jeudi 14 mai 2020

Le commerce est-il guerre ou paix ?

100 — Facing the Crowd | Sam Harris

La crise, puis la récession actuelle, confirment que la mondialisation est un problème.

On nous présente sans cesse le commerce comme religion de la paix, comme seul lien susceptible de remplacer la religion, tout en laissant chacun libre de sa religion.

Plusieurs philosophes ont averti du commerce comme d'une source de maux. Platon, entre cent exemples.
D'autres ont célébré le négoce comme facteur de paix, comme Montesquieu...

Or, plusieurs autres philosophies offrent à notre réflexion une vision du monde comme commerce, comme commerce total. 

Nous savons que le bouddhisme Mahâyâna, le Vedânta et la Pratyabhijnâ décrivent leur vision en distinguant deux grands ordres de vérité : le domaine du commerce (vyavahâra) et le domaine du vrai (paramârtha).

On a pris l'habitude de traduite vyavahâra par "convention", ou libre accord, contrat. Cela n'est pas faux, mais cela tend à occulter d'autres parties du champs de sens de ce terme dont l'importance ne saurait être exagérée.

Ainsi, vyavahâra désigne aussi les échanges linguistiques, les "interactions linguistiques", y-compris non verbales. Le vyavahâra désigne, dès lors, la vie quotidienne, en tant qu'elle est faite de ces échanges, même de soi avec soi, en forme de dialogue ou de bavardage intérieur. Le vyavahâra, c'est la parole qui tisse nos univers de chaque jour.

Enfin, le vyavahâra est le commerce, l'échange tout court. C'est "prendre, donner, promettre". Cet aspect mercantile n'a pas été assez souligné. Le monde est commerce, échange. Relation de contrat, de convention. C'est la vision bouddhiste, duelle, qui sépare la vie entre, d'un côté, celle de la vérité, qui est celle des moines et, de l'autre, celle du commerce, qui est celle des laïcs. Et ces deux plans, quoique incommensurables du point de vue de la vérité, sont eux-mêmes dans une relation d'échange : le laïc donne au moine de quoi subsister dans le samsâra, tandis que le moine offre au laïc de quoi s'élever vers le nirvâna. 

Il y aurait donc deux vérités : une vérité vraie, et une vérité d'apparence, de bavardage, de mensonge (prapanca), de commerce et d'argent. Cette opposition rappelle celle entre philosophe et sophiste, entre discours de persuasion et recherche en commun de la vérité, entre compétition et entraide. 

La question est : Qui est dupe au sein de cette relation entre le plan de la vérité vraie et le plan de la vérité mensongère ?

Les penseurs du vyavahâra ne sont guère dupes. Le commerce est guerre, mensonge, compromission, tromperie, illusion sur illusion, "vente et poursuite de vent". Je crois que nous n'avons pas pris la pleine mesure de ce discours sur le discours comme commerce et comme guerre. Nous n'avons pas aperçu toute la portée de cette vision du monde comme vaste flux (samsâra) et jeu de forces, aveugles en elles-mêmes (jada), au mieux aveugles (mûdha) et se guidant sur des aveugles. Prendre et donner, perdre et gagner, craindre et espérer : cette définition du samsâra n'est-elle pas aussi bien une définition adéquate de notre monde "mondialisé" ? 

Or le commerce est guerre, affrontement des individus "atomisés" (anu). Le vyavahâra est une relation sans relation, un rapport sans saine raison. Le commerce est une fausse harmonie et un vrai chaos d'âmes repliées sur elles-mêmes, chacune prisonnière de sa surface. Les liens sociaux, fondés sur des fantômes, ont l'épaisseur du néant. Venus seuls, comme dit l'Ecclésiaste, nous repartons seuls. Nous sommes des hamsters bavards encerclés dans des roues de pacotilles.

Des abîmes du mercantilisme et du capitalisme, nous avons été avertis dès le début de la civilisation. Le Véda des hymnes évoque déjà ces drogues. Depuis le commencement, il s'agit de se délivrer (moksha) du samsâra, c'est-à-dire de l'addiction, des habitudes (vâsanâ) délétères, de cette agitation morbide qui n'a d'autre ambition que de singer la nature en un mauvais infini aussi sombre qu'il est brillant en son ostentation.

Le bouddhisme, le védisme, le brahmanisme, le tantrisme sont, clairement, des sagesses du capitalisme. Les Rishis, Kapila, Shankara, Nâgârjuna, Abhinavagupta et Utpaladeva nous parlent de notre société du spectacle, de notre société de consommation, des vertiges de la "communication", de l'explosion démographique et de la destruction d'une terre humaine. Tout cela, c'est nous, la même humanité, le même destin.

Et le remède aussi est le même : lâcher prise, s'ouvrir, redevenir céleste, pour jouir à nouveau. Mourir pour renaître. Solve et salve. Qui refuse les rigueurs de l'hivers se consumera aux canicules de l'été.

Le commerce est sans doute notre vocation. Mais si nous refusons la sagesse qui est comme son mode d'emploi et son antidote, alors c'est le monde, le vrai monde, qui régulera cette "mondialisation". Mais avons-nous encore le choix ? 

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