jeudi 14 janvier 2021

"Partage" : quelle est l'attitude juste ?


 

Je vois que Christopher Wallis vient de "partager" une traduction de la Parâpraveshikâ ou Svarûpaprakâshikâ de Nâgânanda, sur son blog. C'est un texte important du shivaïsme du Cachemire, probablement pas composé au Cachemire, que j'ai publié moi-même il y a plusieurs années.

Mais je constate que la manière de faire de Wallis est assez différente de la mienne. Il présente les choses sur un mode commercial. Le texte qu'il traduit est "beautiful and fascinating", il en offre la traduction, mais pour la "full explanation" il faut payer sur Patreon. Tout est "wonderful" et si vous voulez en savoir plus, il faudra passer par la case money. Son site est très riche et sérieux, contrairement à tant d'autres, mais très commercial. Il imite clairement un "business model" à la pointe des exigences les plus récentes. Il organise des retraites payantes dans un centre au Portugal qu'il s'est fait acheter par je-ne-sais-qui. Il a publié aussi deux blogs sur un texte sanskrit de musique, qui décrit dix cakras. J'en avais parlé il y a quelques années aussi. Mais lui sait faire la publicité de ce qu'il écrit...

Ce qui me frappe, c'est la manière "décomplexée", c'est-à-dire sans vergogne, dont il assure sa propre promotion. Il se met en avant sans la moindre hésitation et il fait tout pour assurer le succès de ses "produits". 

De mon côté, vous le savez, j'ai quelques doutes sur l'attitude à adopter. Abhinavagupta dit que les doutes (vikalpa) sont les barreaux de la prison du samsâra. Il y a peut-être là une différence culturelle, qui a souvent été notée, entre la Vieille Europe et les USA, paradis de tous les business. Je n'ai rien contre les Américains, dont je vois et j'apprécie les qualités. Et je désire partager, comme Wallis. Mais, comme disait Socrates, une voix me parle quand j'essaie de faire comme lui. Et cette voix tend à m'interdire de faire comme lui. Je partage des traductions, des explications et des vidéos, comme Wallis. Mais j'ai du mal a demander de l'argent. Non que cela me gêne personnellement. J'aimerais recevoir plein d'argent, être invité partout gratis et animer un centre. Mon ego ne cracherait pas sur ce genre de choses. 

Mais voilà, une autre voix se fait entendre en moi, qui me rappelle que mes enseignants ne m'ont pas fait payer, ou presque pas. Alors comment pourrais-je faire payer les autres ? Et plus profondément, comment aller vers les autres et leur dire "Eh, je n'ai besoin de rien car j'ai trouvé la vraie richesse en moi, mais pour la partager avec vous, j'ai besoin de vos (fausses) richesses !" Cela ne paraît pas très cohérent. Si je n'ai besoin de rien, comment pourrais-je avoir besoin de votre argent ? D'autant plus que j'ai de moins en moins l'envie de compromettre la qualité du partage pour me rendre accessible. Je l'ai fait et ça n'a servi à rien. Et des gens qui vulgarisent, voire qui rendent vulgaire, il y a en a pléthore. Moi, j'agis selon ma conscience. Peu importe le résultat, je fais ce que j'estime être mon devoir, ce que me dit ma conscience.

Je partage donc gratuitement des centaines de pages de traductions inédites et des milliers de pages d'écrits divers, depuis plus de quinze années. Par ailleurs, les livres et les stages ne me rapportent que peu ou pas d'argent. Pas de quoi vivre. Ce que j'offre, je l'offre en travaillant à côté, c'est-à-dire en payant de ma poche.

D'un autre côté, si un travail demande du temps, n'est-il pas légitime de demander de l'argent ? Et n'est-il pas juste de demander juste assez pour pouvoir vivre et consacrer du temps à ce partage ? Je pourrais demander de l'argent, mais juste de quoi vivre... Cela étant, je vois bien, par expérience et en observant les autres, que demander de l'argent, c'est devenir vendeur face à des clients, et cela change tout. Dès lors, que dois-je faire ? Quelle est l'attitude juste ?

Je me doute que ce genre de questionnement doit paraître ridicule à beaucoup. Certains y verrons même le symptôme d'un "blocage" psychologique, d'un "conditionnement", etc. Je connais par cœur ces discours. Mais je n'ai pas non plus oublié les discours de nos Ancêtres qui nous mettent en garde contre l'argent, et surtout contre les conséquences de l'argent. L'argent n'est pas neutre. Peut-être, en théorie, est-il possible d'en recevoir avec détachement, mesure, et pour faire le bien. Peut-être.

La mesure... voilà une vertu devenue rare. Tous ventent le bonheur et la liberté de faire que l'ils ressentent, sans limite. En dehors de quelques "décroissants" inaudibles, même le yoga et l'oraison sont devenus des sextoys au service de "ma" jouissance, à moi. Parce que "je le vaut bien", parce que "nous m'aime", etc. 

Je ne sais pas. Que faut-il faire ? Quelle est l'attitude juste ? Est-il possible, dans mon domaine, de demander de l'argent tout en restant authentique ? Ou bien faut-il se tenir loin de tout compromis ?

17 commentaires:

  1. Je crois que la réponse vous la connaissez. Si vous aviez été un homme d'argent, vous le sauriez depuis longtemps. Je vous lis assez régulièrement. Quel travail ! Je suis toujours impressionné. C'est une bien maigre consolation que mon admiration. Faire sans rien attendre en retour, quel bonheur. L'espoir tue !

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  2. Il est possible que Mr Wallis n'ait pas d'autre source de revenus contrairement à vous ! Une piste de réflexion pour atténuer ses frustration ?
    Paul

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  3. Bonjour David
    Il est possible que Mr Wallis n'ait, quant à lui, pas d'autres sources de revenus. Peut être une piste pour atténuer ses frustrations ?
    Sinon, le fond de votre article concerne sans aucun doute beaucoup de monde...
    Paul Neeffs

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    1. Il me semble qu'il pourrait très bien trouver un emploi par ailleurs. Comme la plupart des gens. Cependant, il peut ainsi consacrer plus de temps à partager.

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  4. Nisargadatta, dans la petite pièce ou il recevait, mettait une pancarte ou il était écrit:
    "Je ne demande rien.
    Je ne refuse rien. "

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  5. Pour moi, le simple fait que vous vous posiez la question prouve que la richesse réelle, vous l'avez déjà. Votre attitude vous honore. À l'heure de la spiritualité-business, des gourous millionnaires, de la retransformation de toute chose pour standardisation et capitalisation, votre attitude vous honore. Cela fait plaisir de voir que les veilles traditions et spiritualités ne sont pas encore tout à fait mortes, tout compte fait.

    Amicalement,
    Sid

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  6. J'avais déjà été étonné par la manière dont se présente Christophe Wallis, qui détonne un peu dans le sein de la communauté académique de chercheurs es-tantra etc. Et celle-ci n'est d'ailleurs pas avare de partage. Il y a longtemps que Sanderson a mis en accès libre toutes ses publications. Dyczkowski a partagé également nombre de contenus. Bien d'autres, l'anthropologue Francis Zimmermann, le sakta Renfrew Brooks. Je pense que leur point commun est de faire partie d'une institution publique ou en tout cas qui les rétribue pour leur travaux de recherches ce qui leur permet de partager vers un public plus large ce qui leur paraît juste.

    Ce qui me frappe également dans la présentation du "tantrika institute" portugais, c'est en effet ce souci de se conformer à des normes structurelles rassurantes. Avec différents programmes, une progression dans les savoirs dispensés etc.
    Ceci me rappelle une lointaine discussion avec Pierre Feuga, que je n'ai rencontré qu'à quelques reprises mais suffisamment pour en percevoir la probité et la sincérité. Alors que nous étions dans son appartement il avisait un courrier qu'il venait de recevoir d'une nouvelle école de yoga faisant la promotion de leur programme. En le lisant, avec son classement d'asanas et autres pranayamas que les aspirants étaient sensés découvrir selon une progression suivant leurs années de pratique, il avait alors déclaré que ces écoles confortaient surtout l'inquiétude fondamentale de tout un chacun en vendant des cadres se voulant rassurant, des itinéraires balisés empêchant de fait de réelles découvertes.

    Pour en revenir au sujet de cet article, il me semble que la meilleure conduite à suivre, si l'on a pas la chance de pouvoir vivre directement de ses recherches par le biais d'une institution, est de vendre le superflu pour pouvoir offrir l'indispensable.

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    1. N'est-il pas possible d'avoir un emploi alimentaire ?

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    2. Certainement, mais autant faire qu'il soit un tant soit peu en rapport avec ses intérêts. Être rémunéré pour des cours de sanskrits ou bien de yoga postural (par exemple) ne me semble pas être un travestissement de la tradition, dans le sens où il s'agit d'un savoir artisanal qui est ainsi échangé contre une forme de daksina. Ce qui n'empêche pas de garder du temps pour partager gratuitement ce qui nous apparaît essentiel (traduction, transmission directe...).
      Un musicien se fait payer pour jouer ou pour enseigner la pratique de son instrument. Vu l'investissement exigé par cette pratique artistique, comment pourrait-il faire autrement pour vivre tout en s'y consacrant de manière satisfaisante ?
      Libre à lui après de choisir de donner de son temps pour partager son art avec des publics qui en sont d'ordinaire éloignés.
      Il est vrai que Ramprâsad exerça le métier de comptable pour un propriétaire terrien et que lorsque celui-ci fut mis au courant du caractère de ce comptable nettement plus enclin à manier la poésie que les chiffres, il lui attribua une rente afin qu'il puisse se consacrer à Kâlî, mais je doute que l'on trouve de nos jours et sous nos latitudes un dirigeant d'entreprise qui serait ainsi touché par la grâce.

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    3. Oui. Il semble donc légitime d'être rétribué pour pouvoir continuer à partager. Rétribué de manière raisonnable. Et, comme vous dites, cela n'empêche de continuer à partager aussi gratuitement. L'essentiel ne dépend pas de ces conditions.

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  7. Je ne vois pas où est le problème d'être payé pour son travail!
    En tant que pratiquante je suis au contraire génée de ne pas pouvoir rétribuer la personne qui me donne un enseignement ca me done l'impression de devoir quelque chose. Il se trouve que l'argent est pratique pour ça et permet au professeur de vivre.
    Ne pas être payé serait concevable si toute la chaine était gratuite également, or vous payez probablement votre logement, la nourriture etc...
    Je suis l'enseignement de Christopher Wallis, je suis bien contente qu'il ait fait de la promotion pour son enseignement car comment l'aurais-je trouvé? Ce que je paye pour ça est largement inférieur à ce que je reçois qui n'a pas de prix! Par ailleurs il anime avec une extrême bienveillance et disponibilité un certain nombre de groupes et partage énormément de choses d'une grande richesse gratuitement.
    Il est tout à fait possible d'avoir un équilibre qui vous permettrait d'être rémunéré (car c'est une tâche immense que de traduire des livres en Sanskrit comme vous le faites) et en parallèle d'offrir d'autres temps d'enseignements gratuitement. Ce n'est pas travestir la tradition que je sais vivante et qui s'adapte ainsi parfaitement à notre monde moderne.
    SI vous êtiez plus visible sur internet cela permettrait au plus grand nombre d'avoir accès à vos enseignements. Je trouve au contraire dommage (on pourrait ainsi y voir un reproche à vous faire) pour la communauté humaine que vous restiez dans l'ombre alors que votre travail est d'une grande qualité et quasiment unique en France.

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    1. Oui, il est sans doute possible de gagner juste assez pour vivre et continuer à partager.

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  8. Bonjour M. Dubois, je partage l'avis de Benedicte. L'aversion que vous décrivez pour "le partage rémunéré", que je lis en tout cas dans votre billet, me saisit comme étant précisément une manifestation du moi. Si vous proposiez, comme beaucoup, la possibilité de faire un don ou de vous rétribuez selon la volonté ou la libre conscience de chacun, où serez le mal? d'où vient la peur et le dégoût?
    Je découvre aujourd'hui seulement vos ouvrages grâce à une collègue, professeure de littérature dans un lycée français à Casablanca où j'enseigne également.
    Cristalliser le "soi" dans une "attitude décroissante" , est-ce là le signe de la "mesure"? Ma question est brutale....
    mais c'est uniquement parce que j'aurais aimé vous découvrir plus tôt...et que la lumière (qui rend audible et visible) ne vous dégoûte pas autant....vous qui proposez d'accueillir la lumière en conscience.

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    1. Bonjour, oui vous voyez juste : l'amour-propre peut se cacher partout, jusque dans le désir de sacrifice. La "mesure" est peut-être de s'abandonner au Sans-mesure ? A chacun de sonder le fond de son âme, à l'instar de Socrate et de son ange-gardien.
      Concrètement, le libre don ou une participation mesurée, proportionnée à celle ou celui qui donnent, me semblent juste. Là n'est pas le soucis. Le mal est dans la dérive possible, l'engrenage. Nul n'est mauvais, au départ.
      Merci pour vos mots et bon courage à vous !

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  9. :) Surprise de lire ceci. Je me retrouve dans ces questionnements, bien que les situations soient différentes. Si j'ai bien compris, vos deux voix vous disent déjà ce qu'est l'attitude juste: celle de Socrate et celle de l'exemple de vos enseignants, qui vont dans le même sens. De mon côté, cela me rassure de voir que tous les êtres humains ne font pas la même chose et que certains respectent certaines choses, j'ai envie de dire sacrées. "Mes enseignants ne m'ont pas fait payer, ou presque pas." Peut-être même n'avaient-ils pas un emploi comme le vôtre à présent, et donc pas ces ressources. Une chose que je n'ai pas comprise: vos livres qui sont vendus, ne vous rapportent-ils pas d'argent ? Merci pour vos partages libres.

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    1. Bonjour, heureux de vous surprendre :). Certains de mes enseignants indiens étaient pauvres, oui. Sur chaque livre vendu, je touche 5%, soit 20 centimes en moyenne. Ce genre de livre se vent environ entre 200 et 600 exemplaires. Je vous laisse faire le calcul... Mais un enseignement peut être payé, s'il ne s'agit pas de faire fortune - en gros, ne pas gagner plus que le smic.

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