jeudi 28 novembre 2019

L'ultime espace de la parole

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pṛ̱cchāmi̍ tvā̱ para̱m anta̍m pṛthi̱vyāḥ pṛ̱cchāmi̱ yatra̱ bhuva̍nasya̱ nābhi̍ḥ |
pṛ̱cchāmi̍ tvā̱ vṛṣṇo̱ aśva̍sya̱ reta̍ḥ pṛ̱cchāmi̍ vā̱caḥ pa̍ra̱maṁ vyo̍ma ||

i̱yaṁ vedi̱ḥ paro̱ anta̍ḥ pṛthi̱vyā a̱yaṁ ya̱jño bhuva̍nasya̱ nābhi̍ḥ |
a̱yaṁ somo̱ vṛṣṇo̱ aśva̍sya̱ reto̍ bra̱hmāyaṁ vā̱caḥ pa̍ra̱maṁ vyo̍ma ||

Rig-Veda, I, 164, 34-35

"Je te demande : Quelle est la limite des terres ?
Je demande : Où est le nombril du monde ?
Je te demande : [Qu'est] l'abondante semence du cheval ?
Je demande : Quel est l'espace ultime de la parole ?

- Cet autel sacré est la limite des terres.
Ce sacrifice est le centre du monde.
Cette ambroisie est l'abondante semence du cheval.
Ce brahman est l'ultime espace de la parole."

Les plus anciens manuscrits de ce poème ont été découverts au Népal et datent de 1064. Mais le texte date au moins de - 1400, date des incriptions du Mitanni (nord de la Syrie) qui mentionnent les dieux Mitra, Varuna et Indra.

Notez le geste : pointer comme directement présent des entités réputées lointaines. Le transcendant dans l'immanent, l'extraordinaire dans l'ordinaire, dans l'ordinaire du rite, le rite qui ainsi relie le lointain et le proche, réalisant par là le "Loin Près" de l'Oupanishad comme de Marguerité Porète, la correspondance enseignée dans l'Epinomis, les deux pièces de la poterie brisée, le symbole.
Les questions portent sur des entités lointaines.
Les réponses pointent des entités directement présentes, ce qui est marqué par les pronoms "ceci", "cela", signifiant des gestes de la main qui pointe ce qui est présent.
Notez, enfin, que le brahman est directement présent.
Ce geste de relier l'intime, tenu pour banal, au lointain tenu pour sacré, est la reconnaissance (pratyabhijnâ).

Sur le Kali Yuga

Avec un article sur le souffle et le temps.
Un grand merci à Renaud Fabbri pour son travail de qualité et son dévouement.


Jusqu'à quel point faut-il être loyal à son maître ?

Somos tierra,somos agua,somos fuego,somos aire,somos Vida ❤


Comme on sait, la fidélité au maître (guru) est importante (guru, en sanskrit) dans la tradition indienne et dans les traditions en général.

Or, les abus  soulèvent le problème suivant :

En cas de délit, de crime, de mauvaise conduite, jusqu'à quel point faut-il rester fidèle au maître ? Faut-il se censurer ? S'interdire d'y penser ? Mais comment ? Et comment, si le maître est un maître, peut-il être un délinquant ? Ne faut-il pas distinguer morale et moeurs ? Critiquer le maître, n'est-ce pas détruire la tradition ? 

Mais la question fondamentale est : 
A-t-on le droit de critiquer le maître une fois qu'on l'a accepté comme maître ?

Récemment, dans l'affaire Sogyal, des lamas (guru, en tibétain) ont affirmé qu'il faut toujours rester fidèle à son maître et ne jamais le critiquer, quoi qu'il fasse.
Du côté indien, certains ont affirmé de même, par exemple dans le cas de l'affaire Nithyananda. C'est la position défendue par Rajiv Malhotra. Selon lui, Nithyananda est un maître persécuté par les anti-hindous. Je sympathise avec l'hindouisme, ou plutôt avec le Sanâtana Dharma, que je vois comme la culture naturelle, en quasi continuité avec la culture méditerranéenne. Et je suis d'accord avec Malhotra et d'autres pour dénoncer le mépris dans lequel est tenu l'hindouisme. C'est un scandale. Mais je ne suis pas d'accord sur les moyens employés. Soutenir et défendre des gens comme Nithyananda, c'est apporter de l'eau au moulin anti-hindou. C'est suicidaire. Il y a une autre position possible. Laquelle ?

Ma réponse est :
Oui, on a le droit, et même le devoir de critiquer le "maître" avec rigueur et impartialité, même si on le considère comme notre "maître".
Pourquoi ?

Parce que, selon le point de vue traditionnel lui-même, si le "maître" a commis un délit, un crime, ou s'il a abusé de son pouvoir, alors il n'est pas un maître. Du coup, celle ou celui qui critique le "maître" ne commet aucun crime. Il critique un imposteur. Ce qui implique qu'il s'est trompé, ou qu'il a été trompé. Ce qui est bien humain.

En somme, c'est comme dans n'importe quel contrat :
Si, même après engagement et signature, on découvre que l'autre partie ne respecte pas ses engagements ou qu'elle a fraudé, alors ce contrat est nul. 

L'initiation est ainsi une sorte de contrat qui relève du domaine du commerce (vyavahâra), même s'il s'agit d'un commerce qui n'est pas mondain, car en principe il ne vise pas le plaisir, le profit ou la vertu. Mais peu importe. 
L'essentiel est qu'il n'y a aucune faute à critiquer un "maître" qui a mal agit, car alors il est avéré qu'il n'est pas un maître, et l'engagement que l'on a pris éventuellement auprès de lui est annulé. Donc il n'y a pas faute. 

Au contraire, on rend par là service aux autres en les prévenant. On accompli son devoir.

Si, par exemple, j'ai reçu tel initiation par tel gourou pou lama, et que j'apprends ensuite qu'il a abusé de son pouvoir pour s'enrichir au-delà du strict besoin, alors je peux l'examiner, le critiquer et le dénoncer. Car alors, l'initiation et les engagements afférents sont annulés. Simple.

Il me semble que si l'on voit cela, le problème est résolu.

Bien évidemment, bien peu de "maîtres" sont dignes de fidélité. Ils sont, selon la formule tibétaine, "aussi rares que des étoiles en plein jour". Mais cela est un autre problème.
On pourrait aussi bien invoquer l'attachement affectif au charisme du "maître", l'aversion pour toute remise en question, surtout si l'on a beaucoup et longtemps investi. Mais cela, ce sont des questions qui se posent dans n'importe quel cas de conscience. A chacun d'y répondre en son for intérieur. Du moins le fond du problème est-il clair.

Je ne vois donc aucun problème dans l'attitude qui consiste à examiner un "maître", même après que l'on se soit formellement "engagé" dans une "relation de maître à disciple". Je ne vois donc aucun mal, bien au contraire, à enquêter sur les agissements des "maîtres" les plus populaires. C'est là un acte de détachement et de conversion vers le Vrai. Quitte à froisser quelques cœurs de choux. 

mercredi 27 novembre 2019

Les deux facettes


Il y a deux facettes : 

- le silence, la voie de la connaissance, la quête de la sagesse fondée sur la maîtrise de soi.
- le ressenti profond, la voie de l'amour, la quête de l'union mystique fondée sur l'abandon de soi.

On retrouve naturellement ces deux aspects qui font deux voies, dans toutes les traditions.

En Europe, on a le platonisme et le stoïcisme pour la quête de la sagesse par la maîtrise de soi. Et on a la mystique catholique pour la quête de l'union par l'abandon. Dans le bouddhisme, on a d'un côté le bouddhisme de la connaissance (theravâda, madhyamaka), de l'autre le bouddhisme de l'amour (terre pure, tantra). En Inde, on a le Vedânta et le Sâmkhya du côté de la connaissance et le Shivaïsme du Cachemire du côté de l'amour.

Il faudrait se figurer un arbre aux branches immenses, à la fois vaste et cohérent.

Je pourrais détailler, développer. Mais cela me paraît assez clair. 

Le sacrifice du souffle



apāne juhvati prāṇaṃ prāṇe 'pānaṃ tathāpare /
prāṇāpānagatī ruddhvā prāṇāyāmaparāyaṇāḥ //

Bhagavad Gîtâ, IV, 29


"Certains offrent l'expir dans l'inspir,
d'autres l'inspir dans l'expir.
Abolissant l'expir et l'inspir,
ils se dévouent à l'affinage du souffle."

Le plus simple est de se donner au silence à la fin d'un expir.
L'expir comme un "om" silencieux propulse l'attention dans le silence.
Quand on est distrait, on recommence.
Ce silence est d'abord savouré dans ces intervalles.
Puis ces mouvements du souffle ne sont plus perçus comme des interruptions du silence.
Puis ces mouvements du souffle sont vécus comme des mouvements du silence.
Une seule réalité mouvante. Aucune séparation.

Les mouvements du souffle sont les supports intimes des expériences mentales.
L'expir est Shiva, le silence, la mort, la connaissance, un mouvement vers le réel, un geste d'acceptation, de lucidité. Il est l'état de sommeil profond, l'unité pure de la conscience pure, sans réflexion.
L'inspir est Shakti, le ressenti, la naissance, l'amour, un abandon dans la source, un recoulement au centre, l'expérience de l'unité avec tout. Il est l'état de veille, la multiplicité de la conscience en tant que pouvoir de réflexion.

Je suis conscience, ce pouvoir de se réaliser de ces deux manières, comme unité, comme multiplicité, comme forme, comme absence de forme. 

Dans ce silence simple (sans aucune dualité, sans idée d'unité, indicible), il y a comme un éveil. 
Dans cet intervalle qui n'est "ni le jour, ni la nuit", dans cette égalité, le yoga s'éveille, car "le yoga est égalité". Un feu s'allume, pour ainsi dire. C'est le souffle vertical, ou ascendant, à l'image de la flamme d'une bougie. Les nœuds fondent peu à peu, même si le feu s'allume en un instant. 

Tout s'ouvre. Se mêle à l'espace, mais un espace vivant. Le souffle est alors spatial. La respiration continue, car elle est naturelle. Le jour, la nuit. La vie, la mort. Mais le jour est vécu comme extase créatrice. La nuit comme repos. Un mouvement et un repos. Une harmonie des contraires. Je suis le mystère qui se réalise ainsi, à travers cette respiration de la forme à l'absence de forme. "Je suis" est cet acte infini, insaisissable. Ni identification à la forme (pas juste l'état de veille, Shakti), ni rejet de la forme (pas juste l'état de sommeil profond, Shiva).

Juste plonger dans ce silence. Sans rien forcer. Net, clair, sans but, précis, sur un expir comme sur une vague. Un, entier.

Le mystère se reconnaît de soi-même, au-delà de toute expérience, source de toutes les expériences, vie de toutes les expériences.

mardi 26 novembre 2019

Le yoga de l'émerveillement



tam adhiṣṭhātṛbhāvena svabhāvam avalokayan |
smayamāna ivāste yas 
tasyeyaṃ kusṛtiḥ kutaḥ ||

ekacintāprasaktasya yataḥ syād aparodayaḥ |
unmeṣaḥ sa tu vijñeyaḥ svayaṃ tam upalakṣayet ||


didṛkṣayeva sarvārthān yadā vyāpyāvatiṣṭhate |
tadā kiṃ bahunoktena svayam eva avabhotsyate ||


"Regardant sa véritable nature 
comme ce qui gouverne (tous les phénomènes qui adviennent),
demeurant comme émerveillé
- pour lui, d'où s'écoulerait ce mauvais samsara ?"

"Pour qui est plongé dans une pensée,
ce dont surgit une nouvelle pensée,
cela doit être discerné comme l'éveil.
Qu'on le reconnaisse par soi-même."

"Quand il infuse tous les objets
par le désir de percevoir,
alors, à quoi bon beaucoup de mots ?
C'est directement qu'on en fait l'expérience."

Spanda-kârikâ

"Ce dont surgit une nouvelle (apara- litt. "une autre") pensée" : là d'où commence n'importe quel mouvement. Une pensée (cintâ) est un mouvement (vritti). Tous les mouvements particuliers ont leur source dans le mouvement universel qu'est la vibration consciente (spanda). Au premier instant de n'importe quel désir, de n'importe quel mouvement, le sujet et l'objet sont indifférenciés. Ils le sont toujours, bien sûr. Mais dans ce "premier instant", cette unité n'est pas voilée par la manifestation de l'objet différencié. Ce premier instant de tout mouvement est l'instant de l'éveil, c'est-à-dire l'instant où la conscience entre en expansion avant de se contracter aux dimensions de l'objet qu'elle manifeste et avec lequel elle s'identifie plus ou moins. Ce premier instant est l'instant où je peux ressentir que tout est en moi, concrètement, directement. D'où une expérience d'émerveillement et de joie.

lundi 25 novembre 2019

Silence avec et sans compréhension



Je peux goûter le silence intérieur sans aucune compréhension. 
Sans savoir ce qu'est la conscience, sans rien connaître de ses pouvoirs, sans réaliser que "je suis conscience, en laquelle et par laquelle tout se manifeste, comme dans un miroir".

Si je réalise la portée de ce silence, alors ce silence devient comme l'effet de cette compréhension. Une paix qui découle de cet éveil : si vit en moi la certitude absolue que "c'est moi qui me manifeste ainsi sous ces formes infiniment variées", il y a alors une paix profonde, je dirais une paix qui est la conscience. Cependant, cette paix se communique pour ainsi dire aux organes et au monde, dans une certaine mesure. Certes l'agitation est toujours possible, sans aucun doute. Mais il y a un arrière-plan de paix et un retour au calme plus rapide. Même si; je le répète, les effets de l'angoisse instinctive ou due à des croyances intériorisées perdure, voire s'aggrave avec l'âge. Seulement, il y a comme un être intérieur, un autre en moi, plus moi que moi, qui est toujours en paix, lucide, vibrant, joyeux.

Le silence sans aucune compréhension est accidentel ou dépend de croyances : "je dois être assez calme pour plonger dans ce silence, sinon c'est impossible". Le silence éveillé ne dépend pas des croyances, des circonstances. Je sais, d'un savoir qui fait corps avec mon être, que je suis la conscience infinie que rien ne peux recouvrir, car c'est en moi que tout bruit et toute agitation se manifestent. La seule pratique, spontanée et inévitable, consiste à s'abandonner de plus en plus à cette certitude. En fait, c'est très simple : c'est comme si j'avais gagné au loti et qu'il fallait du temps pour le réaliser. Mais c'est un fait. La tradition indienne compare ces difficultés à comprendre "des noeuds". Un noeud se défait d'un coup. Mais il peut y en avoir plusieurs. Ensuite, c'est une affaire de confiance, d'où l'importance que la tradition accorde à la dévotion, à la participation du fond de notre être, la bhakti.

Il y a donc le silence dont je fais l'expérience. Et le silence que je suis. C'est un seul silence, un seul fait, mais qui apparaît sous deux formes, selon qu'il y a compréhension ou non.  

De la nécessité de distinguer des échelles

Illsutration du Livre du sage, de Charles de Bovelles (1479-1566)


A l'échelle individuelle, cultiver l'acceptation à ce qui arrive est bon.
A l'échelle collective, ce serait du totalitarisme.

Au fond, l'expérience de la conscience de l'instant présent est libre de toute convention morale.
Mais faire de cet éveil un principe moral ou politique serait désastreux.

Ainsi, il est nécessaire de distinguer quelque chose comme des échelles dans notre recherche de la sagesse, dans notre philosophie. Ce qui est bon à une échelle peut être ruineux à une autre. Et c'est de la confusion entre ces échelles et les sagesses qui leur correspondent que naissent bien des dangers. 

Je distingue ainsi trois niveaux correspondant à trois échelle ou trois points de vue :

Au plan collectif, il faut une politique. Le libéralisme ou, disons, une doctrine recherchant la plus grande liberté, les plus riches libertés individuelles. Qui va donc avec l'individualisme. Et comme les libertés sont des pouvoirs et ne vont pas sans leur sagesse, il faut aussi une éducation adéquate, disons un humanisme.

Au plan individuel, il faut une morale. Le stoïcisme ou, disons, une doctrine de l'acceptation rationnelle et affective de ce qui m'arrive. C'est la sagesse du détachement, principalement par la connaissance, car on aime ce que l'on comprend. C'est aussi l'enseignement du Mahâbhârata en Inde. Se détacher d'un Moi limité pour le resituer dans un contexte plus vaste (la Terre, le cosmos) et ainsi à la fois l'humilier et l'élargir. 

Au plan intérieur, il faut un éveil. La non-dualité, une sagesse sobre et riche à la fois, qui épouse au plus près l'expérience intérieure du silence et du ressenti.

Notons que les deux premiers plans s'opposent. Ils se corrigent mutuellement. Le troisième est le plus important, mais il ne peut guère s'épanouir que sur la base des deux premiers.

Je note aussi que les traditions adoptent généralement cette architecture. En Chine, avec le néo-confucianisme. En Inde, avec la démocratie, la doctrine du karma-yoga et l'éveil à la non-dualité. En Occident, avec l'humanisme, le stoïcisme et la mystique ou le néoplatonisme.

Nous avons ainsi une structure claire qui intègre les aspects de la sagesse en un tout harmonieux. 

vendredi 22 novembre 2019

Nuit et veille

yā niśā sarvabhūtānāṃ tasyāṃ jāgarti saṃyamī /
yasyāṃ jāgrati bhūtāni sā niśā paśyato muneḥ //


"Ce qui est nuit pour tous les êtres
est veille pour celui qui suit la discipline.
Ce qui est veille pour les êtres
est nuit pour le sage qui voit."

Bhagavad Gîtâ, II, 69

"Tous les êtres" : les humains, les anges, les dieux, les démons et tous les vivants, les animés, les animaux.

"Pour celui qui suit la discipline" : la discipline du retournement de l'attention, la clé de l'éveil.

La "nuit" est l'état de sommeil profond, de sommeil sans rêve, c'est-à-dire l'intervalle entre deux pensées. Du point de vue de l'état de veille, c'est une "nuit", car on se dit "je n'étais conscient de rien, donc je n'étais pas conscient". Mais en vérité, cet état est un état sans forme, sans différences, sans mental, sans ignorance. C'est l'état de pure unité, de pure conscience qui ne cesse jamais. Cet état n'a ni commencement, ni fin, car il n'y a aucun repère, en lui. Pas de changement, donc pas de temps. Donc ça n'est pas un état. Quand on "voit" cela, on réalise que le sommeil profond est pure Lumière sans aucune dualité, repos parfait qui n'est pas repos du corps ou de l'esprit, mais pure paix, depuis toujours et à jamais. 

Ce verset me fait penser à l'allégorie de la caverne, résumée dans cette petite animation :



Sans doute la principale et la plus riche allégorie de toute la tradition philosophique grecque. 
Quand on retourne le regard vers la Lumière, on est d'abord aveuglé, on ne voit rien : le jour apparaît d'abord comme une nuit, la lumière comme ténèbres. C'est la Lumière indifférenciée qui est ainsi prise pour de l'obscurité, car "là où il n'y a rien d'autre à voir" la Lumière se croit absente, elle croit qu'elle ne brille par. Alors qu'elle est simplement pure, simple, indifférenciée, sans réflexion. Cela ne dépend pas d'un état de méditation, de vigilance. Cela ne dépend pas de l'état mental, cela ne dépend pas de l'attention. Mais quand l'attention se retourne et que la Lumière s'éveille à elle-même, alors moi, Lumière sans aucune obscurité, je comprends que ces ténèbres sont en vérité lumière. Je ne vois rien, parce que la Lumière que je suis est alors simple. Je me vois moi-même, mais sans rien voir de particulier, car il n'y a aucun "autre". Et je ne me réveille jamais de cette simplicité absolue. Je ne la quitte jamais. Cette Lumière qui éclaire l'état de veille ne se dérobe jamais, car sans elle, il n'y aurait pas d'état de veille. Je suis la Lumière qui éclaire les choses et leur absence. Mais comme ces choses ne sont rien d'autre et ne peuvent être rien d'autre que cette Lumière elle-même, il n'y a jamais rien d'autre. C'est ce profond mystère que "voit le sage". Il le voit sans voir, sans dualité. En ce sens précis, "personne ne voit", "il n'y a rien à voir". Quand je ne vois rien, je suis Lumière simple. Quand je semble voir, je suis Lumière qui se réalise ainsi.

Tel est l'héritage de Platon, de la Gîtâ, des Oupanishads, du shivaïsme du Cachemire. Non pas un mystère à croire, mais à examiner par soi, directement. Nul autre ne peut le faire à notre place.

mercredi 20 novembre 2019

Religion et expérience et raison



Quand je plonge en moi, je sens une force, un bien-être, une énergie.
Quand je m'arrête de bavarder, il y a comme un réveil, une fraîcheur au goût de justesse.

Mais rien, dans cette expérience (une expérience d'éveil, disons) ne me contraint à croire à quoi que ce soit. Au contraire, j'y sens une immense liberté, une invitation à penser, à réfléchir, à interroger, à explorer, à faire dialoguer théories et expériences, à entrer en dialogue avec mes semblables.

Rien de religieux dans l'éveil. Dans le silence. Dans ce ressenti de force, de vie. 
J'y apprend l'essentiel, mais je ne peux traduire et incarner cet essentiel qu'en faisant usage de mes facultés limitées, sans garantie de trouver, mais en construisant peu à peu, par tours et détours.

L'éveil est un réveil, prodigieux, merveilleux, infiniment simple et accessible.
Mais il ne me donne pas de détails. Rien de semblable aux croyances religieuses, aux opinions du New Age. L'éveil ne me dit pas si je dois manger sans gluten ou avec, ni à quoi ressemble précisément la vie après la mort, ni s'il y en a une. Il me donne une intuition, oui, un sens. Mais c'est un sens intuitif, indifférencié, tout à expliquer et compatible avec bien des philosophies différentes. Peut-être que l'éveil est compatible avec une philosophie naturaliste. Peut-être pas. Mais pour le savoir, je dois y réfléchir, patiemment, pas à pas.

L'éveil me rend indépendant. Je lis, j'écoute, je questionne. Je suis libre de choisir. De ne pas choisir. De rester en silence, à savourer, à digérer. Puis libre, aussi, de me plonger ensuite dans les idées, les musiques, les poèmes, les paroles, comme après un bon jeûne. 

Dans ce silence, dans ce ressenti, je ressens une contrainte en un sens. Une exigence de vérité, de véracité. Une force, une présence. Mais rien qui, a priori, corresponde aux offres religieuses, New Age et développement personnel compris. Rien. C'est vierge. Fécond, mais vierge. Si, par le jeu des puissances de l'oubli, je me laisse tenter par telle ou telle religion, l'intuition se rappelle à moi, tôt ou tard. Silence. Ressenti. Intuition. 

Et ce silence n'est pas opposé à la parole, du moins pas à la parole authentique, vraiment parlée. Il est juste incompatible avec les paroles toutes faites, avec les sécurités trompeuses, les prêts-à-croire. 

Le silence absolu m'invite à penser. Le bavardage intérieur, en revanche, me jette dans la tentation de suivre tel ou tel système qui pense à ma place.

L'éveil me rend indépendant. L'éveil est individuel. L'éveil n'est pas contre la pensée. Au contraire. Il est contre la paresse intellectuelle, contre le conformisme, contre l'inertie, contre les fausses consolations.

Dans ce silence, tout devient audible. En toute indépendance. C'est physique, je dirais. Quand je m'éveille à ce vide, quand ce silence s'éveille, en quelque sorte, il y a un réveil de toutes les possibilités, un repos et une renaissance de toutes les puissances. Oui, je me sens reposé, frais et dispos. Pour la vaisselle. Pour la discussion. Pour la pensée. Pour discerner.

L'éveil n'est pas une religion. Il n'est pas non plus une philosophie déjà existante, achevée.
Il est un repos pour un mouvement, un silence où une parole infinie peut nidifier en paix. 
Une absolue simplicité pour une inépuisable richesse. 
En soi, rien. Un rien pour un tout-possible. Pas de philosophie dans l'éveil, mais un élan pour philosopher, un amour de la sagesse.

Il y a une intuition, une certitude absolue. Mais muette.
Une sécurité parfaite, mais entièrement disponible, comme au croisement de tous les chemins.

mardi 19 novembre 2019

De l'orient à l'occident

Dieu Gaulois

Lug est Shiva comme énergie de présence (cit, prakâsha).
Kernunnos est Shiva comme énergie de désir (icchâ-shakti).
Les deux faces du réel : silence et parole ; repos et mouvement ; mort et vie ; conscience de quelque chose et conscience de rien ; plein et vide ; faim et satiété ; sommeil profond et veille ; connaissance et amour ; ...

Lug est Shiva-jnâna-dakshinâ-mûrti : Le divin-cristallisé-comme-incarnation-de-l'habileté-à-tranmettre-la-connaissance.
Kernunnos est Shiva-sa-umâ-nâtha : Le divin comme source créatrice de la vie, de ce qui n'a pas encore accédé au savoir de liberté.
Les deux sont donc complémentaires.

L'être et sa puissance.
L'être et son acte.
L'être en acte total et son pouvoir de le moduler.
L'être et sa conscience.
"conscience", à la fois lumière, pleinement donnée dans l'expérience du sommeil profond.
Et réalisation, pleinement donnée dans l'expérience de l'état de veille.

Donc l'état de veille est Kernunnos, corne d'abondance et pouvoir.
L'état de sommeil profond est Lug, pure présence indifférenciée.

Le but du jeu est la synthèse des deux, du Dieu et de la Déesse, du rien et du tout, du silence et de la parole, du repos et du mouvement, de la mort et de la naissance, de l'unité et de la multiplicité, de l'intuitif et du discursif, et ainsi de suite.

Lug seul est stérile. Un vide sec.
Kernunnos seul est vain. Une prolifération aveugle.

La non-dualité, l'enseignement ésotérique (upanishad) est la synthèse de ces deux-là.

Le crépuscule est l'initiation de Lug. 
Par exemple, la fin d'un expir. La fin de "om". La fin d'un rouleau sur le sable, la fin d'un roulement de tonnerre, la fin d'une parole... avant la suivante.

L'aube est l'initiation de Kernunnos.
Par exemple, la fin d'un inspir, le début de n'importe quel acte ou mouvement, le claquement de la foudre.

Bien évidemment, j'aurai pu dire la même chose avec Kernunnos et Kernunna.
Tout cela se trouve dans l'enseignement oral le plus ancien qui nous ait été transmis : le Secret de la Grande Forêt.

dimanche 17 novembre 2019

Des sources fiables sur le tantrisme ?

Résultat de recherche d'images pour "kashmiri pandit shastri"
L'un des éditeurs des textes du "shivaïsme du Cachemire"

Le sujet du "Tantra" donne lieu aux affirmations les plus fumeuses : "Peu importe le flacon..."

Les gens se fichent, pour la plupart, de la vérité. 
Quelques autres confondent le tantrisme avec la tradition tardive du Bengal : Yoni Tantra, Dasâ Mahâ Vidyâ, Târâ, Mahâ Cîna Âcâra, Kula Arnava, etc.

Mais pour celles et ceux qui désirent connaître la tradition authentique, celle d'avant le XIIe siècle en gros, et répandue dans toute l'aire indienne, depuis l'Afghanisthan jusqu'à la Papouasie, voici les sources fiables. C'est en anglais, mais on n'a rien sans rien. Si vous en avez marre des magazines débiles, des discours lénifiants où l'on vous prend pour des pigeons, et des mystifications cousues de fil blanc, alors vous êtes prêts à voler de vos propres ailes.

La figure centrale est Alexis Sanderson.
Sa page

Son article le plus important est The Shaiva Litterature : pour une vision d'ensemble.
Plus centré sur le Cachemire : Shaiva Exegesis In Kashmir
Ces deux "articles" sont en fait de véritables livres. Ils sont les références. Il y a sans doute des gens qui vous dirons le contraire, mais je me permet de vous conseiller de vous faire votre propre opinion. Rien ne vaut l'indépendance.

Ses élèves proposent des articles très riches aussi, et parfois des livres ou des conférences :

Isabelle Ratié (pratyabhijnâ)
Judit Torzsok (yoginis)
Somadeva Vasudeva (yoga, varia)
James Mallinson (hatha)
Christopher Wallis (shaktipâta)
Alex Watson (siddhânta)

Autres chercheurs plus ou moins liés :

Olga Serbaeva (yoginis)
Shaman Hatley (Brahmayâmala)
Harunaga Isaacson (vajrayâna)
Mrinal Kaul (varia)
Sthaneshwar Timalsina (shâkta, advaita)
Loriliai Biernacki (Bengal)
Hugh Urban (néotantra)
John Nemec (Shivadrishti)
David Lawrence (pratyabhijnâ)

Enfin, l'autre source fiable sur le tantrisme est Mark Dyczkowski. Voir ses livres et traductions.

En vous basant sur Sanderson et Dyczkowski, vous partirez sur de bonnes bases.

Inspirations védiques

La tradition védique est une source pour celles et ceux qui aspirent à vivre les anciennes spiritualités d'Europe et de Méditerranée.
Par "védique", je n'entends pas les imitations vishnouïtes (comme celle des "Harés Krishnas"), ni les margoulineries de la "Méditations Transcendantale" et autres flibusteries mercantiles, mais simplement la tradition védique (=shrauta, smârta).

Très ancienne : il y a de bonnes raisons de penser qu'elle est antérieure à -1000.

Elle forme un corpus d'environ 100 000 versets, si l'on emploie cette manière de mesure.

Cet ensemble a été transmis de bouche à oreille, au moins jusque vers l'An Mille, date des plus anciens manuscrits.
Comment un tel exploit, unique en ce monde, a-t-il été possible ?

Grâce à des méthodes de récitation et de mémorisation.

Par exemple, on prend un vers, mettons la première ligne de la Gâyatrî.
On peut la réciter telle quelle (samhitâ pâtha), avec les liaisons et les accents.
Ensuite on la récite en séparant bien chaque mot, sans liaison.
Puis on peut la réciter en prenant les mots deux à deux : 1-2, 2-3, 3-4, etc.
Puis on peut réciter ce vers à l'aide de diverses combinaisons, de plus en plus complexes, 
expliquées dans cette vidéo :



Voici le document correspondant, en anglais bien sûr :

https://ghanapati.com/wp-content/uploads/2013/04/asirwada-ghana-sanskrit-vol-1.pdf

Ces méthodes peuvent être transposées pour apprendre et savourer n'importe quel texte. 
Deux principes sont d'accompagner la récitation de mouvement, en marchant par exemple ; et le second est de bien mettre l'accent sur les voyelles, en distinguant bien les longues des brèves, sachant que "e", "o", "au" et "ai" sont toujours longues. Ne pas hésiter à exagérer.

Ensuite on peut étudier les versions chantées des hymnes védiques :



On peut aussi écouter le célèbre style Namboudiri du Kérala, très typé, quoi que peut-être un peu moins consonant :



Une autre source d'inspiration est le rituel de la sandhyâ-vandanam, la "louange [au Soleil] durant les jonctions" de l'aube, de midi, du crépuscule et de la mi-nuit. En général, seule les trois premières sont pratiquées. C'est un rite central, dont il existe des versions dans chaque tradition tantrique, calquées sur l'archétype védique, autour de la célèbre Gâyatrî. A l'origine, c'est un verset de louange au Soleil, ensuite adapté de mille manières selon les divinités que l'on désire adorer.

Une version vishnouïte mais "non-sectaire" (=smârta) du Sandhyâ-vandanam :



Notez les gestes et l'omniprésence des liquides. 
Comme cette pratique est celle des jonctions, elle correspond bien sûr aux quatres grandes fêtes annuelles des solstices et des équinoxes. La jonction avec les traditions occidentales, si j'ose dire, est donc assez facile.

L'autre grand rituel védique est le rituel du feu. Je n'en trouve pas de version védique sur Internet, mais voici des versions approchantes, d'abord de l'Ârya Samâj, la tradition dans laquelle j'ai reçu mon upanayana. La voix off est en hindî, le reste en sanskrit :



Aujourd'hui le homa est devenu une cérémonie collective et ponctuelle. Mais à l'origine, c'est le rituel védique principal, domestique et quotidien, qui ressemble plutôt à ceci :



Ce sont des sources d'inspirations très riches et je ne peux que les recommander à ceux qui sont intéressés et qui sont prêts à s'y investir.

Et puis, juste pour je-ne-sais-qui, une leçon en sanskrit, très claire, un aperçu de l'ambiance traditionnelle :



N'oublions pas que tout ceci a été et peut à nouveau être transposé. Que l'on soit marcassin, vate, druide ou néo-chamane, tout cela peut être inspirant, à condition de faire l'effort et de renoncer à la soupasse new age.

samedi 16 novembre 2019

L'acte de conscience





caitanyam ātmā

caitanyaṃ citkriyārūpaṃ śivasya paramasya yat
svātantryam etad evātmā tato 'sau paramaḥ śivaḥ

L'acte de conscience est le Soi

L'acte de conscience est l'activité 
qui est la conscience de l'absolu. 
Cette liberté souveraine est le Soi,
qui est donc l'absolu.

Shiva-sûtra-vârttika de Varada Râdja, du Sud de l'Inde, fin XIe siècle

Le Soi est l'absolu,
l'acte de conscience de soi, 
évident.

jeudi 14 novembre 2019

Cornes de lumière

Il y a ces sceaux de terre qui évoquent Shiva Maître des animaux, vallée de l'Indus, vers -2000 :



Et il y a ces images de Cernunnos, Europe, France, entre -700 et +100 :

Gundestrup, Danemark :


Reims, France :


Roquepertuse, France :



Vendoeuvres, France :

stone - Cernunus with putti serpents. Gallo-Roman Stone. Vendoeuvres, Indres. France.

MAyence, Allemagne (?) :

Cernunnos à Cologne

Saintes, France :


Étangs-sur-Aurroux, France :

cernunnos.jpg

Un personnage a cornes, assis en tailleurs au milieux d'animaux, parfois à deux visages et tenant un serpent.

Trois pages sur Cernunnos :

mythologies.blog4ever.com/cernunnos

http://www.deomercurio.be/fr/cernunnos.html





Les écoles du shivaïsme du Cachemire



L'expression "shivaïsme du Cachemire" désigne un ensemble de traditions philosophiques et religieuses qui s'est épanouit au Cachemire entre les 8e et 11e siècles, puis dans le Sud de l'Inde, jusqu'au 19e siècle environ. Il s'agit aussi d'une manière d'interpréter ces traditions, d'une exégèse, autour de deux génies, Outpala Déva et Abhinava Goupta. Le "shivaïsme du Cachemire" est une expression commode inventée pour désigner cet ensemble.

Il s'inscrit dans le shivaïsme, principale religion de l'Inde.
Dans cette religion, il y a une hiérarchie de révélations exotériques (le shivaïsme comme religion accessible à tous, enseignée dans les Pourânas et d'autres textes) et ésotériques, dans les tantras, qui enseignent une vision du monde selon laquelle tout est engendré par l'union de Shiva et Shakti. Les tantras enseignent aussi une voie de salut par l'initiation et des rituels au moyen de Mantras. Ils proposent, en plus, des pratiques pour obtenir des pouvoirs surnaturels. Il existe une immense tradition de yoga tantrique, axée sur des rituels intérieurs, l'énonciation de Mantras et l'écoute du souffle.

Dans le tantrisme de Shiva, il y a des tantras axés sur Shiva et plutôt dualistes. Ces traditions sont proches du brahmanisme, elles respectent assez l'ordre des castes et sont à l'origine des temples que l'on voit aujourd'hui en Inde.

Ensuite il y a les tantras de Bhairava, axés sur l'adoration de Bhairava, une forme plus transgressive de Dieu, entouré de Yoginîs, des divinité féminines que l'on invoque avec de l'alcool, parfois du sang. Une doctrine non-dualiste est peu à peu révélée : tout est le jeu d'une conscience universelle dynamique, il n'existe ni pur, ni impur. Le tantra fondamental est celui de Svacchanda, centré sur la notion de liberté.

Ensuite il y a les tantras de Shakti, où la Déesse, la Shakti, est au centre, Shiva passant à l'arrière-plan. Les pratiques transgressives deviennent centrales, toujours à travers des Mantras ou des Vidyâs (des Mantras de divinités féminines).

Il y a deux traditions principales : le Trika et le Krama. 

A ce stade est révélé une vaste tradition ésotérique à l'intérieur du shivaïsme ésotérique : la religion du Koula (kula), ou kaoula. Cette tradition est centrée sur Shiva et Shakti, mais moins sur des rituels extérieurs, plus sur le yoga. Le gourou y tient une place centrale, ainsi que l'idée d'une transmission d'énergie par le gourou ou par une autre divinité, transmission qui débouche sur une absorption (samâvesha, notion centrale) dans la divinité et ses pouvoirs. 
A partir de là, il y a donc deux versions de chaque tradition, Trika et Krama, l'une tantrique, l'autre kaoula.

Donc Trika et Krama sont deux branches du Koula, et non des traditions séparées, contrairement à ce qui a été dit.

Le Trika est axé sur une triade de déesses qui personnifient trois états de conscience : conscience de l'unité, conscience de la dualité, conscience de la dualité dans l'unité. Tout est dans tout, et tout est la libre manifestation de la conscience universelle qui joue à se réaliser comme univers (infinis et cycliques) et comme êtres vivants. 
La pratique est axée sur la conscience comme création, comme extase créatrice et sur l'invocation des Yoginîs, divinités féminines, symboles des énergies du corps et de l'esprit, principalement à travers les sons de l'alphabet sanskrit qui est la source de tous les langages. On pratique parfois la nuit, dans des lieux effrayants, mais principalement chez soi, dans un contexte ordinaire, juste sacralisé par les Mantras et les Vidyâs, ainsi que par les Mudrâs et les Mandalas. Cette tradition met l'accent sur les niveaux de réalité qui sont tous "dans" la conscience universelle et qui donc se reflètent et se contiennent mutuellement. L'union sexuelle, l'écoute du souffle et l'énoncé du Mantra sont les pratiques principales.

Le Krama est axé sur la conscience comme devenir; Kâlî. Cette tradition enseigne que chaque instant est la conscience se révélant à elle-même. L'accent est mis sur l'évanescence, la résorption, la mort, mais l'alcool et l'union sexuelle, voire des orgies sacrées, sont au centre de la pratique. L'essentiel est cependant intérieur : contempler d'instant en instant la disparition de toutes choses dans le ciel de la conscience. Il y a des Mantras, mais pas de visualisations. Le corpus de textes est important.

Trika et Krama sont donc complémentaires. Il a d'ailleurs existé une tradition faisant la synthèse des deux, et le shivaïsme du Cachemire enseigne les deux à la fois, mettant parfois l'accent sur l'un ou sur l'autre. L'oeuvre d'Abhinava Goupta est l'exemple le plus puissant de cette synthèse. Le Trika est l'aspect créateur présent en toute expérience comme extase, plaisir et désir. Le Krama est l'aspect destructeur présent en toute expérience comme évanescence, impermanence, disparition, silence, vide et mort. D'où les deux pratiques méditatives principales : la plongée dans le premier instant du désir et la fusion dans l'espace. 

Ces traditions ne sont pas nées au Cachemire, elles ont existé ailleurs, mais c'est au Cachemire qu'Abhinava et d'autres en ont proposés les interprétations les plus extraordinaires. En fait, en dehors du Cachemire, on a presque seulement les textes ésotériques, sans interprétation philosophique.

Au Cachemire sont apparues deux traditions philosophiques (c'est-à-dire non réservées aux initiés) extraordinaires :

Le Spanda, autour d'un poème et de commentaires. Tout est conscience. Mais la conscience n'est pas statique, elle est vibration, mouvement. On peut la percevoir en son aspect universel entre deux pensées, par exemple, où dans les états émotionnels extrêmes, de même qu'au tout premier instant de toute perception ou de tout acte, notamment à travers le "geste de Shiva" (bhairava-mudrâ), la pratique méditative principale du shivaïsme du Cachemire et du shivaïsme tout court. Je suis cette conscience qui se manifeste clairement sous la forme de toutes choses.

La Pratyabhijnâ, autour d'un poème et de commentaires. Tout est conscience. Elle est l'expérience. Mais par le jeu de sa liberté souveraine, elle s'oublie et peut se reconnaître à travers un travail conceptuel qui va écarter les fausses croyances pour mettre en lumière l'expérience pure, la majesté de la conscience. C'est une voie "nouvelle", accessible à tous, fondée sur le raisonnement et l'expérience, non sur l'autorité d'une tradition ou d'un maître. On ne cherche pas des états de conscience spéciaux, car tout est déjà conscience, mais l'expérience s'examine de près. Pour cela, la pratique du "geste de Shiva" (bhairava-mudrâ) est recommandée, même si elle n'est pas nécessaire. La dualité n'est pas niée, mais reconnue comme manifestation de la conscience, qui se manifeste librement comme unité, comme dualité dans l'oubli de l'unité, ou comme dualité dans l'unité. Cette tradition philosophique, ainsi que le Trika et le Krama, se sont diffusés dans le Sud de l'Inde. La Shrîvidyâ en est une survivance contemporaine, mais largement édulcorée, et la doctrine sousjacente est oubliée. Peut-être se reconnaître t-elle un jour ? 

En attendant, le shivaïsme du Cachemire est bien mort en tant que transmission "de maître à disciple". En dehors de quelques charlatans qui prétendent être les héritiers de leur imagination, il n'y a rien. L'hindouisme au Cachemire a disparu. Les Hindous ont fuis ou ont été assassinés. Ils vivent dans des camps en Inde ou bien en exil. Heureusement, un mahârâdja hindou fut intronisé au Cachemire au 19e siècle par les Anglais. Ce mahârâdja a initié un travail de collection des oeuvres principales du shivaïsme du Cachemire, environ 80 volumes sur 2000 textes tantriques. Cependant, l'essentiel a été sauvé des griffes abrahamistes. Sans ce travail, le shivaïsme du Cachemire aurait été oublié à jamais, une victime de plus sur la liste des noires oeuvres du poison monolâtre. 

Pour autant, la tradition est-elle morte ?
Absolument pas.
Car la tradition est claire sur ce point : la seule source de la tradition, c'est la conscience universelle. Or la conscience universelle est souveraine. Elle fait ce qu'elle veut : oubli ou renaissance, elle est maîtresse. De plus, les textes sont les enseignements oraux de la conscience universelle, non de simples assemblages de sons absurdes, sauf aux oreilles des imbéciles, et encore, parce que la conscience joue ce jeu. La conscience le dit elle-même : la tradition est le divertissement de l'unique Présence. Le reste aussi. En ce sens, la tradition est des plus vivantes. Les textes n'attendent que notre reconnaissance, notre intellect et notre intuition, notre attention et notre passion.