dimanche 8 décembre 2019

On n'a pas toujours les vaches qu'on veut

Re-blogue du 27 octobre 2005


numerique, montmeyan, nans les pins, plan de la tour, puget sur argens, ramatuelle


"Voici la recette des 'cinq produits de la vache', qui détruit les plus grands péchés : Un demi-pouce de bouse de vache, 100gr d'urine [de vache, évidemment], 200gr de beurre clarifié, 300gr de lait caillé, 500gr de lait et 100gr d'eau [trempée dans de l'herbe] kusha.
On doit prendre la bouse d'une vache noire, l'urine d'une vache grise, le beurre d'une vache brune, le lait caillé d'une vache blanche, et le lait d'une vache cuivrée.
Mais, si on ne dispose pas [de vaches] de toutes ces couleurs, on recommande de choisir une vache brune..." (Somashambhupaddhati II 110-113, trad. H. Brunner)
 
On secoue, et on boit (je simplifie). Pourquoi ? Pour se purifier. De quoi ? Des manquements aux observances (samaya, vrata), des fautes (bhanga, pâpa, pâtana).
Exemples : "Si le linga de [l'adepte] est détruit, perdu, brûlé ou emporté, ou bien emmené par des souris, des corbeaux, des chiens ou des singes, il faut [...] installer un autre linga. [...] Si le linga est touché par des personnes qui suivent le vâmamârga ou le dakshinamârga [=les rituels des tantras de Bhairava], on récitera 10 000 [mantras] 'Aghora'. [...] Lorsqu'un [adepte de la classe] brahmane est touché par un marchand ou un serviteur (shûdra), il doit jeûner deux jours dans le premier cas, trois dans le second..."
Ces exemples sont extraits d'un manuel composé par un shivaïte libéral du Cachemire, un peu avant Abhinavagupta. A la lecture de ces sympathiques préceptes, on comprendra qu'il n'était pas exactement du même bord qu'Abhinavagupta. Contrairement à ce qu'ont écrit Daniélou et d'autres, le Shivaïsme n'est pas une religion 'égalitaire'. Les shivaïtes furent intolérants. Dans le sud de l'Inde, les pieux shivaïtes commémorent chaque année l'empalement de 10 000 jains (adeptes de la non-viloence qui ont inspiré Gandhi) par un roi shivaïte, sur les conseils du grand saint que fut Sambandhar (on en a une jolie statue à Guimet). Il y a même des bas-reliefs de l'époque, témoignages d'une étonnante virtuosité dans l'art de l'empalement : par en bas, par en haut, en travers, etc.
 
La religion de ce Somashambhu fut la principale religion shivaïte de l'Inde (et de l'Indonésie et de la péninsule indo-chinoise, car les shivaïstes aussi sont des "civilisateurs/colonisateurs") : le Shaiva-siddhânta ou "Dogme de Shiva". Aujourd'hui encore trés vivant dans le sud de l'Inde, ce courant prétend être une révélation supérieure aux Védas. Mais, comme on le voit, le système des castes, le système brahmanique, s'y trouve transposé et bien conservé.
C'est, en fait, une gnose ritualiste: Shiva a révélé la connaissance des rituels à accomplir pour être délivré du samsâra ou renaître dans un paradis, etc.
 
Ceci dit, cette religion est essentielle pour comprendre Abhinavagupta. Car ce dernier appartient à une forme de Shivaïsme "ésotérique" qui dépasse le Shaivasiddhânta, tout en l'intégrant. Ainsi, il faut connaître cette "grammaire du rituel" pour comprendre La Lumière des Tantras (Tantrâloka) d'Abhinavagupta. Car cette lumière veut être celle de tous les tantras, ceux de Bhairava, mais aussi ceux du Shaivasiddhânta. C'est, dit Abh, le "tronc commun" du shivaïsme. Dans la synthèse d'A, dans une optique "non-dualiste", donc, on retrouve le rituel, le sectarisme et la mysoginie. Tout y est rituel. Sauf qu'au lieu d'apserger le linga avec du lait etc (comme dans le shivaïsme "commun"), on lui fait oblation d'alcools, par exemple. Du côté sectarisme, on a une division en d'innombrables sous-sectes, chacune plagiant les autres tout en trétendant détenir LE mantra "plus blanc que blanc". Et pour éviter les mélanges accidentels (grande peur des Indiens), chaque "loge" à un code gestuel secret. Du côté de la mysoginie, on est pas en reste. La femme y est toujours considérée comme naturellement impure, et c'est cette impureté qui la rend intéressente et, éventuellement, adorable. Car qui dit impureté dit puissance (shakti). La femme est donc un instrument. Il s'agit, par les rites sexuels notamment, d'attirer des démonesses, des "femmes-vampires" pour, grâce à des "moyens habiles", les vampiriser à leur tour. C'est le thème de la "conversion des démons", qui deviendra central dans le Bouddhisme tibétain.
 
A ce propos, on dit souvent que les histoires de démons sont, dans le Bouddhisme tibétain, des restes du shamanisme tibétain, comme si rien de tel n'existait en Inde. On cite souvent le "chöd" en exemple. Mais rien n'est plus faux. Les tantrismes de l'Inde sont perclus de shamanisme. Et faut-il rappeller que l'Inde abrite des centaines de tribus animistes, parfois "cannibales", qui ont toujours fait fantasmer les indiens "urbanisés". Le tantrisme est, en grande partie, le résultat de l'interaction entre la mentalité brahmanique et des fantasmes sur les "sauvages" aborigènes (âdivâsî). Car, bien évidemment, tous les rituels, les tantras etc, y-compris bouddhistes, furent composés par des brahmanes se faisant des idées sur les "femmes sauvages" (dâkinî).
 
Bref, tout cela est un peu embrouillé, certes. Mais on ne peut pas se contenter de dire shivaïsme égal "luxe, calme et volupté". Tout est compliqué, rien n'est simple, surtout si l'on en veut rien savoir. Personne n'est tout blanc. Il n'y a pas de "lignée" idéale.
 
Ceci étant, je ne crois pas que ce constat doive nous rendre comfortablement cynique. La compléxité - humaine - du tantrisme, bien comprise, me le rend plus précieux encore et plus estimable.
 
Et puis les vaches sont certes des animaux sympathiques. Mais reservons cela à une prochaine fois.


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Révélations mode d'emploi

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