mercredi 7 octobre 2020

Le désir de paix jusque dans le désir de guerre

Bébé Heraklès contre le serpent 


 Voici un extrait du pseudo-Denys, peut-être un philosophe païen de Syrie qui se fit passer pour un Chrétien afin de transmettre le cœur de la sagesse de Platon. Voici ce qu'il dit sur le désir de paix :

"Comment, dira-t-on, toutes choses désirent-elles la paix ? Car beaucoup se plaisent dans l'altérité et la distinction et n'accepteraient jamais volontiers d'être en repos. Et si celui qui parle ainsi appelle altérité et distinction la propriété de chacun des étants et s'il dit qu'aucun es étants, étant ce qu'il est, ne veut jamais la perdre, nous non plus nous ne contredirons pas à cela, mais encore nous déclarerons que tel est le désire de la paix."

Denys, alias Proclus ou Platon, affirme que tout est "désir de paix", élan vers la paix.

Mais où donc est la paix dans un monde de mouvement, de différences, d'altérité et donc, de conflit ? La simple pesanteur de la matière et l'insistance des choses à rester ce qu'elles sont - leur inertie - est leur résistance à la paix. Comment la pesanteur, c'est-à-dire aussi la solidité, pourrait-elle être grâce ou aspiration à la légèreté de la grâce ?

La réponse du sage d'Athène - Denys ou Proclus, ou Proclus qui se fait passer pour Denys - est extraordinaire. Elle dit que les choses ne sont pas en désir d'unité malgré leur solidité, mais dans le fait même de leur solidité ! Cette réponse est incroyable, car elle esquisse un salut de la matière. Elle suggère que la matière est en marche vers la paix, non pas malgré sa fragmentation, mais dans sa fragmentation même. Voici son argument, génial, dans le pur esprit de Platon :

"Car tous les êtres aiment être en paix et en unité avec eux-mêmes et être immuables et indéfectibles par rapport à eux-mêmes et à ce qui leur appartient."

Autrement dit, la solidité est le "désir" de rester soi. Et ce désir, cette énergie, cette force, est un élan vers l'unité. Car "être soi" et le rester, c'est être un, c'est déjà imiter l'unité de l'Un. En outre, l'inertie des choses, leur résistance au changement, est leur "désir" d'être immuables, à l'image de l'Être. Ainsi, l'imparfait est déjà, en lui-même, marche vers la perfection. Car si les choses imitent la perfection, la désirent, elles ne sont pas parfaites. Ou alors, elles le sont, mais dans leur ordre. Ainsi la rose est parfaite, c'est-à-dire achevée et complète, quand elle a fleuri. Mais la rositude n'est pas parfaite. Et cela est parfait, cela est beau, car c'est justement cela qui permet possible, le devenir, l'évolution, le progrès. Essayons d'être clairs : si les choses étaient absolument imparfaites, elles n'existeraient pas ; et si elle étaient parfaitement parfaites, elles ne changeraient plus. Le devenir est donc ce mouvement entre l'extrême de l'imparfait, du non-être, et l'extrême du parfait, de l'être. Je suis le vin, mais tu es l'ivresse, et c'est ainsi qu'en nous les vagues s'élèvent, mille et mille détours et péripéties. C'est le secret de la création. L'amour, Eros, est intermédiaire. Tout est "entre deux". L'amour est angélique, il est relation, message, à double sens, dans un aller retour incessant. Ainsi cette pierre, par exemple, imite l'Être immuable par son poid, sa dureté et par l'effort qu'elle oppose à ma volonté. Comme tout, elle est imitation de l'Un. Mais "imitation" n'est pas à entendre en un sens péjoratif, mais bien mélioratif. L'imitation est métamorphose, formation et élévation. Toute chose est une, est dans la mesure où elle est "une" chose. Le multiple pur n'existe pas. Il est l'indicible par défaut.

"Et la paix parfaite est gardienne de la propriété sans mélange de chacun, conservant, par ses providences donatrices de paix, toutes choses sans dissension ni confusion, avec elles-mêmes et entre elles, et établissant toutes choses en vue de leur propre paix et immobilité dans une puissance stable et immuable."

Non seulement l'individualité de chaque être est désir de paix, mais elle est "gardée" par la Paix ! Oui, la Paix, c'est-à-dire l'Un, l'absolu ineffable par excès, est "gardienne de la propriété sans mélange de chacun". C'est grâce à l'Un que mon œil reste "un œil" et ne sombre pas dans le chaos. En clair, qu'il ne pourrit pas. Oui, vous avez bien entendu, l'Un est Gardien de l'identité personnelle, de l'individualité, comme de la dualité, de la multiplicité. Oui, l'ego n'est pas un accident. La personne n'est pas  l'"imaginaire démocratique décadent" que prêchent les prêtres du Marché. La personne, hypostasis en grec, est manifestation de l'Un. Et c'est pour cela que la personne est une et qu'elle est digne dans son unité. Digne, c'est-à-dire dépassant infiniment, en valeur et en signification, toute l'étendue de ses manifestation. Je ne suis jamais seulement un moyen, mais toujours, en plus, une fin, une valeur en soi, absolue. Et c'est aussi que tout forme écosystème, ensemble hiérarchique (fondé en l'Un) "sans dissension" : identité, unité de l'espère et rapports d'équilibre imparfaits ("précaire") ; "sans confusion" : l'identité ne détruit pas les différence, elle les unifie, les met en relation, et ainsi de suite, à des degrés et dans des ordres de perfection variables. Ainsi, ni la personne, ni l'ego, ni le corps, ni l'identité, ni la race, ni la nation, ne sont des entités maudites, si elles se comprennent bien. 

Mais comment sait-on que l'on est bien dans cet équilibre ? Quand on est dans la paix. A la fin du coït, le repos. Cependant, notez bien que le repos n'est pas à jamais, sans quoi l'évolution s'arrêterait. Le repos éternel ne peut être que dans la perfection parfaite, et non dans la perfection relative qui est le lot (heureux, en un sens), des êtres et des choses, dieux et anges compris. La paix est l'intervalle entre deux respiration, entre deux désirs créés. Il y a donc deux moments du "désir de paix" : le désir en repos, et le désir en mouvement ; sachant que le désir en repos est un mouvement subtil. Et toute cette danse est puissance stable", mouvement en équilibre, harmonieux, vibration, tourbillon de la toupie, d'autant plus stable qu'elle est en mouvement (dynamis) rapide, c'est-à-dire à l'instant de son mouvement où le maximum de possibilités sont présentes. 

Mais, dira-t-on alors, n'est-il pas vrai aussi que le mouvement s'oppose au repos, à la paix ? "Tout coule" n'est-il pas la preuve évidente que les choses et les êtres ne désirent point la paix, mais la guerre, ? Le tourment de l'incessante errance n'est-il pas la vérité finale de notre vallée de larmes ? Le sage anonyme répond :

"Et si tout ce qui se meut veut non pas rester tranquille mais se mouvoir toujours de son propre mouvement [Proclus désigne ici les être vivant, capables "d'automouvement"], ceci encore est un désir de la paix divine de l'univers, elle qui conserve toutes choses sans déchéance en elles-mêmes et qui sauvegarde, immobile et sans déchéance, la propriété de tous les êtres qui se meuvent et la vie motrice, dans le fait que les choses qui se meuvent  accomplissent leurs actions propres en étant en paix avec elles-mêmes et d'une manière uniforme."

Un bon exemple en est la respiration. C'est un mouvement un. Un conflit harmonieux, une tension féconde. La vie est conservation de soi, laquelle est aussi mouvement vers la paix, vers la santé, car la quiétude est signe de santé. Quand j'inspire enfin, tout mon être est soulagé. La vie est paix et source de paix. Le sommeil est paix, mouvement équilibré, homogène, stable, immobile. De même le geste parfait, faire l'amour, manger, tout cela est mouvement, mais mouvement sourcé d'unité conservée et renouvelée pour le vivant, pour l'âme.

Mais qu'en est-il de la dualité ? Des différentes ? De toute cette altérité source d'altercations ? Elle aussi est désir de paix :

"Si en revanche on parle de l'altérité qui consiste à déchoir de la paix pour soutenir que la paix n'est pas aimable pour tous [car les différences impliquent des inégalités], (nous répondrons) d'une part, avant tout, qu'il n'est aucun des étants qui soit absolument déchu de toute union, car ce qui est tout à fait instable et illimité [=chaotique], inconsistant et indéfini, n'est pas un étant [du tout] et n'est pas parmi les étants [mais relève du néant, pour ainsi dire]."

Toute différence est "une" différence et participe donc de l'Un. Et participer, c'est aimer (bhakti en sanskrit, "participation"). Et aimer, c'est désirer. Donc être, même être différent, "séparé", c'est désirer l'Un, la paix. Mais les fauteurs de troubles ? L'Auteur répond :

"Mais si on dit que ceux qui haïssent la paix et les biens de la paix, ce sont ceux qui aiment les querelles, les colères, les changements et les instabilités, même ceux-là sont gouvernés par les reflets d'un obscur désir de paix, tout en étant accablés par des passions [=des maladies] qui les poussent de tous côtés, qu'ils désirent calmer, sans science, croyant trouver la paix, en se remplissant de choses qui s'écoulent toujours [comme l'argent], alors qu'ils sont profondément troublés par le désordre des plaisirs qui dominent."

(extraits Des Nom divins, Source chrétiennes, p. 146-147, trad. Ysabel de Andia, avec quelques modifications et ajouts ; les commentaires sont miens, si j'ose dire)

Mais que l'on ne croit pas que cette dernière ligne invite à laisser tomber une chappe d'ordre sur ces pathologies du divertissement (car c'est bien cela). Platon et sa lignée, la grande tradition méditerranéenne, n'ignorent rien de la transe, du délire, de la mania ou de la possession, sous toutes ses latitudes, depuis les frais vents du Nord apollinien, jusqu'aux torrides bouffées dyonisiennes. 

Et c'est Denys qui donna son nom au 93.

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