dimanche 13 octobre 2019

Un emploi du temps quotidien ?

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Quand on étudie les enseignements des sages, tous horizons confondus, il peut être intéressant de se pencher sur leur mode de vie au quotidien : quand se levaient-ils ? que mangeaient-ils ? comment occupaient-ils leur journée ? prônaient-ils une manière de vivre ?

Approcher ces questions à partir de l'emploi du temps permet de leur donner un tour concret.

Ainsi, le Dalaï Lama se lève à 3h. Il médite de 3 à 5h. Puis fait une petite promenade. Il prends son petit déjeuner à 5h30, du porridge. De 6 à 9h, il pratique à nouveau, des pratiques rituelles (sâdhanam), des prosternations, du tapis roulant. De 9 à 11h, il étudie des textes : il lit un texte dont il apprend par coeur les parties versifiées, et il lit différents commentaires dessus. C'est "la lecture personnelle" (sva-âdhyâya). Dans les sociétés traditionnelles, on lit généralement ensemble, à haute voix. On distingue donc cette lecture publique de la lecture privée, en silence ou murmurée. 

A ce propos, il est significatif que le composé svâdhyâya, présent dans le Yogasûtram, est souvent traduit par "étude de soi", comme s'il s'agissait de connaissance de soi, d'introspection. Cela dénote un certain mépris pour la lecture, bien typique du "culte de l'ignorance" ( voir La Sainte ignorance) qui passe aujourd'hui pour de la spiritualité, voire une forme de sagesse transcendante, en même temps que cela est symptomatique d'une dérive de toute l'existence vers une forme de psychologisme nombriliste, seul apte, semble-t-il, à faire "résonner" (à défaut de le faire raisonner) le vulgum pecus solubilis

Puis à 11H30 le Grand Lama déjeune, sans viandes, quoiqu'il ne les refuse point quand il est en déplacement, c'est-à-dire souvent. Il ne dîne pas, selon la règle des moines bouddhistes. De 12h30 à 15h30, il s'occupe des affaires politique. De 15h30 à 17h, il reçoit. A 17h, thé (tchaï). De 17 à 19h, il lit et pratique, puis "il se retire" (pour regarder Game of Thrones ou les Simpson ? nul ne le sait). Durant son temps libre, il aime démonter des montres.

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Ramana Maharshi se levait à 3h du matin. Il se lavait, allait à la cuisine préparer les repas avec ses disciples, dont des idlis, sortes de soucoupes de pâte de riz et poix-chiches, cuits à la vapeur. C'est pour le petit-déjeuner. Ramana a toujours insisté sur l'importance des travaux manuels et sur le soin qu'on y apporte. Pas un seul grain de riz ne devait se perdre. Il soulignait la valeur de la cuisine et il y a plusieurs anecdotes sur sa créativité culinaire. Son attachement à la cuisine est le principal point sur lequel il se distinguait du mode de vie traditionnel du "renonçant" (sannyâsî). Mais quand, lors d'un sombre procès, un juge lui demanda s'il était sannyâsî, Ramana répondit qu'il était "au-delà de tout état" (ati-ashrâmî) et que son gourou était "le Soi".
Dans son ashram, il n'y avait aucune pratique, ni rituel, ni rien d'autre. Aucune activité, aucune transmission. Mais peu à peu sa famille l'a rejoint et des activités religieuses ont commencé. 
Vers 5h, l'ashram ouvrait ses portes. Vers 5h30, Ramana s'asseyait, des brahmanes commençaient à réciter des textes védiques (Taittirîya Upanishad), et les femmes avaient le droit d'entrer (mais pas de rester pour la nuit).
Vers 6h30, Ramana reprenait un bain, puis il allait prendre son petit déjeuner avec les autres. Ensuite il allait se promener sur la montagne d'Arunâtchala.

Vers 8h, Ramana revenait et s'installait sur sa couche. Des dévots s'assemblaient face à lui. La plupart en silence, mais certains récitaient des hymnes, chantaient des poèmes, etc. Certains employaient ce moyen pour raconter leur problèmes à Ramana, dans l'espoir d'un miracle ou d'un conseil. Certains se lancaient dans des débats. Il était interdit de toucher, de photographier, de filmer et d'enregistrer. Seuls les animaux pouvaient le toucher. Il caressait souvent les chiens (créatures très impures dans l'hindouisme, comme dans l'islam) et les vaches. Il recevait des offrandes, des livres et des bonbons.

Vers 9h, il ouvrait son courrier, jusque vers 11h. Jusqu'à 14h, il allait déjeuner, puis lisait les journaux (anglais) ou faisait une petite sieste. Les gens revenaient, et vers 16h30, il repartait en promenade sur Arunâtchala. 

Vers 17h30, une sorte de méditation commençait, en même temps que la nuit tombait (vers 18h/18h15, toute l'année). Des brahmanes commençaient à réciter des hymnes et l'Upadesha-sâram, l'Essence de l'enseignement de Ramana. Une demi-heure de silence, puis les femmes se levaient pour quitter l'ashram pour la nuit.

Dîner vers 20h30, les disciples ensuite se rassemblaient autour de Ramana. Puis chacun se prosternait et partait. On raconte que souvent, la nuit Ramana se promenait dans l'ashram, comme pour veiller sur le sommeil de ses disciples.

Le trait saillant de son mode de vie est l'absence de pratique religieuse (elles se sont imposées, peu à peu, de l'extérieur) et l'importance accordée à la cuisine.

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Vedânta Déshika (XIIIe siècle), un maître de la tradition de Krishnamâcharya se levait vers 3h. Dans son lit, il récitait des hymnes à ses maîtres et aux saints de sa tradition. Cette pratiques est courante dans toutes les traditions hindoues et bouddhistes tibétaines.
Ensuite il allait au bord d'une rivière sacrée et faisait ses ablutions. C'est le Sandhyâ-vandanam, un culte adressé à la divinité (Shiva ou Vishnou) sous la forme du soleil. A refaire à midi, au crépuscule et à minuit. On récite alors la Gâyatrî ou une de ses variantes. C'est un poème védique adressé au soleil. 
Puis il faisait ses rituels quotidiens obligatoires, qui durent 1h30/2h. C'est culte, avec hymnes et offrandes d'eau consacrée, de fleurs, etc. 
Puis (sans qu'on sache l'heure exacte), il se rendait dans un temple pour enseigner le Vedânta (pas celui de Shankara).
Ensuite ses disciples allaient mendier pour lui (car il était sannyâsî, mais suivant des règles différentes de celels des sannyâsîs de Shankara). Avant de manger la nourriture ainsi collectée, il l'offrait à Vishnou? c'est-à-dire à Dieu.
Ensuite il enseignait à nouveau, puis se rendait au temple pour le culte public. Il n'utilisait que des ustensiles en bois.
Puis à la fin de l'après-midi, il écrivait et débattait contre les nihilistes, c'est-à-dire les partisans de Shankara.
Puis il faisait son Sandhyâ-vadanam du crépuscule et à nouveau une cérémonie pour Vishnou. Après avoir couché Vishnou et la Déesse Péroun Dévî, il allait se coucher, dans le souvenir de Vishnou (nârâyana-smritau) et à l'image de son sommeil yogique (yoga-nidrâ), le cycle quotidien et humain se faisant ainsi l'écho du cycle cosmique et divin.

Puis il se relevait à 3h, et ainsi passaient les jours et les nuits.

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Swâmî Âtmânandendra Sarasvati de Mysore, disciple de Satchidânandendra, l'un des plus grands maîtres de Vedânta du XXe siècle, si ce n'est LE plus grand, et maître d'Ira Schepetin, vit ainsi, au dire de ce dernier :

Il se lève à 2h. Puis il médite jusqu'à 3h30 sur la première pensée qui lui est venue. Par exemple, s'il a mal au genou, il médite qu'il est le Témoin de cette sensation.

Puis il récite "Om", le Mantra des Sannyâsîs, le temps d'en réciter 10 800 avec deux rosaires combinés. Il purifie ainsi son intellect, pour le préparer à entendre la seule source de libération selon le Vedânta orthodoxe : "Tu es cela". Il s'arrête avant terme vers 12h. Il prend un tchaï avec une craquotte. 

Puis de 12h à 14h, il étudie les textes. D'abord les dix Oupanishads, puis la Bhagavad Gîtâ, puis les Brahmâ-sûtra, le tout avec les commentaires de Shankara. Rien d'autre. Il lit très lentement. L'ensemble lui prend 7 ans. Quand il a fini, il recommence du début.

De 14 à 16, il lit des magazines scientifiques. Il était ingénieur chimiste. Parfois, il enseigne durant ces deux heures.

De 16 à 18, il finit sa récitation de "Om".

A 18h, il dîne : trois chapatis sur la main, sur lequel il met trois poignées de légumes frits à l'huile. Il mange. Puis, il lave ses vêtements : 2 étoffes de rechange, en plus des 2 qu'il porte. Puis il va se coucher vers 22h, sur le sol, sans matelas ni coussin.

ne session d'étude des Brahmasûtras :


[ils débattent de l'ordre de manifestation des éléments de la création - l'espace d'abord ? ou l'énergie vitale ? - et donc, en passant, de l'existence d'une "ignorance à l'origine de l'ignorance" (mûla-avidyâ) qui a fait et qui fait encore débat ; comme vous entendez, la discussion est animée, ça parle vite ; le gourou arrive au bout de 20 minutes, tous le monde se lève, puis l'échange reprend ; le gourou modère le débat, puis propose une conclusion ; en gros, l'idée est que l'espace est premier du point de vue macrocosmique (point de vue "en troisième personne", dirions-nous) et que l'énergie vitale est première du point de vue microcosmique ("en première personne", dirions-nous) ]

Puis il se lève à 2h, et ainsi passe les jours et les nuits, depuis presque 50 ans qu'il est sannyâsî. Comme son maître, il suit strictement la tradition de Shankara, sans aucun divertissement, sauf les magazines scientifiques.

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Dans un excellent article, Dominic Wujastyk décrit ainsi le quotidien des étudiants brahmaniques, en l’occurrence qui apprenaient le sanskrit, mais le schéma ne varie guère pour les autres matières :

L'apprentissage commence vers l'âge de 8 ans. Ils doivent mémoriser plsuieurs textes de grammaire et des dictionnaires entiers, le tout en trois mois. Si, par exemple, je désire étudier le Shivasûtram, la procédure est la même : j'apprends les sûtras et les kârikâs par coeur, puis le gourou lit les commentaires avec moi. C'est la méthode générale.

Ils se lèvent à 4h. Ils commencent de suite à mémoriser, jusqu'à 7h. Ils ont droit à un verre d'eau, rien de plus. Puis ils mémorisent encore, jusqu'à 11h. La méthode de mémorisation est la répétition : on prend un hémistiche ou la moitié d'un sûtra et on le répète 7 fois, en comptant avec les doigts, avec un rosaire ou avec des cailloux. Tout doit être mémorisé. Même les dictionnaires, où se trouve le vocabulaire sanskrit sous forme de versets. Et aussi les 4000 sûtras de la grammaire sanskrite de Patanjali. Et ainsi de suite.

A 11h, ils vont demander l'aumône dans les maisons les plus proches. Les maisons sont toujours les mêmes. Ils reviennent manger à la maîson du gourou, où ils habitent. 

De 14 à 19h, le gourou explique ce qui a été mémorisé. Il y a des échanges, modérés par le gourou. Les disciples se questionnent les uns les autres. Souvent, le gourou se lève, sort et laisse les élèves débattre seuls. 

Puis ils vont se coucher, tôt.

Et ainsi de suite, jusqu'à leur mariage ou leur majorité. Parfois plus tard encore. De toutes façons, toute la vie du brahmane est une vie de mémorisation, de méditation et d'explication, fondée sur les trois piliers de la logique, de la grammaire et de l'exégèse. Ce sont "les trois portes de la délivrance" (moksha-dvâra).

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Et qu'en est-il du shivaïsme du Cachemire ?

Pour l'apprentissage que je viens de décrire, il n'était sans doute pas différent. Selon Abhinava Goupta, la grammaire est très, très importante. Selon une tradition orale, il était considéré comme la réincarnation de Patanjali, et donc comme un expert exceptionnel dans le domaine de la grammaire. Et de fait, ses enseignements sont truffés de digressions sur la grammaire. De plus, Abhinava Goupta a passé sa vie à étudier. Il ne s'est jamais marié. Il devait donc se lever tôt et lire beaucoup. Il a écrit un traité de logique. Selon lui et la tradition authentique du shivaïsme du Cachemire, la logique (tarka) est le sommet du yoga (tarkam eva yoga-angam uttamam). 

Par où l'on voit que ceux qui, aujourd'hui propagent leur anti-intellectualisme au nom du shivaïsme du Cachemire, "se trompent eux-mêmes autant qu'ils trompent les autres", pour reprendre une expression d'Abhinava Goupta. Ne dit-on pas que l'ignorance est fille de l'orgueil ? Je le sais, parce que je suis le premier à être tenté chaque jour par la facilité et le paraître, dans un monde où le mot "tradition" n'est qu'un argument commercial de plus, dans un milieu où la rhétorique la plus plate règne en maîtresse.

Par contre, il est vrai qu'Abhinava Goupta ne semble pas prôner un mode de vie ascétique. Il propose une certaine ascèse, mais c'est une discipline de l'esthète, une discipline de la jouissance, à l'opposé de la gloutonnerie. Un yoga du plaisir. Après, la vie qu'il décrit dans son manuel, le Tantrâloka, est minutieusement réglée, sans qu'un emploie du temps se dégage avec précision. Mais il est certain que les rituels occupaient toute la journée, en plus de l'étude des textes. 

Cependant, Abhinava Goupta célèbre avant tout la liberté, l'indépendance et une certaine spontanéité, pourvu qu'elle soit inspirée par un véritable sentiment intérieur (bhâva). 

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Comme on voit, le mode de vie ascétique indien ressemble beaucoup aux modes de vie des autres ascètes, Chrétiens ou Musulmans, par exemple. On se lève tôt, et l'idée sous-jacente est d'inhiber les penchants naturels : limiter le sommeil, limiter la nourriture, limiter les expériences sensorielles, limiter la respiration (prânâyâma), limiter les mouvements (âsana), limiter l'activité mentale. Bref, le but est de tout immobilier. A cet égard, le yoga de Patanjali est emblématique. 

Le présupposé est que l'absolu est immobile et que tout mouvement est une déchéance.

Mais le shivaïsme du Cachemire, bien qu'il propose une certaine discipline, ne voit pas les choses ainsi. Inutile, selon de se forcer à se lever le matin pour pratiquer le yoga postural, d'ailleurs parfaitement inefficace et inutile. En fait, Abhinava Goupta affirme clairement que tout cela n'est ni bon, ni mauvais. Il souligne deux principes pour la pratique : premièrement, une pratique est bonne si on y croit et si elle se révèle efficace ; deuxièmement, il faut se concentrer sur l'intérieur. Et même, finalement, tout se concentre dans ce dernier principe : plonger à l'intérieur,, encore et encore. Oublier le reste, laisser venir, laisser partir. Se recentrer sans cesse sur la plongée, vers l'intérieur, vers le ressenti viscéral. Encore et encore. C'est le seul principe. 

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