lundi 30 août 2021

Les perroquets de la gnose


Un jour, une princesse éveilla son époux le prince et, par le truchement de ce dernier, toute la cité en vint à s'éveiller, si bien que même les perroquets chantaient dans leur cage ce chant qui valut à cette cité d'être renommée comme "Cité de la Science" : 

चितिरूपं स्वमात्मानं भजध्वं चेत्यवर्जितम् /

नास्ति चेत्यं चितेरन्यद् दर्पणप्रतिबिम्बवत् // ९९

चितिश्चेत्यं चितिरहं चितिः सर्वं चराचरम् /

यतः सर्वं चितिमनु भाति सा तु स्वतन्त्रतः // १००

तश्चितिं जनः सर्वे भासिनीं सर्वसंश्रयं /

भजध्वं भ्रान्तिमुत्सृज्य चितिमात्रसुदृष्टयः // १०१

citirūpaṃ svamātmānaṃ bhajadhvaṃ cetyavarjitam /

nāsti cetyaṃ citeranyad darpaṇapratibimbavat // 99

citiścetyaṃ citirahaṃ citiḥ sarvaṃ carācaram /

yataḥ sarvaṃ citimanu bhāti sā tu svatantrataḥ // 100

ataścitiṃ janāḥ sarve bhāsinīṃ sarvasaṃśrayaṃ /

bhajadhvaṃ bhrāntimutsṛjya citimātrasudṛṣṭayaḥ // 101 (Tripurārahasya, jñānakhaṇḍa, 4)

"Célébrez votre Soi

qui est la conscience vivante, 

sans contenu.

Tout ce dont on est conscient

n'est que conscience,

comme un reflet dans un miroir.

Ce dont on a conscience est conscience,

le Moi est conscience,

tout ce qui est vivant ou inerte 

est conscience,

car tout brille selon la conscience,

alors qu'elle brille selon elle-même.

Ô gens !

Célébrez donc la conscience

qui illumine tout et tous,

fondement de tout et de tous, 

après avoir abandonné l'égarement

et en voyant clairement que (tout)

n'est que conscience."

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"Célébrez", bhajadhvaṃ, "participez", "jouissez", "prenez part à", "aimez". De la racine BHAJ- qui donne aussi bhakti, l'amour divin, la dévotion, la participation d'amour. 

"Votre Soi", svamātmānaṃ, "soi soi-même", "le propre soi-même". La répétition des deux pronoms réflexifs possibles exprime fortement que la conscience, le divin, le Bien Souverain, est le plus proche, plus immédiat, plus proche qu'un fruit dans la paume de la main. 

"Qui est la conscience vivante", citirūpaṃ. Citi comporte un suffixe "i" qui exprime le dynamisme, le mouvement. Ce dynamisme est la "liberté" (svātantrya), l'indépendance, le pouvoir d'agir selon soi, sans avoir besoin d'un matériaux extérieur à soi ou d'un quelconque instrument. La conscience est liberté car elle se manifeste elle-même par elle-même, donc "vivante". Et même si cette manifestation comporte un aspect d'ignorance ou d'aveuglement, cet égarement fait partie intégrante de la conscience. Elle n'est pas soumise à l'ignorance. Au contraire, l'ignorance fait partie de la libre manifestation qu'est la conscience. En outre, la conscience n'est pas une lumière statique qui viendrait éclairer les choses et les êtres de l'extérieur, comme le soleil, mais c'est elle-même qui se manifeste ainsi. Les choses sont manifestées, et en même temps elles SONT cette manifestation, cette lumière que l'on appelle ici "conscience". La conscience EST manifestation, EST lumière manifestée et manifestante (prakāśa eva saṃvidyataḥ, "car la conscience EST manifestation/ EST lumière" dit Abhinavagupta dans la Vivṛiti, vol. 1, p.5). NB : ne pas confondre avec citi au sens de "amas", tas", "agrégat", etc.

cetyavarjitam, "sans contenu". Non que la conscience exclut nécessairement tout contenu, bien au contraire. Mais au sens où elle ne dépend pas de ce contenu. La conscience n'est ni ceci, ni cela, mais se qui se manifeste comme ceci et comme cela ; et aussi, ce qui se manifeste en l'absence de ceci et de cela. La conscience est ce qui se manifeste comme état de veille (ceci), de rêve (cela) et de sommeil profond (ni ceci, ni cela). Elle est le "fondement", la condition de possibilité de tout contenu, de tout objet, comme de l'absence de tout contenu. Elle est le "quatrième", l'expérience pure en dehors de laquelle il est impossible de rien expérimenter, percevoir ou concevoir. "Pure conscience" ne signifie pas "vide", mais "libre". La conscience n'est pas sans contenu, mais elle est libre de tout contenu, elle n'en dépend pas, mais au contraire, tout ce qui est contenu dans l'expérience dépend de l'expérience, synonyme de "conscience".

"comme un reflet dans un miroir", darpaṇapratibimbavat, car aucun reflet n'existe en dehors du miroir en lequel il apparaît. De même, rien, aucun contenu, aucun objet de conscience (cetya), aucune chose, concrète ou abstraire, absolument rien, même l'illusion, ne sont possibles indépendamment de la conscience, c'est-à-dire en dehors de l'expérience que l'on en a. Mais pour autant, le miroir ne détruit pas les reflets : c'est d'ailleurs la nature du miroir que de refléter, comme dit Abhinavagupta. Les reflets ne cachent pas le miroir ; le miroir ne dissout pas les reflets. Ainsi la conscience de l'unité (du miroir) est parfaitement compatible avec la conscience de la dualité (les reflets). Telle est la "suprême non-dualité" (parama-advaita) qui réconcilie ces ennemis que sont l'unité et la dualité.

Le troisième vers conclut : l'objet, le sujet et le monde entier sont conscience, citiścetyaṃ citirahaṃ citiḥ sarvaṃ carācaram. Réel ou irréel, tout est conscience, tout est expérience, anubhāvamātra, "purement et simplement expérience", rien d'autre. Même l'"autre" est conscience, car manifesté dans la conscience et par elle. Elle est la condition de possibilité de l'illusion elle-même, elle est nécessaire aux "fleurs dans le ciel" (khapuṣpādi), car la conscience d'une illusion, c'est encore la conscience. L'illusion ne saurait donc occulter la Lumière des lumières qu'est la conscience. "Conscience", vous l'aurez compris, ne désigne pas ici la pensée discursive ou les actes et les processus dont le sujet est conscient, c'est-à-dire sur lesquels il est capable de mettre des mots.

"après avoir abandonné l'égarement", bhrāntimutsṛjya, non pas l'illusion, non pas la dualité, mais l'égarement, l'erreur. Cette erreur est double : d'une part, n'avoir conscience QUE de la dualité, des choses, dans aucune conscience de l'unité : mais aussi, d'autre part, n'avoir conscience QUE de l'unité, en niant la dualité, la multiplicité, nier l'expérience de l'illusion. Encore une fois, réaliser la non-dualité ne consiste pas à rejeter la dualité, même si l'on reconnaît son caractère illusoire dans la mesure où, en vérité, la dualité n'a aucune existence indépendamment de la conscience, mais plutôt à reconnaître que la dualité (le sujet, l'objet, le monde) est la manifestation de la conscience.

Cela, il faut "le voir clairement", voir que tout est conscience. Il faut le voir avec certitude (niścaya), sans laisser place au doute, à l'alternative "peut-être que tout est conscience, ou peut-être pas". 




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