mardi 30 juin 2020

Vijnâna Bhairava Tantra 111 112

FIGURE OF THE SAINT CHANDIKESHVARA | Ashmolean Museum

L'expérience de l'épuisement :

bhrāntvā bhrāntvā śarīreṇa tvaritam bhuvi pātanāt |
kṣobhaśaktivirāmeṇa parā saṃjāyate daśā || 111 ||

"Ayant erré encore et encore,
le corps s'effondre soudain à terre.
Parce que l'énergie de l'agitation cesse,
l'état suprême est engendré."

L'expérience de l'évanouissement :

ādhāreṣv athavā 'śaktyā 'jñānāc cittalayena vā |
jātaśaktisamāveśakṣobhānte bhairavaṃ vapuḥ || 112 ||

"Quand l'attention a disparue dans un objet,
en l'absence d'énergie ou de perception,
à la fin de l'agitation de l'envahissement de cette énergie,
on devient le corps divin."

Que puis-je dire ?

Les tentations du Christ au désert : plus actuelles que jamais !

"Que puis-je faire
et que puis-je dire,
puisque vous êtes tout entier
dans ma propre chair ?
N'est-ce pas tout dire ?
Oui, puisque c'est être tout.

...

Que reste t-il à dire et à penser de cela,
puisque nous sommes tous deux en notre centre et repos ?
On a beau parler sur ce sujet,
je sais la différence avec la réalité elle-même.

...

Et vous étonnerez-vous
si, dans l'élan de mon amour ardent,
je vous embrasse tout nu,
tout divin en votre divinité
et tout divin en votre humanité,
vous qui n'êtes et qui n'avez pour votre gloire et votre félicité
qu'un seul et unique moi personnel divin et humain,
en votre divinité et en votre humanité."

Jean de Saint-Samson, Épithalame (Dialogues entre l'épouse et l'époux), vers 1620

lundi 29 juin 2020

Un culte d'Abhinavagupta dans le Sud de l'Inde ?

Jnâna-dakshinâ-mûrti est une forme de Shiva :

Dakshinamurti — Wikipédia
(Musée Guimet)

On interprète souvent cette incarnation (mûrti) comme étant "celle du Sud" (dakshinâ). Or, son nom complet est bien jnâna-dakshinâ-mûrti, c'est-à-dire "incarnation de l'habileté à transmettre la connaissance". 

Mais quelle connaissance ? Pourquoi ? Que désigne cette habileté ?

Mon hypothèse est que Jnâna-dakhinâ-mûrti n'est autre qu'Abhinavagupta, le grand maître du shivaïsme du Cachemire vers l'An Mille. Ce personnage a sans doute rayonné bien au-delà du Cachemire, "trône de la déesse-sagesse" (Shâradâ-pîtha), comme en témoigne un ensemble de versets de louanges composés par un yogî de Maduraï, Madhurâja Yogî, intitulé Méditation du maître-gourou (Guru-nâtha-parâmarsha). Madhurâja Yogî a connu l'éveil spirituel grâce à Abhinavagupta, nous dit-il, et il a eu lui-même des disciples dans le Sud qui ont continué sa lignée. 

Certains, comme Yogarâja, ont commenté Abhinavagupta ; d'autres ont composé des textes originaux pour exposer la philosophie de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ), comme l'Hymne à Jnâna-dakshinâ-mûrti, avec son commentaire Mânasollâsa, que j'ai traduis en français et publiés. Ce sont de profonds exposés de la philosophie de la Reconnaissance. Mais comme, par la suite, ils ont été attribués à Shankara et Sureshvara, ce fait est passé inaperçu jusqu'à aujourd'hui. Ces textes sont pourtant des exposés fidèles de la Reconnaissance, et non du Vedânta. Mais l'invasion et le génocide cachemirien ont occulté cette vérité, au profit d'autres traditions qui ont intégré une partie de la philosophie de la Reconnaissance, en omettant toutefois de le... reconnaître.

Quoiqu'il en soit de ce méfait parfaitement odieux, Dakshinâ-mûrti est une icône d'Abhinavagupta et le Dakshinâ-mûrti-stotra et son commentaire Mânasollâsa sont des enseignements de la tradition du shivaïsme du Cachemire. Voilà pourquoi j'ai choisi de traduire et de publier ces textes, en manière d'hommage à la vérité et de témoignage de l'existence de cette profonde tradition spirituelle au-delà du Cachemire.  

D'ailleurs, Madhurâja décrit Abhinavagupta sous les traits de Dakshinâ-mûrti, tant sa pédagogie l'a impressionné, lui et d'autres maîtres de diverses traditions shivaïtes venus à ses pieds. 

Si Dakshinâ-mûrti est bien une icône d'Abhinava, alors plusieurs choses s'expliquent. Dakshinâ-mûrti est représenté jeune, sous un arbre, assis à l'occidentale, faisant le geste de la conscience et du raisonnement (tarka), tenant le livre de la connaissance. 

Or, Abhinava était sans doute un génie précoce, qui a fort impressionné ses maîtres et qui a eu des disciples plus âgés que lui. Ce qui est représenté dans le mythe par les quatre sages rishis qui viennent chercher la connaissance auprès d'un jeune homme. Celui-ci est sous un arbre, ce qui évoque les arbres et les vignes du Cachemire. Il fait le geste du raisonnement (tarka), car de fait, selon Abhinava, la raison est l'auxiliaire suprême du yoga, de l'union au divin. Il tient le livre de la Reconnaissance. D'ailleurs, son Hymne emploie ce terme et expose cet enseignement, très différent de celui de Shankara. 

En outre, le génie précoce d'Abhinava concorderait avec les dates de Kshemendra, poète satyrique qui nous apprend qu'il a étudié "la littérature" (sâhitya) avec Abhinavagupta, et qui était peut-être Kshemarâja. Abhinava aurait ainsi vécu au moins jusque vers 1050. 

De plus, Dakshinâ-mûrti écrase Apasmara, le démon de l'amnésie, antithèse de la Reconnaissance, tout comme Nâtarâja, autre figure du shivaïsme du Cachemire dans le Sud, plus précisément à Cidambaram. Nâtarâja est ainsi l'icône d'Abhinavagupta à Cidambaram, tandis que Dakshinâmûrti est son icône à Maduraï.

Enfin, le geste de la raison est aussi celui de la conscience et, avec le livre de la connaissance, ce sont les attributs de Sarasvatî, forme exotérique de Parâ, la conscience, vénérée dans la tradition transmise par Abhinavagupta dans le Sud de l'Inde, justement (anuttara-eka-vîrâ).

Jnâna-dakshinâ-mûrti est Abhinavagupta reconnu comme incarnation de Shiva, ou plus précisément de Shrîkantha, ce qu'il admet lui-même.

Voici une version carnatique de l'Hymne à Jnâna-dakshinâ-mûrti :

Vijnâna Bhairava Tantra 109 110

Shiva Jnana Dakshinamurti  India, Tamil Nadu, Vijayanagar  15th century Bronze, cast in the lost wax method Height: 13cm
Shiva habile à enseigner la connaissance,
Jnânadakshinâmûrti

L'expérience de la reconnaissance :

sarvajñaḥ sarvakartā ca vyāpakaḥ parameśvaraḥ |
sa evāhaṃ śaivadharmā iti dārḍhyāc chivo bhavet || 109 ||

"Quand on s'assure que 
'le Seigneur suprême omniscient, omnipotent et omniprésent :
c'est lui que je suis, car j'ai ses pouvoirs !',
on devient Shiva."


L'expérience d'être la source : 

jalasyevormayo vahner jvālābhaṅgyaḥ prabhā raveḥ |
mamaiva bhairavasyaitā viśvabhaṅgyo vibheditāḥ || 110 ||

"Comme les vagues de l'eau, comme les flammes du feu,
comme les rayons du soleil, 
ces vagues de toutes choses, multiples,
sont à moi seul, l'être divin."

Qu'est-ce que l'oraison de silence ?

Huge 19th Century Italian School Mother & Sleeping Baby Antique ...

Sur l'oraison de silence :

"C'est donc une oraison, mais une oraison de silence.
La langue ne sait que dire de lui, il est ineffable.
L'esprit ne sait que penser, il est incompréhensible. La volonté ne sait que vouloir ni que désirer, il est infiniment aimable.
La mémoire n'ose se ressouvenir de rien, en se ressouvenant de celui qui est tout.
Pourquoi aussi feindre en l'imagination des images de piété ?
L'âme goûte et possède sensiblement la vérité.
Ce silence qui se fait avec grâce et avec attrait est suivi d'un grand repos.
Car contempler ce n'est pas simplement cesser d'agir, c'est se reposer en Dieu et concentrer dans ce repos toutes ses actions."



François Malaval, La belle ténèbre, 1670

dimanche 28 juin 2020

Vijnâna Bhairava Tantra 108

Pin on Escultura hinduista

L'expérience de la simplicité :

nirādhāraṃ manaḥ kṛtvā vikalpān na vikalpayet |
tadātmaparamātmatve bhairavo mṛgalocane || 108 ||

"L'attention libre de tout support,
que l'on conçoive pas de concepts/
que l'on ne choisisse pas d'alternatives.
Ce Soi étant le Soi absolu,
on devient divin, ô toi qui a des yeux de gazelle !"

Du cosmos au coeur

Les Rêveries du Promeneur Solitaire Rousseau

La contemplation ou oraison du cœur à partir de la contemplation du cosmos, présenté en quelques lignes par un aveugle parisien du Grand Siècle :

"Dieu éternel et infini
ayant résolu de toute éternité
de sortir de soi,
sans sortir de soi,
a produit par cet écoulement
et par cette seconde sortie,
une infinité d'effets,
en la bonté et en l'amour de soi-même
et de son incompréhensible excellence,
créant selon ses divines et éternelles idées,
tout ce grand monde,
tant visible et inférieur,
que supérieur et invisible.
C'est cet univers qui manifeste évidemment l'incompréhensible bonté,
amour et perfection de son auteur,
de son origine et de son principe,
spécialement les anges et les hommes,
qui accomplissent et perfectionnent cet ouvrage,
ou pour mieux dire,
qui en font l'accomplissement et la perfection.
Car si tout ce qui est du monde inférieur est si admirable
qu'il montre évidemment par ses propriétés visibles et par ses effets
l'excellence de son auteur,
combien le même créateur de ce grand tout
s'est-il montré plus admirable dans ces invisibles substances
et dans leur existence, conservation et perfection,
dans l'état de grâce et de nature ?
Ce sentiment une fois présupposé,
il est facile d'admirer par amour profond,
voire excessivement profond,
l'amour et la bonté de l'amour et de la bonté même,
en sa propre source,
qui est Dieu éternel et infini."

Jean de Saint Samson, Les contemplations et les divins soliloques, 1654, p. 455

samedi 27 juin 2020

Vijnâna Bhairava Tantra 107

Shaiva Saint Appar » Norton Simon Museum
Appar, le Père

L'expérience de changer de corps :

svavad anyaśarīre'pi saṃvittim anubhāvayet |
apekṣāṃ svaśarīrasya tyaktvā vyāpī dinair bhavet || 107 ||

"Que l'on fasse l'expérience de la conscience/ de l'expérience
aussi dans un autre corps, comme dans le notre.
Ayant abandonné la dépendance à notre corps,
nous deviendrons omniprésents en (quelques) jours."


vendredi 26 juin 2020

Vijnâna Bhairava Tantra 106

US authorities recover bronze idol stolen from Indian temple

L'expérience du "où ?" :

grāhyagrāhakasaṃvittiḥ sāmānyā sarvadehinām |
yogināṃ tu viśeṣo'sti sambandhe sāvadhānatā || 106 ||

"L'expérience du sujet et de l'objet
est commune à tous les êtres incarnés.
Mais le propre des adeptes du yoga
est qu'il prêtent une attention spéciale à la relation (entre sujet et objet)."

Verset facile, mais difficile à traduire.
Ici "relation" (sambandha) désigne la situation du sujet par rapport à l'objet :
l'objet apparaît toujours dans le sujet,
c'est-à-dire dans la conscience.
C'est l'expérience qui le prouve.
Tous font cette expérience,
mais peu y prêtent attention.
Le yoga est donc la pratique de l'attention
à ce fait.
Non pas "qui suis-je ?" ni "que suis-je ?"
mais "suis-je ?"
Suis-je confiné dans ce corps ?
dans cette pièce ? dans ce monde ?

L'éveil n'est pas la fin du monde, 
mais sa transformation.
Comment ?
En prêtant attention à sa situation.
apparaît le monde en cet instant ?

Nous faisons tous cette expérience.
Car l'expérience est universelle,
au-delà des contenus variés de l'expérience de chacun.
Il y aura toujours des différences, une dualité.
Mais cette dualité, ces différences, ce monde,
apparaissent en moi, dans le sujet,
dans l'espace infini,
dans la conscience.

jeudi 25 juin 2020

Vidéo sur les Quatre yogas et le shivaïsme du Cachemire

Une discussion avec mon ami José Leroy sur mes deux livres qui viennent de paraître chez Almora.


Vijnâna Bhairava Tantra 105

File:Dancing Krishna, India, Tanjore, Tamil Nadu, Chola dynasty ...

L'expérience que "tout est dans tout" :

ghaṭādau yac ca vijñānam icchādyaṃ vā mamāntare |
na eva, sarvagataṃ jātam bhāvayan iti sarvagaḥ || 105 ||

"Réalisant que la perception du vase, etc. 
et le désir, etc. du vase
ne surgissent pas seulement en moi,
mais bien en tout, on deviendra tout en tout."

NB : notez la position de la virgule et l'emplacement de la particule eva dont je par le dans la vidéo. Et à propos de laquelle je m'embrouille un peu, mais il n'est pas facile de parler et de lire en même temps, et puis cela vous donnera une petite idée de la difficulté de la langue sanskrite. Au-delà de cette anecdote, j'attire votre attention sur ce verset, d'une richesse et d'une profondeur incroyables.

mercredi 24 juin 2020

Atelier à Valence le 4 et 5 juillet 2020

Tanjore Hi Hotel - Boutique Hôtel Inde du Sud / Tanjore

Atelier éveil
4 et 5 juillet 2020

à Valence

Les traditions nous promettent que nous avons "tout en nous".

Mais comment le vérifier ? Est-ce vrai, ou bien juste une promesse ?
Est-ce un fait ou une croyance ?

Je crois que c'est un fait. Mais nous vivons endormis, nous vivons sans vivre, comme dans un rêve d'ivrogne. S'éveiller, c'est se réveiller de cet état où nous sommes comme prisonniers de la surface de notre conscience.

Comment ?

Par des expériences, des jeux d'éveil direct.
D'une part, les instructions de la tradition des éveillés du Cachemire.
D'autre part, les expériences inventées par Douglas Harding.

Grâce à elles, nous pourrons tester immédiatement les promesses des traditions, sans avoir à croire ou à adhérer à une religion, à un courant quelconque.

Je vous propose dans cet atelier de faire ces expériences.

A Valence les 4 et 5 juillet 2020

A dix minutes de la gare, dans le centre historique
Samedi de 10h à 18h
Dimanche 10h à 17h

A l'Art du Soi
19 côté des chapeliers
26000 Valence

www.lartdusoi.fr

Pour s'inscrire :
0610075782
artdusoi26@gmail.com



Tarif : 80 euros

Vijnâna Bhairava tantra 104

Pin on Indian Sculptures

L'expérience de l'expansion du corps :

vihāya nijadehasthaṃ sarvatrāsmīti bhāvayan |
dṛḍhena manasā dṛṣṭyā nānyekṣiṇyā sukhī bhavet || 104 ||


"Délaissant d'abord l'identification à notre corps,
que l'on réalise que 'je suis partout',
avec assurance, par l'attention (et) par la vision directe,
sans égard à rien d'autre : alors le bien-être adviendra."

mardi 23 juin 2020

Vijnânan Bhairava 103

South Indian Bronzes - Chola Bronzes - Pallava - Nayak

L'expérience du milieu :


na cittaṃ nikṣiped duḥkhe na sukhe vā parikṣipet |

bhairavi jñāyatāṃ madhye kiṃ tattvam avaśiṣyate || 103 ||


"Que l'on ne projette pas l'attention dans le mal-être,
ni entièrement dans le bien-être, ô déesse !
Mais que l'on connaissance le milieu :
eh quoi ? l'être demeure !"



lundi 22 juin 2020

Vijnâna Bhairava Tantra 102

CHOLA BRONZE: MET museum. | ISDILA
L'expérience de l'illusion :


indrajālamayaṃ viśvaṃ vyastaṃ vā citrakarmavat |

bhramad vā dhyāyataḥ sarvam paśyataś ca sukhodgamaḥ || 102 ||


"Si l'on médite toute chose comme n'étant qu'un tour de magie,
ou comme un trompe-l’œil ou une illusion
et que l'on perçoit tout (ainsi),
alors le bonheur adviendra."

dimanche 21 juin 2020

Cernunnos, Shiva en Gaule ?

Une statuette de Cernunnos, le Dionysos gaulois,
dans l'attitude de la méditation de Shiva (shivamudrâ, shâmbhavî, etc.),
regard jeté dans l'espace, bouche entr'ouverte, Autun :


Bernard sergent a suggéré que Shiva/Dionysos et Devî/Athéna ne forment qu'un seul et même couple divin. 
Mais cette image-ci prouve, au-delà de tout doute raisonnable, qu'il existe une même tradition autour d'une même pratique, celle de la "contemplation des trois cieux" : le jour (blanc, sattva, Parâ), la nuit (noir, tamas, Aparâ) et l'aube (rouge, rajas, Parâparâ) et les innombrables triades dérivés de cette contemplation, comme celle transmise par Proclus : Être, Vie, Pensée ; ou encore : être, procession et conversion, triade dialectique plagiée ensuite sous la forme de la Trinité. 

Shiva et la Déesse, Saintes :


Bhairava, Saintes :


Bhairava, Dijon :

dieu aux oiseaux

Déesse, Besançon :

1 ANTLERED GODDESS.jpg


Shiva, maître du yoga, Mayence :

 Cernunnos

Le solstice d'été

The Medieval Calendar | James B. Shannon


Selon l'enseignement du shivaïsme du Cachemire, comme dans beaucoup de traditions, les cycles de la nature correspondent aux cycles du corps.

Les équinoxes correspondent aux intervalles entre les respirations.

Mais les solstices ?
- Ils correspondent au milieu des mouvements respiratoires.
Ainsi le solstice d'été correspond au milieu de l'inspir.
Plus précisément, il s'agit de la fin de l'inspir sans effort, juste avant le début de la phase d'inspir accompagnée d'effort.
En effet, le diaphragme est ainsi fait qu'il y a, dans l'inspir comme dans l'expir, une phase sans effort et une phase accompagnée d'effort. Les solstices correspondent aux moments où l'on bascule d'une phase à l'autre.

A l'échelle d'une journée, les solstices correspondent à la mi-di et à la mi-nuit. Et ainsi de suite, car "tout est dans tout" (sarvam sarvatra). 

Et donc, le yoga de l'écoute du souffle (l'un des quatre yogas essentiels) harmonise les saisons et les moments : "Un temps pour chaque chose, chaque chose en son temps".

Il suffit de se laisser aller à écouter sa respiration, sans rien forcer. Cela équivaut au culte complet, la religion (la reliaison) parfaite, laïque et organique, païenne (du pays) et universelle.

Les deux sortes d'oraison - II


Fichier:Rubens Two Sleeping Children.jpg — Wikipédia

Il y a deux approches de la vie intérieure : 
- celle de l'abstraction, qui veut faire le vide par un effort volontaire ou par le biais d'une certitude métaphysique (du genre "Dieu est tout", "Tout est un"), sans autre appui que le mental ou le corps ; 
- et celle de l'amour, qui se laisse guider par Dieu, par la Déesse ou quelque soit le nom qu'on lui donne.

Madame Guyon l'explique ainsi :

"Par cette voie [de l'amour], l'âme trouve en peu [de temps] son centre, ce qui n'arrive pas par la simple abstraction de l'esprit ; car quoique l'âme y ait une certaine paix qui vient de l'abstraction des objets multipliés, cette paix n'est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté."

"Volonté" ne désigne pas ici la faculté de faire des efforts. Bien au contraire, dans la langue classique, la volonté est la faculté d'aimer, par opposition à l'entendement, qui est la faculté de connaître. Les deux méditations sont donc la méditation de la connaissance (la voie non-duelle telle qu'envisagée la plupart du temps) et la méditation de l'amour, la voie mystique.

"De plus, l'homme faisant lui-même par effort cette abstraction, il en est le principe et par conséquent l'agent, en sorte que Dieu n'est ni principe de son oraison, ni son moteur. Il n'en est pas ainsi de celle qui se fait par le recueillement intérieur où la volonté commande et attire les autres puissances. L'amour sacré s'empare de la volonté de l'homme, devient son principe, son moteur, son agent. L'âme devient passive par ce moyen et la volonté perdant peu à peu toute force active, sent qu'une autre volonté, qui est celle de Dieu, prend insensiblement la place de la sienne, de sorte qu'enfin elle n'en trouve. Ses désirs aussi s'amortissent insensiblement jusqu'à ce qu'ils s'écoulent en la volonté de Dieu. 
Ne nous trompons point, on ne se perd en Dieu que par la volonté ; et c'est cet écoulement de la volonté en Dieu, l'esprit étant simplifié par la foi et ne retenant nul objet ni pensée volontaire, qui fait cette extase permanente qui est le passage de la volonté en Dieu. C'est l'abstraction de la volonté qui est essentielle car n'étant plus retenue par rien, elle retourne en son principe, entraînant avec elle l'esprit, dont elle est supérieure. Tout autre voie, quelque sublime qu'elle paraisse, arrête l'âme, et ne la perd jamais dans son principe originel... Si par impossible, l'esprit était désapproprié sans que la volonté le fut, la volonté lui communiquerait plutôt sa propriété qu'il ne lui communiquerait sa désappropriation."

Madame Guyon, Discours spirituels..., tome I, 43

Cette dernière phrase est d'une grande portée : la "propriété", c'est ce que l'on appellerait aujourd'hui l'ego. Si donc le mental est sans ego, l'ego demeure tant qu'il n'est pas dissout au niveau affectif, au niveau de la volonté. Et cela, seul l'amour divin peut le faire. Se désidentifier du mental ne suffit pas. Voir ne suffit pas. Il faut aimer. Tout éveil cognitif, au non jugements, à l'absence de pensée, etc. sera récupéré par l'ego tant que l'ego demeure au plan affectif ou, disons, subconscient. C'est la voie de Shiva dans le shivaïsme du Cachemire, ou voie de la volonté, de l'élan d'amour pur. On se laisse prendre par lui et lui fait tout ce qui doit l'être, comme il faut. 

Pour autant, je ne serai pas aussi radical que Madame Guyon. L'amour et la connaissance, la volonté et l'entendement, ne sont que deux faces du même absolu. L'éveil purement cognitif peut mener spontanément à l'amour. Dans les milieux "non-duels", un exemple authentique de la voie de l'amour, où l'on se laisse prendre plutôt que l'inverse, est Yolande. Mais il y en a sûrement d'autres. 
Quoi qu'il en soit, la vie intérieur doit passer par l'amour. Sans cela, tout silence demeure stérile ou bien se trouvé récupéré par l'ego, comme on en voit tant d'exemple dans les milieux spirituels, et d'abord en soi-même. 

Vijnâna Bhairava Tantra 101

A late chola bronze figure of aiyanar | Olympia Auctions

L'expérience de l'émotion intense :

kāmakrodhalobhamohamadamātsaryagocare |
buddhiṃ nistimitāṃ kṛtvā tat tattvam avaśiṣyate || 101 ||

"Que l'on immobilise l'esprit
quand on est dans le désir, la colère, l'impatience, 
la torpeur, l'ivresse ou la jalousie :
alors demeurera l'être."

samedi 20 juin 2020

Mes initiations, mes maîtres ?

On me demande régulièrement qui sont mes maître(sses), mes initiateurs, ma lignée, ma tradition, etc. Suis-je "initié" ? Par qui ? Dans quelles traditions ?

J'ai déjà répondu à ces questions, qui ne portent pas sur l'essentiel. 

Mais je rencontre encore souvent des gens qui me prennent pour un "élève d'Untel", etc. La plupart des gens adhèrent à la croyance populaire selon laquelle il faut absolument "être initié par un gourou et recevoir un mantra", etc., enfin bref, tout le folklore des routards aujourd'hui relayé par le buziness du bien-être. 
De plus, même si ces questions sont, en apparence, anecdotiques, elles renvoient à des problèmes universels : la transmission, l'éveil, la culture. Comment se transmet l'essentiel ? D'où vient que certains entendent et d'autres, pas ? 

L'essentiel de la transmission est la vie intérieure. Et la vie intérieure, c'est les petites perceptions et les lectures, au hasard d'un rayon de bibliothèque, au détour d'une idée qui vient ou qui revient, par pure coïncidence. Il n'y a pas de grands événements occultes, pas d'arc-en-ciel, pas de trompettes. Juste ce je-ne-sais-quoi qui insiste. Un rayon de soleil sur une table. Un ciel bas et gris. Le bruit des pneus sur la route mouillée. Un chien qui grogne. L'odeur de l'herbe coupé ou de l'essence sur le macadam. Et ce qui transparaît à travers tout cela. 

Au départ, il y a des personnes que j'aime et que j'estime dans toutes les traditions. Même dans l'islam. Non par bien-pensance, mais parce que c'est comme ça. J'aime plus telle tradition que telle autre et je sais être fidèle. Mais, comme disait Aristote, j'aime encore plus la vérité et la justice. Non par esprit de syncrétisme, mais par soif. Soif de je-ne-sais-quoi.

Et donc, avec le temps, spontanément, une structure s'est dégagée de cet océan de sagesses. Comme une figure, un mandala. Un visage à cinq faces qui expriment mes cinq familles spirituelles (kula). C'est comme dans la vie : il y a les connaissances, puis les amis et la famille.



Il y a ainsi cinq familles, organisées comme sur ce mandala.
Ces cinq familles sont les suivantes :

- Shivaïsme du Cachemire
- Mystique catholique
- Vision de Douglas Harding
- Dzogchen
- Mahâmudrâ

On ne choisit pas sa famille. De même, je n'ai pas choisi ces familles spirituelles. Mais, de même que l'on choisi de garder ou non le contact avec sa famille, j'ai persévéré avec elles.

Ma 'famille" spirituelle principale est le shivaïsme du Cachemire. Je vais donc me pencher sur elle pour tenter de répondre aux questions que l'on me pose souvent à propos de l'initiation, du maître, etc.


Quelles initiations ai-je reçues ?
Je vais essayer de répondre de la manière la plus claire, sans chercher à séduire en ornant la chose. 

D'abord, il faut se demander ce qu'est une initiation selon la tradition du shivaïsme du Cachemire.
Je vais énumérer les principales formes d'initions traditionnelles pour ensuite me demander lesquelles j'ai reçues, où, quand et par qui. 

1) L'initiation principale est l'initiation tantrique ou par le Mantra, autour d'un rituel du feu (hautrî-dîkshâ, samaya-dîkshâ). 

Dans ce domaine, j'ai d'abord été initié dans l'hindouisme commun, ou brahmanisme, avec la "cérémonie du cordon" (upanayana). La cérémonie a été accomplie à Lucknow en juillet 1997, par des brahmanes de l'Ârya Samâj. L'upanayana est faite par le père du jeune "deux-fois né". N'ayant pas de père brahmane, c'est un brahmane qui m'a pour ainsi dire adopté et qui a fait la cérémonie pour moi comme il 'aurait faite pour son fils. Et comme il n'avait pas de fils, mais seulement des filles, cela l'arrangeait bien. Il était brahmane et fils du râdja de Gonda dans l'Uttar Pradesh, non loin de Gorakhpur. Il était aussi astrologue, et proche des milieux hindous au pouvoir, ce qui a été d'une grande aide car, comme vous savez, il n'y a pas, normalement, de conversion à l'hindouisme, et encore moins d'accession au statut de "brahmane". Le chemin a donc été long, j'ai visité maints chefs religieux et politiques (la frontière étant souvent confuse), certains avec gardes du corps, d'autres chez qui j'étais guidé les yeux bandés : le Nord de l'Inde est un monde violent et souvent ténébreux. 

Mais finalement, je suis arrivé devant des brahmanes de l'Ârya Samâj et j'ai subi une sorte de test, principalement sur mes connaissances. Comme mon père était décédé à l'époque, ils étaient d'accord sur le principe pour que je sois "adopté" par le râdja-brahmane de Gonda. Il y avait deux témoins, un Français (Régis, qui nous a quitté depuis) et un Belge (Michel Dautricourt). Nous étions tous dans le pavillon autour du feu védique, en accoutrement traditionnel. Le râdja de Gonda m'a revêtu du cordon sacré, m'a transmis la Gâyatrî, nous avons fait les rituels védiques, j'ai eu droit à un certificat de conversion en bonne et due forme, et voilà tout.

Pour donner une idée de la chose, voici la cérémonie de l'upanayana selon l'Ârya Samâj, organisation qui s'attache spécialement à exécuter les rituels dans leur forme védique (shrauta). Cela étant, les différences d'une sous-tradition à une autre sont mineures :


Pour le shivaïsme, il existe des équivalents des rites védiques (samskâra). L'upanayana autorise (adhikâra) a étudier le Savoir (veda) et ses branches auxiliaires (vedânga). La pratique principale est, aujourd'hui, le rituel de la louange faite aux jonctions (sandhyâvandana). Le Mantra principal est la Gâyatrî et il en existe bien entendu des variantes avec les Mantras de chaque tradition. Voici un exemple du rituel exécuté à l'aube, à midi, au crépuscule et, parfois, à minuit :


Par la suite, j'ai reçu l'initiation de l'Ishtalinga dans la tradition Vîrashaiva, en août 2002, dans le sous-sol d'un temple de Shiva, non loin du célèbre temple de Yellâmma, au Karnâtaka, par un maître de cette tradition (jangamâchârya). Voici un exemple de pûjâ à l'Ishtalinga. En général toutefois, c'est plus simple, moins "fleuri" :



Cette initiation autorise à pratiquer la pûjâ et le yoga de l'Ishtalinga dans la tradition shaiva de Bâsava, fortement imprégnée des enseignements du shivaïsme du Cachemire. J'ai donc reçu un Ishtalinga dans son petit reliquaire d'argent et j'ai été initié à la pratique de ce yoga de Shiva.

Voici une autre présentation, sur une tv locale. Notez la concentration sur le reflet lumineux à la surface du linga :



Ensuite, en juin-juillet-août 2008, j'ai reçu l'initiation à la Shrividyâ, et spécialement à la pratique de Parâ Devî, telle que transmise dans la Liturgie de Parashurâma (Parashurâmakalpasûtra), à Devîpuram en Andhra Pradesh, sous l'égide d'Amritânanda Nâtha Sarasvati. Voici une vidéo d'un enseignement de ce dernier :



Cette tradition est la tradition directement venue d'Abhinavagupta. Pour moi, ce fut la plus importante des initiations formelles, car à cette occasion j'ai reçu non seulement le Mantra de Parâ en droite ligne d'Abhinavagupta, mais en plus, tous les Mantras des principales traditions tantriques non-duelles, et surtout les Mantras de Kâlî Kâlasamkarshinî, contrepartie ésotérique de Parâ, au coeur de la plus haute de toutes les traditions tantriques : le Kâlîkrama ou Devînaya, Mahârtha, etc. En effet, ces Mantras sont transmis dans le Rashmi-mâlâ-mantra de la Liturgie de Parashurâma. J'étais donc très heureux  de recevoir cette initiation formelle, qui me reliait de façon formelle aux maîtres du shivaïsme du Cachemire, lequel se diffusa dans le Sud de l'Inde du vivant même d'Abhinavagupta au début du XIe siècle, à travers des maîtres comme Madhurâjayogî. 

Amritânanda Nâtha était très généreux et ouvert. A l'époque, j'étais le seul Occidental séjournant chez eux. J'étudiais le Khadgamâlâstotra avec le prêtre du temple de la Déesse, des rituels de Ganesh et de Shiva avec des disciples de passage. J'assistais à la consécration comme maître successeur (abhisheka) de Karunâmaya et j'accompagnais le maître et sa femme dans leurs tournées. Amritânanda Nâtha traduisit pour moi le Manuel de la Déesse Parâ (Parâpaddhati) qui forme le sommet et la conclusion de la Liturgie. J'ai donc reçu la pratique avec tous ses détails, ainsi que la pûjâ de la Shrîvidyâ (navâvaranapûjâ), mais j'étais moins intéressé par cette pratique prestigieuse et, comme mon séjour était limité, je choisis de me concentrer sur la Déesse Parâ, la tradition d'Abhinavagupta lui-même. Amritânanada Nâtha me transmis tout cela sans rien m'imposer, en répondant à toutes mes questions.

Ces initiations autorisent à pratiquer, dans leur forme tantrqiues, les pûjâ de Shiva, de Ganesh, de Lalitâ et de Parâ dans sa forme "absolue" (anuttara-ekavîrâ), ainsi que le culte du Kâlî-krama. Notons que, pour cette dernière tradition, il n'y a que des Mantras et des Vidyâs. Il n'y a pas de Mudrâs ni de Mandalas. Sauf si on le souhaite.

Voilà pour les principales initiations formelles, tantriques e extérieures (même si elles peuvent s'accompagner d'expériences intérieures).

2) Mais il existe, selon le shivaïsme du Cachemire, d'autres initiations :

Ainsi, selon Abhinavagupta (Tantrâloka, IV, 65a, dīkṣayejjapayogena raktādevī kramādyataḥ...), il n'est certes pas permis de s'initier soi-même en prenant des Mantras "dans un livre". SAUF, si un maître pour ce Mantra n'est pas disponible. Il suffit alors de réciter le Mantra avec foi, et l'on sera initié alors par la Déesse-conscience elle-même (samvid-devî, raktâ-devî). Il n'y a transgression (samayollangha) que s'il y a un vrai maître accessible pour tel Mantra et qu'on refuse d'être initié par elle/lui, préférant "voler" le Mantra dans un livre. Si un tel maître n'est pas accessible, il n'y a pas transgression.

Selon le Trika, il est parfaitement possible d'être initié directement par "les divinités de notre conscience" (samvid-devatâ-cakra), c'est-à-dire à travers notre corps et par notre intellect illuminé par "la pure science" (shuddha-vidyâ). C'est aussi l'enseignement de la philosophie de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ), laquelle se présente comme accessible à toutes et à tous, sans initiation formelle. C'est une voie "nouvelle" et "facile" nous dit Utpaladeva, bien qu'elle soit reliée à une lignée venant de Shrîkantha. 

Abhinavagupta nous explique que la conscience est absolument libre et qu'elle agit selon ses désirs. Dans le chapitre XII du Tantrâloka, il explique que la conscience s'éveille par elle-même ou par une initiation apparemment extérieure. Tout est possible. Mais, comme la réalité extérieure n'est qu'une manifestation de la conscience à l'intérieur d'elle-même, c'est toujours la conscience qui s'initie elle-même, par elle-même. Les qualifications, le mérite (punya), le karma, les initiations, l'ardeur à la pratique, la dévotion elle-même, ne sont que des manifestations du jeu de la conscience (cid-vilâsa). Donc tout est possible. 

La lignée, selon la lignée du Cachemire, c'est réaliser que, moi et les autres membres de la lignée, sommes un seul flot de conscience souveraine. Sur ce point, parfaitement traditionnel, on lira la fin du chapitre IV du Tantrâloka, qui paraphrase le Kaulasûtra.

De même, pour ce qui est de la pratique de Parâ Devî, c'est-à-dire de son Mantra, il est accessible par la simple foi. Le Parâtrîshikâ Tantra, 18, le dit noir sur blanc : "Qui connaît (le Mantra) en sa réalité est initié, est un yogî, jouit de la réalisation, même sans avoir vu le mandala" (adṛṣṭamaṇḍalo'pyevaṃ yaḥ kaścidvetti tattvataḥ/
sa siddhibhāgbhavennityaṃ sa yogī sa ca dīkṣitaḥ), même sans rituel d'initiation. Et Abhinava commente ce point essentiel dans son Vivarana. Si vous n'êtes pas convaincu, je vous renvoie à ce texte, traduit par Jaideva Singh.

Autrement dit, l'initiation est la réalisation spirituelle, l'éveil, la compréhension (bodha). Toutes les autres initiations ne sont que des symboles ou des représentations de cet acte de conscience de soi. Le Mantra véritable -mantravîrya) est la conscience de soi "je suis je" (aham aham). C'est le coeur de tous les Tantras, l'instruction quintessentielle de la bouche de la Yoginî (yoginîvaktrâgama), le Coeur de la Yoginî (yoginîhridaya), c'est la moelle de tout, le coeur du coeur, l'essence même de la conscience, la vie de la vie, la vérité de la vérité, etc.

3) Mais alors, demandera-t-on, suffit-il de prendre n'importe quel Mantra, de faire une jolie vidéo Youtube et de se proclamer initié ? 

Oui. Et non. 

Abhinava, l'autorité suprême en la matière (et qui, de toutes manières, ne dit jamais rien sans donner une référence traditionnelle), affirme que n'importe quel être peut s'éveiller, et donc être initié, sans aucun moyen extérieur ou intérieur. La conscience, libre, s'éveille librement. Fin de la discussion. Toutes les lignées, toutes les transmissions, toutes les initiations se ramènent à cette intuition. Il n'y a pas matière à débats sur ce point. Soit vous comprenez, soit la conscience, en vous, continue à jouer à l'ignorante. Et c'est très bien.

Et donc, n'importe qui peut s'éveiller spontanément (samsiddhika). Et s'affranchir ainsi de l'ignorance (avidyâ) qui est la seule et unique cause de la condition mondaine (samsâraikakâranam).

Cependant, Abhinava pose un cadre à cet "éveil sauvage". En effet, il existe deux formes d'ignorance : l'ignorance discursive et "intellectuelle" qui s'exprime sous forme de discours, dans le langage. Et une autre sorte d'ignorance, dont on parle seulement dans le shivaïsme : l'ignorance intuitive, celle qui est de l'ordre du sentiment, qui vient "d'avant les mots", d'avant l'intellect. 

Or, l'éveil spontané supprime cette ignorance intuitive, mais laisse intacte l'ignorance intellectuelle. Seule la connaissance intellectuelle peut supprimer cette ignorance intellectuelle, même si elle ne mets pas nécessairement un terme à l'ignorance intuitive. Or, la connaissance intellectuelle, c'est la connaissance de l'enseignement, des textes (shâstra, shâsana).

Mais, dans tous les cas, conclut Abhinava dans le premier chapitre du Tantrâloka, la connaissance intellectuelle est la plus importante. C'est elle qui permet de transmettre, c'est elle qui constitue la pédagogie qui fonde la tradition. Au fond, tout le monde a la connaissance intuitive, en ce sens que chacun porte en soi un pressentiment de la vérité, dans la mesure où la vérité est la conscience, et où la conscience ne peut, par essence, jamais disparaître ni cesser complètement. En revanche, c'est la connaissance intellectuelle, discursive, qui fait défaut.

Abhinava ajoute qu'il vaut mieux avoir un maître qui a la connaissance intellectuelle, sans la connaissance intuitive, que l'inverse. La pédagogie d'abord ! Dès lors, les livres sont importants. Plus importants que l'expérience, en un sens, car l'expérience brute, en elle-même, sans discours, ne s'oppose pas à l'ignorance : la conscience enveloppe l'ignorance et l'aveuglement, comme le ciel clair accueille les nuages sombres. Seule la connaissance intellectuelle peut détruire l'ignorance intellectuelle. Ce point est développé dans la Doctrine secrète de la déesse Tripurâ, dont on trouvera de nombreux extraits dans mon Anthologie du shivaïsme du Cachemire parue chez Almora. 

Et donc, un "éveillé spontané" doit montrer son respect envers les livres et envers les maîtres qui les expliquent, dit Abhinavagupta, et ce, même si ces "éveillés" n'en ont plus vraiment besoin. Cependant, même eux n'atteindront la plénitude en cette vie (jîvanmukti) que s'ils acquièrent aussi la connaissance intellectuelle, par les livres.

Car la fonction du maître, en dehors des rituels, est principalement d'expliquer les enseignements. Le maître est d'abord un lecteur (upâdhyâya) qui fait la leçon (adhyâya), c'est-à-dire la lecture des textes (shâstra, tantra). Cette importance de l'écrit est complètement passée sous silence aujourd'hui, dans un monde mercantile du "tout, tout de suite" où les facultés intellectuelles ne cessent de régresser. La discipline de l'école - cette mise entre parenthèse à l'abri des vautours du Marché - n'est plus qu'un songe, insipide à nos neurones débiles. Mais il est clair que, sans concentration, sans faculté d'analyse et d'argumentation, sans mémoire, nous sommes handicapés, au sens le plus littéral du terme. Bien sûr, nous avons nos prothèses, mais à quel prix ? On ne sait plus si le handicap appelle la prothèse, ou si c'est cette dernière qui alimente, voire crée, le handicap...

Quoi qu'il en soit, le maître est important, essentiel pour expliquer les livres, et la lecture des livres, même seul (svâdhyâya) ne peut être remplacée par aucune autre pratique. Elle est le parent pauvre de la spiritualité mercantile de notre monde en "expérimentation" permanente. Mais elle est l'âme de toute transmission, passée, présente et à venir.

Dans ce domaine, j'ai eu la chance de beaucoup lire, depuis 1985 environ. J'ai découvert le shivaïsme du Cachemire en 1990, à travers les traductions de Lilian Silburn. Puis j'ai été initié au sanskrit en 1991. J'ai commencé, peu à peu, à lire toutes les traductions, puis les originaux, puis à apprendre assez de hindî pour lire les paraphrases des textes sanskrits. J'ai appris l'anglais, bien sûr.

En 1995, j'ai commencé à étudier à Lucknow avec Navjîvan Rastogî, un élève de KC Pandey, d'abord le Pratyabhijnâhridayam. Puis j'ai étudié à Kolkatta en août, septembre et octobre 2002 avec Devavrata Senasharma, un élève de Gopinâth Kavirâj. Avons lu la Siddhitrayî d'Utpaladeva. Puis, de 2003 à 2006, j'ai étudié à Bénarès avec Radheshyâm Chaturvedî, un érudit qui pratiquait une forme tantrique axée sur la Gâyatrî et qui connaissait très bien le shivaïsme du Cachemire dont il a traduit et commenté bien des oeuvres en hindî ; j'ai aussi étudié avec Mark Dyczkowski qui reste, à mes yeux, le plus grand savant du shivaïsme du Cachemire ; enfin, j'ai eu la chance d'étudier très régulièrement pendant deux ans auprès de Hemendranâtha Chakravarty, un autre élève de Gopinâtha Kavirâja. Nous avons lu de nombreux textes.

Auprès d'eux, j'ai pu lire directement ces textes, principalement le Tantrâloka et son commentaire Viveka, en particulier auprès de Hemenji, très accessible et qui m'a enseigné les points essentiels du yoga et de la méditation.
Ces gens ne m'ont conféré aucune initiation formelle, mais ils m'ont transmis l'essentiel, c'est-à-dire de quoi poursuivre mes études seul.

Telle est, à mes yeux, la transmission essentielle, qui n'est ni une soumission à des dogmes inertes, ni tyrannie d'une expérience réputée transcendante. Des individus esclaves d'une tradition, j'en ai rencontré quelques uns. Mais des drogués de "l'éveil" d'un matin qui voulaient se suicider le soir même, j'en ai rencontré des centaines. Et quelques uns sont passés à l'acte. Beaucoup de sont détruits. La plupart se sont égarés. J'étais avec les Moojis et autres "éveillés" de Papaji, de 1995 à 1997, quand les joints tournaient de main en main sur les toits des villas d'Indira Nagar. J'y étais. J'ai assisté à la naissance du "mouvement satsang" et à cette nouvelle spiritualité qui s'est épanouie grâce à Internet. Et je dis : on peut certes rester esclave d'une tradition mais, sans aucune tradition, sous une forme ou sous une autre, on tourne en rond. Les intoxiqués du ressenti et autres événements surnaturels s'embourbent. Ceux qui mentent finissent toujours par le payer. 

Mais, me répondra-t-on peut-être, la lignée du Cachemire a été interrompue. Il n'y a donc plus de transmission complète. Dès lors, même si l'on a reçu la transmission essentielle, comment être sûr que les rituels et les méditations sont bien telles qu'elles étaient pratiquées à l'époque des grands maîtres ?
- Il est vrai que la tradition a été gravement endommagée par les persécutions islamiques. La vallée du Cachemire a été envahie, pillée à maintes reprises. Les Musulmans ont fini par prendre le pouvoir et ils ont "convertis" les habitants sous peine de mort. Une petite communauté a cependant survécu. L'essentiel de la gnose (jnâna) a été transmise jusqu'à nos jours, notamment par svâmî Lakshman Joo (maître de Lilian Silburn, de Mark Dycskowski, de Bettina Baümer, et de Prabhâ Devî), mais pas seulement. Pour les rituels, l'essentiel a été conservé. Mais surtout, il ne faut pas oublier qu'il existe une règle traditionnelle : quand on ne connaît pas un élément dans une séquence rituelle, on va chercher l'élément le plus semblable dans la tradition la plus proche. Sans cette règle précieuse, aucune lignée n'aurait été préservée ! Pour ce qui est du yoga et de la méditation enfin, tout est dans les textes, et ce qui n'y est pas e fait pas partie de la tradition. Tel est l'enseignement unanime de toutes celles et ceux qui m'ont enseigné. Selon Abhinavagupta, les enseignements secrets sont divulgués dans les textes, mais jamais en un seul endroit ni en une seule fois. Là encore, l'étude quotidienne de la totalité des textes sur la longue durée est donc indispensable. Une prétendue "tradition orale" qui voudrait en faire l'économie ou qui, par ce truchement soi-disant "oral", ajouterait des éléments étrangers, ne serait très probablement qu'une tromperie.

Et la tradition n'est pas toujours celle que l'on croit : parmi les lignées revendiquées, presque aucune, à ma connaissance, n'est parfaitement "ininterrompue". Cela n'existe nulle part, jamais. Il y a toujours des zones d'ombres, des ruptures, des compromis, des arrangements. D'un autre côté, une tradition peut se poursuivre par des visions, par des lectures, par des textes qui sont comme des fils qui relient des individus au-delà des lieux et des siècles. Il existe d'innombrables exemples de cela. 

Ma conclusion : l'important, ce ne sont pas les initiations extérieures, ni les seules intuitions intérieures. L'important, c'est le continuum qui se crée, bon an, mal an, à travers tous les moyens, tous les canaux. "Être initié" à une tradition, c'est se reconnaître dans cette tradition. Être initié, c'est tomber amoureux. Les mariages arrangés ne débouchent pas toujours sur l'amour. Parfois seulement. Pas toujours. Puis, il y a des amours légitimes, d'autres illégitimes. Il y a des rois, des héritiers. Et il y a des bâtards. Il y a tant d'individus initiés "selon les formes" qui se sont révélés vides comme des zombies ! Il y a tant d'exemples d'individus bâtards qui se sont révélés sauveurs de tradition ! 

Ma tradition, c'est ma culture, ce sont mes ancêtres spirituels, peut importe que tout cela soit "livresque" ou "oral". J'ai assisté à tant de "cours" et initiations inertes (notamment de la part des Tibétains, d'une nullité effarante pour la plupart), j'ai fait tant de lectures magiques ! Je deviens ce que je mange, ce que je lis, ce que j'étudie. Quand je rêve en "shivaïsme-cachemirien", c'est que je suis initié : voilà mon critère.

Il ne faut pas non plus oublier les critères de la tradition que j'ai mentionné plus haut : initiation formelle, éveil, enseignement oral et, par-dessus tout (je souligne car c'est le point négligé aujourd'hui), la lecture. Lire, lire, lire. C'est physique, c'est mental, c'est spirituel. Tout ce que l'on voudra. Mais c'est cela, la transmission. C'est la lecture patiente, au fil des jours, sans brillant, sans fables, avec ses hauts et ses bas. Cela peut sembler terne. Il ne s'agit pas de "devenir un initié", mais d'écouter, de réfléchir, de méditer. 

P.S. :
1) Qu'en est-il se mes autres "familles" ? Pour la Vision de D. Harding et la mystique, pas d'initiation au sens ésotérique du terme, donc je n'en parle pas ici. Pour Dzogchen et Mahâmudrâ, j'ai reçu de nombreux enseignements et initiations. Mais je pourrais reprendre à peu près ce que j'ai dit sur le shivaïsme du Cachemire. Sauf que je ne pratique pas le tibétain chaque jour, contrairement au sanskrit. Mais bon, ce sont aussi mes "familles". J'ai, au sein de ces familles, eu d'autres enseignants, mais j'en ai parlé ailleurs.
2) Qu'en est-il de Lilian Silburn ? -J'ai lu et relu ses oeuvres, encore et encore. Mais je ne l'ai jamais rencontrée de son vivant. J'ai "fréquenté le Vésinet", comme on dit, après sa mort. Cependant, je ne me considère pas comme son disciple, ni comme un disciple de la lignée santo-soufie dont elle se réclamait. Juste deux points que je développerai peut-être un jour : 
a) Silburn et ses disciples n'enseignaient pas le shivaïsme du Cachemire et 
b) Je suis convaincu, par de bonnes raisons, que le coeur de la spiritualité de Lilian Silburn n'était pas le shivaïsme du Cachemire, et encore moins la tradition Naqshbadi-Mujaddidîya.