A première vue, moi seul puis voir ce que je vois. Un autre peut voir les objets que je vois, de son point de vue nécessairement différent. Ou encore, il peut voir mon cerveau pendant que je vois, voir les corrélats neuronaux de ma vision. Mais nul ne peut voir ma vision, sauf moi. Tel est le gouffre, apparemment infranchissable, entre le sujet et l'objet.
Par exemple, je peux voir cette pomme que regarde mon voisin. Mais je ne peux pas voir sa vision de cette pomme. Et réciproquement. Le seul moyen d'échanger nos visions est d'en parler. Et même ce moyen est très loin de permettre un partage fiable. Ce que le langage permet, le plus souvent, c'est de nous faire croire que nous partageons.
Ainsi, je ne peux voir que des objets, ou la part objective des perceptions subjectives d'autrui. Je ne peux jamais voir un autre sujet à la manière d'un objet, ni la part proprement subjective de sa perception, son acte de percevoir.
Cet acte de percevoir étant la conscience, comprise comme acte ou activité, il s'ensuit que je ne peux pas voir la conscience : du moins, je ne peux pas voir une autre conscience, à la manière d'un objet. Inversement, autrui ne peux me voir, moi, en tant que conscience. Il ne peut voir que ma part objective ou objectivable.
Mais l'acte de voir ne peut être objet de vision. Le sujet ne peut devenir objet. Même si je pouvais voir ce que vous voyez en cet instant, je ne pourrais pour autant voir l'acte par lequel vous voyez.
Et, plus profondément, je ne peux moi-même objectiver cet acte pour moi-même. Le sujet ne peut s'objectiver lui-même. C'est cela être sujet : être ce qui est, mais qui n'est rien d'objectif. Plus encore, c'est être ce par quoi tout est connu, mais qui n'est connu par rien. "Cela par quoi tout devient connu, mais que rien ne peut connaître".
Pourtant, des expériences tendent à prouver que les perceptions peuvent être perçues. Voici un article qui rend compte de ce genre de recherche. Un algorithme peut reconstituer en gros ce qu'un sujet voit :
On voit ainsi ce qu'un sujet voit.
Un compte-rendu de l'article : https://www.sciencemag.org/news/2018/01/mind-reading-algorithm-can-decode-pictures-your-head#
Une vidéo :
Il ne fait guère de doute que ces algorithmes pourront un jour reconstituer parfaitement ce que je vois, ce que j'entends et, même, les mots que j'articule "dans ma tête".
Mais pour autant, peut-on dire que cette IA voit ma vision elle-même ?
Non. Elle reconstitue (car, à proprement parler, elle ne "voit" rien) le contenu de ma vision, de mon expérience. Sa part objective ou objectivable. Mais elle ne perçoit pas sa part subjective - l'acte de conscience. Car le sujet ne peut devenir objet, sans quoi il n'est plus sujet ! La conscience ne peut se réduire à un objet perçu sans cesser, par là-même, d'être conscience. Elle peut certes se manifester partiellement comme objet, à la manière d'un miroir qui manifeste en effet son essence quand il reflète des objets. Mais elle ne peut elle-même devenir objet sans cesser d'être sujet.
Un autre peut donc voir "ce que je vois", mais non pas l'acte par lequel je vois, ma vision proprement dite, c'est-à-dire moi. A moins d'être moi. Peut-être sommes-nous un seul et même sujet ? Une seule conscience ?
Si nous sommes une seule et même conscience, comment expliquez-vous que je ne perçoive pas ce que perçoit mon voisin ?
RépondreSupprimerJe ne l'explique pas. Mais une réponse pourrait être que la conscience s'identifie à deux corps différents, un peu comme je peux jouer deux personnages différents, ou rêver deux personnages différents. Ils peuvent ne pas "percevoir" ce que l'autre perçoit alors qu'ils existent dans la même conscience.
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