ce sont les jeux de l'attention, ce que la tradition appelle la Shakti, le dynamisme de l'expérience, de la conscience. 

Mais la Reconnaissance nous invite à faire attention à l'attention. Cela peut commencer par le corps : un simple moment d'attention au corps et les tensions surgissent, puis se dénouent. Le ventre se relâche, la sensation d'exister redevient vivante. Et même, une sorte d'émerveillement, d'abord discret, se fait jour. 

Car c'est cela la nature de la conscience : l'émerveillement. Mais d'ordinaire, cet émerveillement est voilé par l'attention aux choses, à l'efficacité, par les préoccupations utilitaires. Cette agitation, il n'y a rien à faire avec. Ni la rejeter, ni s'y résigner. Seulement retourner l'attention : tout est dans la conscience, tout est conscience, tout est le jeu de la conscience.

Si je reconnais la conscience, si je me reconnais conscience, cela signifie que je me réveille. L'expérience ne change pas en son contenu, mais tout change en profondeur : l'expérience elle-même est vécue autrement. Les moments de silence sont plus fréquents. De plus en plus. 

Et surtout, surtout, l'expérience est vécue comme un miracle, un plaisir et un amour. Même si, par exemple, j'ai mal au ventre, il y a ce pétillement d'être qui est plaisir, désir et amour, élan vers tous les possibles. En arrière-plan des choix que la conscience fait à chaque instant, il y a un élan indifférencié vers tous les possibles. Une sorte de faim insatiable d'exister, de se manifester, de se réaliser, de s'explorer. Un vertige de liberté. Subtil, discret, mais toujours présent. C'est très intime. Seule une plongée en soi y donne accès. Je peux essayer à chaque instant, quelques soient les circonstances. Là, maintenant. Pour voir. Et après, ensuite, de plus en plus, encore et encore.

La philosophie de la Reconnaissance sert seulement à écarter les fausses croyances qui empêchent cette libre plongée. L'examen rationnel de nos stéréotypes permet de revenir à l'expérience ordinaire, ce miracle. La Reconnaissance est simplement cette démarche : 

"Je suis la conscience universelle qui se manifeste par jeu comme univers. Mais c'est incroyable. Alors j'examine mes préjugés sur ma conscience ordinaire, sur l'expérience ordinaire. Et du coups, je m'en rapproche. J'en deviens l'intime, le familier. Et alors se produit le miracle de reconnaître en cette conscience ordinaire, la conscience universelle, divine. Cela ne change pas le cours des choses. Cela en fait un miracle. Un miracle invisible. C'est comme se retrouver. Revenir. Se réveiller. Se rappeler." 

Pour que tout cela devienne concret, il faut plonger en soi. Sans cela, pas de félicité, pas de plaisir intérieur, et même si l'on comprend en surface, on reste sec et, tôt ou tard, on sera déçu. Pour plonger en soi, il faut plonger dans la pure sensation d'être au centre de soi. Le plus au centre possible. D'instinct, sans trop se demander comment. Cela suffit. C'est la "pratique" principale, en dehors de la réflexion. Cela suffit. C'est une école, une voie et une vie. L'expérience ordinaire, là, maintenant, est le pouvoir surnaturel ultime.

mercredi 25 septembre 2019

Pourquoi le modèle indien du gourou est-il problématique ?

L'idée de gourou est d'origine indienne.

Il y a l'idée de guru en général, et l'idée de guru tantrique, c'est-à-dire hindou.

En général, le gourou doit être respecté. Ce qui se comprend. Selon la morale commune (sâmânya-dharma), il ne faut pas coucher avec sa femme, etc. Sans quoi, il faut expier en étant ligoté à un lit de fer chauffé au rouge. Tuer le gourou, coucher avec sa femme ou le voler est un crime que seule la mort peut expier. Comme on voit, la morale brahmanique est violente et radicale. Le respect de la personne n'y est guère à l'honneur. Le gourou, à l'image du père dans le droit romain et la plupart des société traditionnelles, à droit de vie et de mort sur ses disciples.

Pour illustrer ce point, voici la rencontre entre Kumârila et Shankara, en sanskrit sous-titré en anglais, dans un film sympathique dont je vous conseille vivement le visionnage. Kumârila explique qu'il a suivi l'enseignement d'un gourou bouddhiste pour pouvoir ensuite combattre le bouddhisme. Mais ce faisant, il a trompé son gourou, même si ce gourou était un vilain bouddhiste, et même si c'était pour la victoire du brahmanisme : il doit expier en se faisant cuire à petit feu :



La leçon est claire : contredire ou humilier son gourou est punissable de mort, même si c'est avec les meilleures intentions du monde.

Dans le tantrisme, qui est la source principale de l'hindouisme, c'est encore pire : même la mort ne peut purifier un tel karma. Il est dit que même Shiva/Vishnou/les Bouddhas ne peuvent sauver celui qui à péché contre son gourou.

Selon la Lampe du Koula (Kula-pradîpa), qui cite le Tantra de l'Océan du Koula (XII, 72):

vidyā caurogurudrohī brahmarākṣasatāṃ vrajet // 7-156 //
"Celui qui vole la connaissance au gourou,
qui insulte le gourou,
celui-là devient un démon brahmanique"

qui est une sorte de zombie cannibale amateur d'énigmes impromptues.

De manière générale, le gourou est au centre de règles initiatiques à ne pas transgresser. Sinon, on chute :

vīrahatyā vṛthāpānaṃ vīrapatnīniṣevaṇam |
vīradravyāpaharaṇam tatsaṃyogaśca pañcamaḥ |
mahāpātakamityuktaṃ kaulikānāṃ kulānvaye 

(Kulârnava, XII, 70)
"Tuer un héros, boire en vain (en dehors de l'orgie rituelle),
séduire la femme du gourou, voler les substances des héros
et s'y unir, tels sont les cinq grands péchés dans la tradition du Koula."

Selon le Yoga-pīṭha-krama-udaya, un tantra "ancien" : 
gurudrohaṃ kṛtaṃ tena avicīnarakaṃ vrajet //
"Qui insulte le gourou va dans l'enfer Avîtchi !"
ou encore, dans l'enfer "des pieux" (shûla-).

Pour comprendre le fond de la chose, il faut ensuite se pencher sur les "règles initiatiques" (samaya). Dans le tantrisme, il y a toujours des règles, des sanctions et des expiations. Le samaya est si important que l'initiation de base, dans le shivaïsme initiatique, est "l'initiation avec règles" (samaya-dîkshâ) qui fait de vous un samayî "quelqu'un qui suit les règles". Si vous êtes une femme, un enfant, un débile mental ou un handicapé, vous pouvez recevoir une initiation simplifiée, nirbîja-dîkshâ. Respecter ces règles (samaya-pâlana) vous garanti les accomplissement (siddhi, bhoga-moksha) ; les enfreindre (bhanga, bhrashta) vous garanti l'enfer et divers destins malheureux, ainsi que toutes sortes de maladies en cette vie.

Quelles sont ces règles ?
En bref, il ne faut jamais désobéir au gourou. Et il n'y a pas de rétractation possible. C'est un contrat sans retour, où l'on vend son âme au gourou. Or, là est le vice :
il s'agit de donner librement sa liberté ; étant libre, de se faire esclave, de s'aliéner à jamais, même si le gourou est un psychopathe.

Or, peut-on librement aliéner sa liberté ?

Cela paraît discutable, à tout le moins.
De plus, le bon sens voudrait que ce "contrat" ne soit valide que si le gourou est bien un gourou qui possède toutes les caractéristiques de la bonne gourouïtude. 

Mais comment s'en assurer ? Et s'il y a eu tromperie ou erreur, le contrat est-il rompu ?

C'est là que la tradition tantrique se trompe, à mon sens : le consensus tantrique semble être que le contrat ne peut être rompu, même si le gourou s'avère être un faux gourou. Avant, on peut et on doit examiner le gourou. Après, on va en enfer, même si on est victime d'un margoulin. 

Exemple d'une mésaventure récente dans ce genre :



Le fond du problème est là : la relation gourou-esclave est, selon la tradition tantrique, un type de contrat. Mais c'est un contrat irrévocable, même en cas de mensonge ou de faillite de l'une des parties. Bref, le contrat tantrique est une arnaque.

Je propose donc que l'on jette ce délire dans les poubelles de l'histoire, et que l'on garde l'eau sacrée du simple respect pour celle ou celui qui nous enseigne. 

Encore que, même cette relation pose problème, car elle est asymétrique : quand on est en situation de demande, on est plus fragile. Le disciple doit donc être protégé de l'enseignant/expert/guide/gourou, comme dans le droit moderne, les enfants sont protégés d'éventuels abus de leurs parents.

Et donc, au final, laissons-tomber tout ce qu'il y a de superstitieux, inutile et dangereux dans ces vénérables traditions, et gardons seulement ce qui est bon.

Signé : gourou drohî droopy, et fier de l'être

mardi 24 septembre 2019

Effondrement ou progrès ?

J'en avais parlé il y a longtemps déjà, mais le thème de l'effondrement est entré dans les esprits. On parle même de "collapsologie". J'envisage plutôt une régulation. Mais rien n'est certain.

Vu la complexité de la chose, il est impossible d'avoir des certitudes. Et c'est bien ce qui me gène, dans ces mouvements de foule : l'esprit critique y est la première victime. Les gens, souvent des jeunes, adhèrent sans trop réfléchir. Partout on nous sert des discours soi-disant scientifiques qui sont en vérité des discours militants. Or, un discours de séduction et un discours de vérité ne sont pas nécessairement compatibles. C'est même rarement le cas. 

L'un des moyens de se forger une opinion sans subir les idéologie mais en les passant au crible, est de confronter les points de vue à charge et à décharge. Comme dans un tribunal. La vérité émerge de la contradiction, de même que l'univers émerge de la relation entre la conscience et l'être, entre le sujet et l'objet.

Dans cette perspective, voici deux vidéos, l'une qui veut nous persuader que l'effondrement est proche ; l'autre veut corriger ce pessimisme. Je dis "corriger", car la deuxième vidéo ne nie pas le réchauffement climatique. Elle rappelle seulement les progrès inouïs accomplis en à peine deux siècles. Je crois que ce contrepoint est important, car les milieux écolos-alters sont particulièrement dogmatiques, voire fanatiques. Leur idéologie fonctionne comme une religion où le doute est malvenu. 

Il est donc utile de rappeler des faits opposés, pour ensuite réfléchir. Soyons pressés de ne pas conclure. Cela ne nous empêche pas de changer notre manière de vivre en attendant. Mais dans une perspective de plaisir, de joie, de liberté, d'appréciation, sans se convertir hâtivement à une nouvelle religion qui ne dit pas son nom. 

De plus, le pessimisme, présenté comme la seule alternative (qui n'en est donc plus une), incite au renoncement, à l'inaction et au replis sur soi-même. L'écologie a un versant réactionnaire très fort, il ne faut pas l'oublier. Les gens qui militent contre les vaccins sont des militants écolos, mais aussi les militants d'extrême-droite. Les politiques qui promeuvent les médecines alternatives et dénigrent la raison, ce sont les Bolsonaro, les Trump et autres populistes. Méfions-nous des appels à la stupidité où l'ignorance béate, façon Forest Gump, est présentée de manière simpliste comme LA sagesse.

Le résumé du point de vue pessimiste :



Le résumé du point de vue (relativement) optimiste :

  

Enfin, voici le point de vue original d'un collapsologue qui offre un regard critique sur les croyances des milieux écolos-alters et, donc, collapsistes :



Pour ma part, je crois qu'il y a surpopulation et que tant que l'humanité ne maîtrisera pas sa natalité, elle ne maîtrisera rien. Pour le reste, je ne suis pas voyant et la complexité de la situation me rend prudent. Et si je vis à la campagne, c'est pour le plaisir que j'y éprouve. Pas pour m'y préparer à la fin du monde.

Effondrement ou progrès ?
Je veux croire au progrès, sans être aveugle au risque d'effondrement.
Et sans nier ma faculté de raisonner.
Et sans nier mon intuition viscérale d'unité.

lundi 23 septembre 2019

Voyage à Bénarès - février 2020

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Bénarès.
J'y ai vécu deux années, plus quelques incursions ici et là.
Des parfums, des ambiances, des lumières, des visages, des rencontres.
Une des plus anciennes cités.
Un ville tantrique, un village immense.
Dans la vieille ville, à chaque pas, un sanctuaire, une histoire, des secrets.

Je vous invite à venir y explorer la vie intérieure en février 2020, pendant la grande fête de Shiva, la Nuit de Shiva, moment privilégié de musiques et de danses.

Nous pratiquerons la méditation dans l'approche cachemirienne, simple, précise et spontanée, tout en déambulant à travers les innombrables coins et recoins sacrés de la Lumineuse, Kâshî, cité de Shiva. La ville entière et ses environs sont un mandala. On dit que toute l'Inde est à Bénarès. L'explorer, c'est explorer l'Inde. Explorer Bénarès, c'est explorer le corps subtil.

Deux semaines en Inde. Prix coûtant. Petit groupe.

Contacter Marie-Chistine au

0671252327

dimanche 22 septembre 2019

Le chemin de chacun, notre chemin à tous

Aujourd’hui je rencontre à nouveau ma colère. Je sens bizarrement que cette colère me connecte à une puissance en moi…La louve montrant les crocs.


La présence dans laquelle ces mots apparaissent : la même pour chacun.
L'écho de ces mots : propre à chacun.

Alors le chemin est à la fois le même, et unique.

Ce que je cherche à partager, ce sont des amorces du chemin universel.
Ce qui se passe ensuite est propre à chacun.

Il n'y a pas de transmission :
L'universel est la présence pareille à l'espace :
peut-on transmettre l'espace ?

Il n'y a pas de transmission :
Le propre est singulier :
peut-on transmettre ce qui ne se compare à rien ?

Mais il y a partage :
La présence, comme l'espace, ne se divise pas
quand on la partage.

Et chacun va, par l'universel,
sur un chemin singulier.

Ce serait comme une autoroute magique,
la même voie pour tous, mais par des détours singuliers.

Pas de transmission, pas de spécialistes, pas de hiérarchie fixe,
pas d'organisation.

C'est comme une flamme, d'une bougie à une autre :
en un sens, la flamme est bien transmise.
Est-ce la même ? est-ce une autre ?
Je dis que c'est la même.
Il y a partage de la flamme, 
sur des bougies différentes. 

Entre celle/celui qui partage et ceux qui participent,
il n'y a pas de différence de nature.
Pas des "éveillés" d'un côté, les autres de l'autre.
Il y a différence,
mais seulement des différences de degrés.
Plus ou moins expérimentés.
Plus ou moins inspirés.
Plus ou moins éloquents.

Chacun partage avec peux.
Douze est l'idéal.
Douze fois douze fois douze fois...
Ou cent huit. 
Ou comme on pourra.
L'important est que le modèle est artisanal, pas industriel.
Pas de partage à la chaîne.
Chaque partage, unique, irremplaçable.
Et en ce moment, je me demande : "Pourquoi conserver ?
Pourquoi garder des traces ?"
Si nous transmettons des traces, ce seront juste des aphorismes
discrets, dans la veine du Vijnâna Bhairava, sur le modèle duquel
je propose une compilation (en fait, il y en a plus de 60 dans ce livre, environ 300). Avec celle de José, ça fait à peu près 360 amorces d'allumage de flamme.
Je l'appelle la compile Smara, ou trésor d’Éros.
Voilà pour la tradition : un partage de présence, une transmission d'amorces.
Esquisses, expériences, essais.
Un fil clair et solide ; des perles uniques et inconnues, passées et à venir.

Yoga de l'espace.
Yoga de l'élan.

Et autour de ce couple du dieu et de la déesse,
un mandala du tout-possible,
un choeur de liberté.

Chaque moment de partage est unique.
Contexte.
Ici, maintenant le plafond est bas, l'air humide de nuages.
Des détonations au loin...
Je ne connais pas l'avenir.
Mais le plus simple est le plus puissant.
Chaque instant nouveau,
mais lois de natures éternelles.
Les éléments de culture les plus dépouillés
prêterons peut-être moins le flanc aux dépouillages à venir ?
En tous les cas (je ne vois pas l'avenir), la simplicité est richesse.
Benoît, Jean de la Croix, Hadewijch, Outpala Déva, Vijnâna Bhairava, la compile Smara...
Je prépare un choix de Simon de Bourg-en-Bresse,
sur "la simple vue de Dieu, en Dieu",
la nue vision qui nous jette dans la lumineuse ténèbres,
le salut sans rien savoir.
La manne, le pain qui me nourrira, 
qui pourra nous nourrir,
même si un jour prochain les champs ne poussent plus de blé.

Cela prend forme ainsi, maintenant.
Il n'y a rien à garder.
Juste se concentrer sur l'essentiel : la vibration dans le cœur.
Simple et inépuisable.
Un partage précis.
Une exploration en communion.
L'expérience suffit à partager l'expérience.

Comme disait Ramana "la meilleure préparation pour plonger en soi,
c'est de plonger en soi".

Belles plongées à toutes et à tous !

samedi 21 septembre 2019

Le tantrisme, un chamanisme ?

Chamanisme et tantra.
C'est un sujet auquel je retourne.

L'occasion est la lecture d'un livre passionnant, le Voyager dans l'invisible de Charles Stépanoff. Dans cette synthèse sur le chamanisme, l'auteur repère des structures qui sont pertinentes pour le tantrisme. 

Il y a, dans le chamanisme, une opposition entre deux modèles de relation aux esprits : la "tente sombre" et la "tente claire".

La tente sombre, c'est quand le chamane est dans une tente sombre, enfermé avec d'autres gens. Dans l'obscurité se font entendre des cris d'animaux. Incités par ces "amorces", l'imagination des gens dans la tente peut alors s'envoler et entrer en communication avec les esprits, chacun à sa manière. Dans ce modèle, le chaman cherche à mettre les gens en relation directe avec les "personnes non-humaines". C'est un modèle égalitaire, où le chaman s'efface comme intermédiaire. Il est là pour amorcer, pour lancer l'expérience, qui se continue sans lui (il est d'ailleurs ligoté : une idée à explorer avec les lamas tibétains ?). C'est une expérience exploratoire, individuelle, allant dans le sens d'une autonomie. L'imagination est stimulée, elle n'est pas passive.

La tente claire, en revanche, est illuminée par un feu ou par le soleil. Entouré d'un public, comme sur une scène, le chamane y vit seul l'expérience avec les esprits. Les gens autour ne sont que des témoins. Le chamane reste l'intermédiaire. L'imagination des gens reste passive, contemplative : les gens regardent, sans vivre ce que vit le chamane, qui leur raconte ses voyages à la fin et donne des indications pratiques, pour la chasse, pour retrouver un objet perdu ou pour une guérison. 

Or, je suggère que ces deux modèles se retrouvent dans d'autres religions. Je parlerai ici du tantrisme.

A mon sens, le chamanisme est la "religion originelle", aussi vague que cela paraisse. J'entends par là indiquer une direction pour un questionnement. D'ailleurs, "chamanisme" est un concept, pas une religion. 

Mon hypothèse est la suivante : Le tantrisme est un chamanisme. Le tantrisme est lui aussi un concept inventé, mais il est d'abord le shivaïsme qui, lui, est bien une religion.

Quoi qu'il en soit, le Shiva icônique, que l'on voit sur les images, est un chaman, qui vit dans la zone sauvage (jangala), entouré d'animaux, en marge de la zone civilisée (grâma) ; il est couvert de breloques, de choses qui font peur - crâne, cendres, serpents... - avec un trident (l'axe) et un tambour pour chanter et danser. Il hurle et profère des sons étranges comme "houdouk", peut-être une onomatopée du buffle. Avec ses chants il voyage, fait voyager à travers les mondes et il guérit, enrichit, séduit et détruit.

Le tantrisme, c'est la Voie des Mantras (mantra-mârga). Je fais l'hypothèse que les Mantras sont, à l'origine, des sons d'animaux, du moins des sons naturels, comme le sont, à la base, les chants chamaniques. Des Mantras comme houng, hrîm, saouhou, djoum saha, krîm, hrâh, kinikini, etc. n'ont pas de sens humain évident. Il en va de même pour les interjections védiques : om, hum, phat, svâhâ, vaushat, vashat, him, ahou, etc. ainsi que pour les syllabes du "Véda des chants". 
Je rappelle qu'au sens stricte, les Mantras sont aussi des personnes. Des personnes non-humaines avec qui le tântrika entre en relation. 

Plus on s'élève dans la hiérarchie des révélations tantriques, plus la dimension chamanique devient évidente : les adeptes sont des chamanes qui se transforment en animaux et rencontrent des esprits animaux. Les Yoginîs se manifestent sous des formes animales. 


Image associée

Les formes de shivaïsme les plus anciennes sont chamaniques, dont font partie les fameux pâshoupatas, adeptes du Maître des animaux, Pashoupati étant aussi celui qui est "à la fois le Créateur (pati) et la créature (pashu)". Tout cela est chamanique du début à la fin. Voici un chant dédié à Shiva "Maître des animaux, maître du ciel et de la terre" (on a dyu-mati dans cette version chantée, "dont l'esprit est le ciel" ; mais dans d'autres versions on a indu-pati "maître de la lune") :



De plus, on retrouve dans le tantrisme/shivaïsme les deux modèles repérés par Stépanoff :

- dans le Siddhânta ou tantrisme initiatique dualiste, comme dans la "tente claire", tout est montré durant l'initiation. Le guru/chaman procède au rituel (trois jours pour l'initiation régulière) devant l'impétrant. Ce dernier reste spectateur, assis à côté du feu, comme dans la tente claire. Le guru fait tout : avec des Mantras, il s'empare de l'âme du disciple, lui fait traverser les mondes et l'unit à Shiva. Mais le disciple reste passif. Tout lui est montré, il ne fait presque aucune expérience, sauf quelques rêves destinés à corroborer qu'il est digne de l'initiation. 

C'est un rituel, une mise en scène, très complexe. Les rituels de ce tantrisme dualiste (car l'âme y reste à jamais séparée de Shiva, même si elle en vient, après la mort, à partager son niveau de conscience) sont les plus complexes de tout le tantrisme. 

Ce qui frappe quand on s'y plonge, c'est que tout est à l'extérieur, sauf les visualisations (mais elles aussi sont explicites), et tout est planifié jusque dans le moindre détail. Il peut y avoir des spectateur, mais ils restent spectateurs, ils ne sont pas acteurs, même si, ici et là, untel peut visualiser ou ressentir. Il n'y a rien de spontané, aucune improvisation. 

Et le haut degré de spécialisation du rituel renforce et présuppose cette dualité : seul un virtuose peut accomplir le rituel. Cette sophistication est d'ailleurs un facteur de dualité entre le "prêtre" et les spectateurs, dualité qui fait écho au dualisme professé par cette tradition, avec son dispositif théâtral qui se retrouve dans les temples. La séparation entre sacré et profane serait ainsi un modèle d'origine chamanique, le résultat de choix anciens, le choix de la séparation, de la spécialisation, de l'hétéronomie.

On retrouve ce même modèle dans le bouddhisme tibétain (tantrique lui aussi) contemporain. Le guru agit, les autres participent, mais de manière contemplative, passive et sans aucune créativité. Le bouddhisme tibétain, presque partout, s'inscrit dans ce modèle hiérarchique et dualiste de la "tente claire".

Cette forme de tantrisme correspond donc au modèle de la tente claire, hiérarchique et inégalitaire, où les autres, en dehors du chamane/guru/spécialiste, ne créent pas le voyage. Tout ou presque reste à l'extérieur et la complexité des actions bloque un accès plus large.

L'autre modèle chamanique, celui de la "tente sombre" correspond au tantrisme transgressif, aux traditions kaula et au bouddhisme tantrique qui a imité ces traditions shivaïtes. 

Les tradition du Koula (kaula, kula-dharma), en particulier, frappent par la place qu'elle accordent à la spontanéité et l'expérience intérieure, alors que le tantrisme, en général, n'accorde que peu de place à l'expérience. Dans la tradition du Koula, du moins dans ses branches anciennes (avant le XIIème siècle, en gros), l'initiation est simple sur le plan matériel. En revanche, l'expérience de l'impétrant est centrale. Si le disciple ne manifeste pas les symptômes (pratyaya) d'une expérience puissante, alors l'initiation n'a pas lieu. Le rituel ne fait que présenter au disciple des ébauches ou des amorces (âsûtrana) ; si "la sauce ne prend pas", la tradition estime que le disciple est trop inhibé par la peur instillée par la dualité (dvaita-shankâ), fondement de l'existence sociale (sâmânya-dharma).

Ainsi, son imagination est stimulée, plus que guidée. Par exemple, il ouvre les yeux devant un mandala tracé sur le sol, sur lequel ont été "installés" les Mantras. Il doit, par lui-même, spontanément et par sa vision intérieure (l'organe des chamanes) "voir" ces Mantras qui, je le rappelle, sont des personnes. Il doit être envahi par ces puissances mantriques et le montrer physiquement : il doit tomber face contre terre ou, du moins, trembler, vaciller. En revanche, si le gourou lui présente un objet impur (du point de vue de la société brahmanique), il doit le prendre "sans trembler". C'est ici le sens de l'adjectif nirvikalpa, qui ne signifie pas "sans concept", mais "sans dilemme", c'est-à-dire sans hésitation.

Ainsi, le modèle du Koula semble moins inégalitaire. Comme disait le maître tantrique à Bénarès dans les années 70, Râmeshvar Jhâ "je n'accepte pas de disciples, j'en fais des gourous". A cet égard, nous pensons aussi aux temples de yoginîs, ces mystérieuses constructions de pierre que l'on trouve dans les contrées sauvages de l'Inde, circulaires, sans toit, qui font penser à des "pistes d'envol" (l'expression est de David White) chamanique. La disposition circulaire, le vide au centre, l'absence d'agencement mandalique, c'est-à-dire féodal : tout ceci suggère une organisation moins hiérarchisée. 


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Cette distinction entre ces deux modèles est si profonde, que je me demande si elle n'est pas l'idée derrière la distinction revendiquée par nos contemporains entre spiritualité et religion.

On la retrouve dans l'enseignement : d'une part, le cours magistral qui consiste, par exemple, à philosopher devant les élèves ; de l'autre, le cours "à la Socrate" qui consiste à faire travailler les élèves, à les éveiller philosophes.

En outre, dans la tradition du Krama qui est la tradition tantrique la plus ésotérique de toutes, il n'y a plus d'icônes, ni de moudrâs (gestes et attitudes codifiées, aussi appelées karanas, postures divines), mais seulement des Mantras et un mandala circulaire avec un grand cercle dans lequel sont simplement disposés douze cercles identiques. Les "douze Kâlîs" y sont à égalité. Le terme de krama lui-même, qui signifie "marche (horizontale)", indique une manifestation multipolaire, sans hiérarchie fixe : "le centre est partout et la circonférence, nulle part". 

Dans la même idée, l'agencement mantrique spécial de l'alphabet sanskrit nommé Mâlinî ("la Guirlande", car c'est une déesse, bien évidemment), qui ne respecte pas l'ordre conventionnel et qui exprime l'intuition que "tout est tout" (sarvam sarvâtmakam) ou que tout est plein de tout" (sarvam sarvamayam), rejoint cette volonté de bousculer les hiérarchies. Selon Abhinava Goupta, cet alphabet étrange est plus puissant, secret et profond que l'alphabet conventionnel, hiérarchisé selon un ordre rationnel.

Cela étant, je note, au passage, qu'une disposition circulaire n'est pas nécessairement le signe d'une organisation égalitaire. Par exemple, dans certains groupes soufis, on est en cercle, mais le "guide" reste l'intermédiaire incontournable pour accéder à l'énergie divine. Mais il faudrait approfondir cet examen, au vu des dimensions égalitaristes de l'islam. Au contraire, chez les Quakers, la disposition en cercle, quand elle est choisie, témoigne d'une volonté d'égalité explicite.

Je crois qu'il y a là une ensemble d'indices cohérent qui appuient mon hypothèse de départ : le tantrisme est un chamanisme.

Pour nous, aujourd'hui, ces découvertes sont importantes. 
Elles nous confirme, si besoin était, qu'il existe et qu'il a toujours existé plusieurs modèles de société spirituelle. Ça n'est pas une "invention moderne", ni une perversion de la "Tradition Primordiale", mais une option, qui peut se faire, se refaire et se défaire. Un choix lourd de conséquences. Car il engage non seulement le vécu des gens durant un rituel ou une activité chamanique, mais encore il détermine l'organisation sociale, les relations familiales, matrimoniales et l'organisation politique, sans parler de l'économie. Mais le modèle "du gourou" n'est pas le seul possible, il ne l'a jamais été. Se prosterner devant un clergé ne va pas de soi. Toutes les hiérarchies ne sont pas naturelles et, même quand elles le sont, elles restent des options.

Je pense que le modèle hiérarchique, passiviste et hétéronomiste de la "tente claire", de la dualité autrement dit, s'est imposé peu à peu dans l'histoire humaine. 
Quand ? Comment ? Cela reste vague, mais le résultat est là. La modernité a ensuite été un réveil de la conscience, de l'aspiration à l'autonomie. Ensuite, la révolution industrielle a anéanti ce réveil. La culture de masse, le consumérisme, rendent les gens passifs, dépourvus d'imagination et d'initiative. Mais l'histoire - ce grand voyage dans l'invisible - n'est pas encore achevée.