mardi 24 mars 2020

Que signifie "Dieu" dans le shivaïsme du Cachemire ?

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yoginî qui ne voit pas, ou qui croit qu'elle ne voit pas

Dans la philosophie du shivaïsme du Cachemire ou "reconnaissance" (pratyabhijnâ), il est beaucoup question du "Seigneur" (Îshvara), de Dieu.

Pourtant, il ne s'agit pas de théologie entendue au sens commun car, selon son Auteur, Utpaladeva, ce Seigneur est la conscience, c'est-à-dire l'expérience, l'expérience universelle, commune. L'expérience, c'est-à-dire le fond et le réceptacle de tout, la lumière qui éclaire tout et la texture même de tout. 

Or cette reformulation change tout, à l'instar du "Dieu, c'est-à-dire la Nature" de Spinoza. 

Dieu est la conscience. Pourquoi ? Parce que la conscience possède les attributs de Dieu : elle est omniprésente (rien sans conscience), omnisciente (rien de connu sans conscience) et omnipotente (rien ne se fait sans conscience). Elle est donc le Seigneur du tout, car tout dépend d'elle, alors qu'elle ne dépend de rien.

Il est donc vain de chercher à prouver Dieu. Ou à le réfuter, car si Dieu est la conscience de celui qui le réfute, elle s'affirme jusque dans cet acte de réfutation, se réalisant encore ainsi. 

Comme dit Utpaladeva (Vritti, I, 2):

sarveṣāṃ svātmanaḥ sarvārthasiddhisamāśrayasya tattatsarvārthasādhanānyathānupapattyā kroḍīkṛtasiddheḥ svaprakāśasya pramātrekavapuṣaḥ pūrvasiddhasya purāṇasya jñānaṃ kriyā ca / svasaṃvedanasiddham aiśvaryaṃ, teneśvarasya siddhau nirākaraṇe ca jaḍānām evodyamaḥ //

Notre Soi, qui est le Soi de tous, est omniscient et omnipotent, car il est le fondement même de la démonstration de toute vérité, car sa démonstration/réalisation est inclue [dans la démonstration/réalisation des choses], puisque autrement, rien (tattatsarvârtha) ne pourrait être démontré/réalisé/accompli, rien ne pourrait exister, lui qui est à lui-même sa propre lumière, dont l'unique substance est d'être le sujet de [toute] connaissance, qui est [donc] prouvé/réalisé avant [toute démonstration/réalisation], qui est "ancien" [au sens absolu]. Il est souveraineté prouvée/réalisée/établie par notre propre expérience. Seuls les imbéciles s'efforcent donc de le prouver/réaliser ou de le réfuter."

Il est donc vain de chercher à prouver ou à réfuter la conscience, puisqu'elle est la condition de possibilité de toute preuve comme de toute réfutation.
En revanche, il est raisonnable de chercher à prouver que la conscience est Dieu, car cela n'est pas évident. En effet, la conscience est évidente, mais ses pouvoirs ne le sont pas (Kârikâ et Vritti, I, 3) :

kiṃ tu mohavaśād asmin dṛṣṭe 'py anupalakṣite
śaktyāviṣkaraṇeneyaṃ pratyabhijñopadarśyate //

kevalam asya svasaṃvedanasiddhasyāpīśvarasya māyāvyāmohād ahṛdayaṃgamatvād asādhāraṇaprabhāvābhijñānakhyāpanena dṛḍhaniścayarūpaṃ pratyabhijñānamātram upadarśyate //

"En revanche, bien qu'il soit vu il n'est pas reconnu à cause de l'égarement. Nous montrons simplement sa reconnaissance en dévoilant ses pouvoirs.

Paraphrase :
"[La conscience est certes évidente.] Seulement nous montrons sa simple reconnaissance, laquelle se présente comme une certitude inébranlable, en dévoilant les signes de reconnaissance propres à ce Seigneur qui, bien qu'il soit réalisé/prouvé/présent en tant que notre expérience/conscience, car [il n'est pas reconnu] à cause de l'égarement, c'est-à-dire qu'on ne le prend pas au sérieux/ on ne le prend pas à cœur."

Il n'est donc pas question de Dieu au sens où on l'entend d'ordinaire.

Le but de la pratique de la philosophie de la Reconnaissance est plutôt de reconnaître que l'expérience ordinaire, commune, est extraordinaire (asâdhârana), spéciale, car elle est le déploiement d'une absolue liberté dans un insondable émerveillement. 

Le but de la Reconnaissance n'est donc pas de parler de Dieu, ni de prouver son existence, mais de parler de la conscience, de la présence nue dans laquelle tout se donne, et de mettre en lumière, non pas cette lumière (car elle est évidente), mais ses "pouvoirs" (shakti), c'est-à-dire sa liberté, synonyme de joie (ânanda). 

L'idée est simplement de nous rendre curieux de ce fond, évident, universel et pourtant négligé. Là se trouve le trésor, plus proche, plus simple et plus évident que n'importe quelle chose, extérieure ou intérieure.
La Reconnaissance, c'est reconnaître Dieu dans l'expérience elle-même, dans la conscience, en cette lumière qui éclaire toutes choses. 

La Reconnaissance, c'est faire le rapprochement entre ce qui semble extraordinaire, mais très lointain (Dieu), et ce qui est évidemment intime, mais très banal (la conscience).

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