dimanche 22 décembre 2019

Comment voir les choses tout en voyant le Soi ?

Monde magique ...(Foret des chutes loray) ...

Le coeur de la pratique est la pratique du coeur : le retournement de l'attention vers soi.
Quand je me retourne, de tout mon être, de tous mes sens, de toutes mes énergies,
je plonge au centre, dans cet être infini que je suis toujours déjà.
Donc, pas seulement "voir". Mais c'est là une façon de parler.

Il y a donc cet être mystérieux au centre de ma personne, ce vide derrière le masque.
Mais alors, c'est le masque qui apparaît vide, et le vide, plein. 
Comme si, au centre de moi, il y avait depuis toujours un être fait d'extase, se nourrissant d'extase.
De la conscience de ceci/cela, je passe à la conscience de conscience.
Émerveillement, plané, veillé, assuré.

Mais ensuite, la conscience des choses se poursuit. Or, comment retourner l'attention tout en faisant attention aux choses, "extérieures" ou "intérieures", comme les pensées, etc. ?

C'est la question posée dans le Bouquet des vérités au complet (Mahâ-artha-manjarî, XIVè siècle, Cidambaram) :

nanu viśvavyavahāro hi bahirgrāhyārthatayā vartamānaḥ 
kathamātmasvabhāvo vimarśaḥ syād

"Mais de fait, la vie quotidienne commune est concrètement faite d’extraversion vers des objets extérieurs. Dès lors, comment pourrait-elle être cette réalisation de soi qui a pour nature le Soi ?"

Cette objection consiste à demander comment la vie quotidienne peut être conscience de soi, alors qu'elle est, de fait, conscience des choses, tournée vers le dehors, dans la direction opposée au Soi, à la conscience ?

L'Auteur répond par le verset 12. Notez, au passage que dans toute la littérature philosophique de l'Inde, même "spirituelle", toute affirmation est systématiquement présentée comme la réponse à une objection. Le style n'est jamais dogmatique. Il prend toujours la forme d'un dialogue, comme chez Platon. Toujours. Ce dialogue est comme l'écho du dialogue atemporelle entre Shiva et Shakti, qui est justement au coeur de ce verset 12 :

pṛthvīparamaśivayoḥ pratyāhāre prakāśaparamārthe |
yo'nyonyaviśeṣaḥ sa eva hṛdayasya vimarśonmeṣaḥ ||

"L'absolu de la totalité [des états de conscience],
depuis la matière solide jusqu'à la conscience universelle
est la Lumière.
Sa différentiation est la réalisation du Coeur,
l'éveil, l'expansion."

Rien n'existe en dehors de la conscience.
Mais alors d'où vient que se manifeste autre chose que la conscience ?

La conscience n'est pas un bloc statique et homogène. 
Elle est douée du pouvoir de s'échapper à elle-même, en elle-même. D'où l'émerveillement secret au coeur de toute expérience.

Par exemple, quand je suis absorbé dans la perception de ce ciel bleu.
Je suis alors "conscience du bleu". Et soudain, un ballon jaune s'élève.
Une conscience une se différencie en autre chose.
Mais cette conscience du jaune est "éveil", expansion (unmesha).

Pourquoi ? Parce qu'elle délivre la conscience de l'identité avec le bleu,
identité dans laquelle elle devenait statique, comme embourbée.
Le nouveau venu est arrachement, délivrance à l'objet. 
Ce faisant, la conscience revient à elle-même en son infinité,
comme un Big Bang silencieux. Et donc, tout explose à nouveau à partir 
de la conscience universelle indicible. Et donc chaque apparition d'un nouvel objet
est éveil et occasion d'éveil. 

Voilà pourquoi la Reconnaissance ne prône pas de bloquer la conscience des choses,
mais plutôt de se rendre attention aux intervalles entre les consciences des choses.
Chaque nouveau mouvement part de l'acte infini qui est l'absolu.

La dualité ou la différence (bheda) sert donc ici de voie d'éveil.
Mais comme dit Vasugupta "que l'on en fasse l'expérience par soi-même !"
car  c'est indicible. 

L'éveil, c'est ce qui surgit quand je suis plongé dans quelque chose,
et qu'autre chose fait irruption. Comme une porte qui claque ou n'importe quoi d'autre.
Comme le ballon jaune dans le ciel bleu. 

Et l'objet est alors réalisé comme une réalisation de soi.

Et du coup, la vision de l'objet n'est pas incompatible avec la vision du Soi.
Non que l'objet soit nié, bloqué ou jugé comme étant "faux", "irréel", etc.
Mais il est perçu comme une vague dans l'océan de la conscience,
dans l'océan de l'expérience présente. 

C'est ainsi que j'apprend à voir les choses tout en voyant le Soi.

Voilà pourquoi le shivaïsme du Cachemire invite à pratiquer
au coeur du quotidien.

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