vendredi 15 mai 2020

La science de la balance

Qui ne préférera cette soi-disant "idolâtrie" à la réelle monolâtrie que l'on nous impose depuis des siècles ?


L'ismaïlisme nizârite, une forme d'islam dérivée du néoplatonisme, explore les correspondances :

"Tout ce qui a été créé dans le monde supérieur a un équivalent dans le monde inférieur. (...)
La lune atteint sa perfection en quatorze nuits, alors que le soleil maintient sa forme pendant vingt-huit jours  : au soleil revient deux fois la part de la lune. A ce sujet, Dieu a dit : "au garçon une part égale à celle de deux filles (Coran, IV, 11), ce qui se réfère au fait que le rand du Supérieur est deux fois supérieur au rang de l'Inférieur, car le Supérieur se rapporte à l'Inférieur comme l'homme se rapporte à la femme. Mais le Supérieur est (lui-même) féminin par rapport à ce qui est au-dessus de lui..."

Abû 'Îsâ al-Murshid, Risâla, Leiden 1983, cité dans "La philosophie ismaélienne", Daniel de Smet, p. 31

On comparera cette vision rigide et misogyne avec celle, multipolaire et égalitaire, du shivaïsme du Cachemire. La lune y est décrite à égalité avec le soleil, relation qui s'incarne dans les mouvements de la respiration et dans les échanges des amants. Quelle distance avec le légalisme morbide et grossier des abrahamistes !

Pourtant, le shivaïsme du Cachemire intègre lui aussi des hiérarchies. Alors où donc se situe précisément la différence ? Au plan conceptuel, on la repère dans une hiérarchie tempérée par la notion de "mélange" (pour reprendre la notion stoïcienne), formulée sous la forme de l'axiome "tout est dans tout" (sarvam sarvatra), "tout est tout" (sarvam sarvâtmakam, sarvam sarvamayam), axiome expliqué des dizaines de fois par Abhinavagupta, notamment dans son extraordinaire Méditation sur le Tantra de la Déesse Suprême (Parâtrîshikâvivarana). Il y a des niveaux, mais tous les niveaux sont présents à chaque niveau. Il y a ainsi "unité sans confusion", comme dit le pseudo-Denys. 

Tel est l'un des points sur lequel le shivaïsme du Cachemire reste encore valide et opératoire. Sa réflexion sur la conscience est un outil précieux pour penser une organisation hiérarchisée et pourtant égalitaire. Chacun, à son niveau, porte en soi tous les niveaux : n'est-ce pas le cœur de la doctrine humaniste d'un Pic de la Mirandole, laquelle n'était qu'une reprise de la pensée profondissime de Proclus ? N'est-ce pas le fondement de la dignité humaine ? Et la misogynie au cœur de l'abrahamisme est-elle compatible avec une existence humaine digne ? Même dans ses versions relativement "ouvertes" (comme ici l’ismaélisme), ça n'est manifestement pas le cas. Tant que les racines sont inhumaines, les fruits le seront, quelque soit le nom qu'on leur donne.

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