vendredi 6 novembre 2020

Le yoga sensuel



 L'expérience sensorielle n'est pas l'ennemie de la vie intérieure, mais son alliée :

vismayo yogabhūmikāḥ || 12 ||

yathā sātiśayavastudarśane kasyacit vismayo bhavati, tathā
asya mahāyogino nityaṃ tattadvedyāvabhāsāmarśābhogeṣu
niḥsāmānyātiśayanavanavacamatkāracidghanasvātmāveśavaśāt
smerasmerastimitavikasitasamastakaraṇacakrasya yo
vismayo'navacchinnānande svātmani
aparitṛptatvena muhurmuhurāścaryāyamāṇatā, tā eva yogasya
paratattvaikyasya saṃbandhinyo bhūmikāḥ,
tadadhyārohaviśrāntisūcikāḥ, parimitā bhūmayo na tu
kandabindvādyanubhavavṛttayaḥ. (Shiva-sûtra I, 12)
Shiva dit :
"L'émerveillement introduit au yoga.
Kshemarâja explique :

"De même que l'on est émerveillé à la vue d'une chose extraordinaire, de même l'adepte accompli du yoga s'émerveille sans cesse, lui dont la roue des facultés du corps et de l'esprit entre en expansion, en un silence qui est merveille sur merveille, parce qu'il est envahis par son Soi intime, masse de conscience, délectation miraculeuse sans cesse renouvelée, une expérience émerveillée extraordinaire et singulière, quand il jouit de la conscience des apparences de tel ou tel objet. Son émerveillement est une félicité en soi-même qui n'est jamais interrompue. Ces miracles qui surgissent à chaque instant - car on ne s'en lasse jamais - introduisent au yoga, c'est-à-dire à l'unité avec la réalité au-delà (de l'oubli) - ils sont ses alliés. Ils pointent vers le repos qui est élévation vers (cette unité, ce yoga). Mais il ne s'agit pas des états limités, c'est-à-dire des effets dont on fait l'expérience dans le (chakra) 'du bulbe', 'entre les sourcils', etc."

Autrement dit, la vie sensorielle elle-même est l'alliée (sambandhin) de l'expérience unifiée, qui est le yoga. Comme l'explique en détail Kshemarâja dans son Coeur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâhridayam), chaque perception est une potentielle introduction à la conscience de conscience, à la conscience de l'unité, qui est proprement le yoga, l'état de yoga. Au lieu de rester indifférent dans une sorte de "pure conscience" neutre, l'adepte vit chaque perception, chaque sensation, comme un miracle qui le rejette, non pas à l'extérieur comme on pourrait le croire, mais à "l'intérieur", dans l'unité. C'est l'expérience de l'émerveillement, expérience qui est induite, assis et au repos, par la "posture de Shiva" (shiva-mudrâ), aussi appelée "Expression émerveillé", "Geste secret" et "Attitude divine". C'est la pratique de méditation au cœur du shivaïsme du Cachemire. Une fois cet émerveillement silencieux induit, il se poursuit dans tous les gestes de la vie, nourrit par une félicité potentiellement ininterrompue et pas une attention particulière. Mais, plutôt que d'attention, Utpaladeva préfère parler de "dévotion" (bhakti), d'amour. De même, on parlera plutôt de "vie sensorielle", des "gestes de la vie", plutôt que de "vie quotidienne", terme qui laisse entendre que cette vie intérieure pourrait s'accommoder, discrètement, de n'importe quel type de vie sociale et politique, alors que cette expérience de l'unité procure une joie et une puissance qui ne favorise certes pas le conformisme. 

En tous les cas, chaque mouvement, chaque perception, est vécu comme un évènement esthétique, sensoriel et sensuel. La méditation transforme l'expérience sensorielle, puis l'expérience sensorielle approfondit la méditation, en un perpétuel dialogue entre l'intérieur et l'extérieur : c'est "l'expérience cyclique" (krama-mudrâ), autre enseignement spécial du shivaïsme du Cachemire et propre à cette tradition. Chez un Ruysbroeck, on trouve certes l'idée d'un va-et-vient, ou plutôt d'un double mouvement, avec le "refluer en Dieu" et le "fluer vers les œuvres" de charité, etc. Mais il s'agit là d'une idée générale, alors que dans le shivaïsme du Cachemire, nous avons des enseignements très précis et poétiques à la fois. Autrement dit, une fois averti de cet enseignement en des termes des plus clairs, je peux le reconnaître ailleurs, mais je ne le pourrais si je n'avais d'abord reçu cette instruction limpide. 

Le shivaïsme du Cachemire révèle que tout est sensualité. La conscience est sensualité. L'absolu est sensualité. La réalité est sensualité. Le monde sensible n'est pas l'ennemi de la vie spirituelle, mais son allié.







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