lundi 4 novembre 2019

Quand la Présence fait fondre le monde


Dans la plupart des traditions, l'immobilité est valorisée aux dépends du mouvement.

Et si l'inverse était vrai ?
Et si la relative immobilité du monde était une sorte de ralentissement de l'Acte pur ?

Dans le shivaïsme du Cachemire, l'absolu, qui est notre essence, est décrit comme mouvement (spanda), élan (udyama), scintillement (sphurattâ), à l'image d'une vague (ûrmi), car l'absolu est activité (kriyâ).
Pourtant, le shivaïsme du Cachemire affirme que seule la connaissance (jnâna) peut conduire à la réalisation spirituelle (siddhi). Mais si l'absolu est action, pourquoi ainsi mettre en avant la connaissance ?

C'est qu'en vérité, la "connaissance", ici, est activité subtile, intérieure. De même, les pratiques grossières sont une forme de connaissance grossière, exprimée sous forme de symboles, au lieu des concepts (vikalpa) de la philosophie (shâkta-upâya), lesquels sont inaccessibles aux êtres inférieurs intellectuellement parlant (sukumâra-matîh). Ils se contentent donc du "yoga des esclaves" (pâshava-yoga) fait de règles et de méthodes qui ne peuvent servir d'accès à la Présence qui les manifeste, mais qui peuvent finalement, comme les barreaux d'une échelle, mener à l'exercice de la raison (tarka), laquelle est le seul auxiliaire du yoga véritablement utile (yoga-angam uttamam). Il faut alors s'exercer (abhyâsa), s'entraîner (bhâvanâ), jusqu'à parvenir à la logique libératrice (sat-tarka) qui culmine dans l'intelligence intuitive (prasamkhyâna, pratibhâ).

Mais tous ces degrés de connaissance sont des manifestations de la Vraie Science (sad-vidyâ), laquelle n'est autre que l'intuition que l'absolu conserve toujours de soi-même. Car toute expérience est expérience que l'absolu fait de soi-même. Donc tout est l'activité qui est l'absolu en train de se réaliser. Voilà pourquoi, même si le yoga et le rituel sont d'abord dénoncés par Abhinava Goupta comme vains et réservés aux imbéciles, ils sont inclus dans les méthodes traditionnelles car, au fond, tout est inclus dans la Présence, car tout est la Présence en train de se manifester librement ainsi. C'est le jeu de la conscience, son souverain divertissement. S'il plaît à la Présence de se perdre et de faire mine de se chercher elle-même dans des règles factices et parfaitement inefficaces, cela fait néanmoins partie de son jeu qui ne saurait souffrir d'autres limites que celles qu'elle s'imagine selon son désir. Car l'absolu est désir, jaillissement, profusion d'expériences variées, débordement de songes au sein de son espace limpide.

Donc tout est possible, même si le yoga et les pratiques rituelles ne servent à rien. Tout est un seul Acte : intuition, connaissance conceptuelle, yoga, rituel... tout.

Simplement, cet Acte s'assoupit, se ralentit peu à peu, devenant ainsi les mouvements visibles, comme une toupie dont le mouvement devient visible parce, précisément, son mouvement ralentit. Autrement, son dynamisme passe pour une parfaite immobilité.

Ou plutôt, la Présence se solidifie. Mais elle fond quand elle se réveille, comme évoqué dans ce beau verset adressé à la créativité sans limite de la Présence:

prâshyânash cidrasyoghah
sâkâratvam upâgatah /
avashyâyah prabodhârke
tûdite svasvabhâvabhâk //

Le fluide du nectar de la Présence
se cristallise en prenant forme.
Mais il fait l'expérience de son essence intime
quand le soleil de l'éveil se lève,
comme la rosée (s'évapore).

(cité dans la Spanda-pradîpikâ d'Utpala-vaishnava)

"Essence intime" (indiqué par le redoublement du pronom réflexif sva-sva), car elle ne peut être objectivée. Elle ne se connaît qu'elle-même, par elle-même. Elle est la seule connaissance, le seul Sujet, l'unique lumière qui scintille en toutes choses.

Donc le monde n'est que la cristallisation de la sève de la Présence. Donc l'agitation des êtres et des choses n'est pas une accélération mais, paradoxalement, un ralentissement. Une perte oui, mais une perte de mouvement, de souplesse, de fluidité. Le but de la vie intérieure, si but il y a, n'est pas de bloquer les mouvements, dans l'esprit de Patanjali, mais de libérer, de détendre, de rendre le monde, l'expérience, le corps, à leur plasticité originelle.

D'où la critique d'un yoga rigide et d'une pratique mécanique. En ce sens, la qualité prévaut infiniment sur la quantité. D'où l'idéal d'un seul et unique énoncé du Mantra, plutôt que d'une répétition inerte qui incarne au contraire la lourdeur dont on veut se défaire.

Ainsi le sommeil profond serait un retour à l'Acte pur, perçu de façon erronée comme immobilité, voire comme inconscience, alors qu'il y a pure Présence sans la moindre trace de quoi que ce soit.

D'où, aussi, la valorisation de l'absence d'effort. Si effort il doit y avoir, c'est un effort de présence pour se réveiller dans la Présence libre de tout effort.

Cependant, tout est enveloppé dans la conscience, tout est conscience ; même si, à proprement parler, seule la Présence peut se réveiller elle-même par elle-même, sachant que le moyen le plus proche est la pensée, qui culmine dans la pleine intuition.

Puissions-nous ici et maintenant plonger dans cette pure délectation !
Puisse la glace des compulsions fondre dans la chaleur de l'intime extase !


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