vendredi 3 septembre 2021

Le problème des sources

L'un des versets composés par Ramana et écrit de sa main en sanskrit

 La difficulté d'accéder aux enseignements des sages orientaux est négligée dans la spiritualité contemporaine. Le sanskrit, le tibétain, le chinois sont des langues difficiles. On ne considère que les discours dans nos langues, sans même se rendre compte des traductions ni de ce que cela implique.

Or, ceci est vrai pour des auteurs qui sont éloignés de nous dans le temps, comme Shankara ou Abhinavagupta, mais cela reste vrai pour des maîtres du XXe siècle, comme Nisargadatta Mahârâja et Ramana Maharshi. 

Ramana et Muruganar

Ce dernier, contrairement a une opinion reçue, a composé des œuvres écrites, a priori plus fiables que les compilations de paroles traduites par on-ne-sait-qui, sur la seule base de la mémoire, vu que Ramana n'autorisait pas les enregistrements et que les prises de notes étaient parfois limitées (voir cet article sur la fiabilité de ce type de sources ; Michael James est moins optimiste sur ce sujet).

Son œuvre écrite, donc, est principalement composée de cinq textes de connaissance de la non-dualité et de cinq poèmes dévotionnels. Outre ceci, nous avons la Collection des paroles du maître (Guruvacakakovai) qui comporte près de 1300 versets. C'est l'une des sources les plus importantes et les plus négligées de l'enseignement du sage d'Arunâcala. Elle a été composée par Muruganar, révisée et éditée par Ramana, puis publiée par Sâdhu Om. A ce jour, il n'en existe pas de traduction entièrement fiable. 

Muruganar

Pourquoi ? L'une des raison est que ce texte, comme toutes les œuvres de Ramana, a été composée en tamoul littéraire archaïque. Une langue très difficile, même pour des Tamouls, pleine de mots rares, de tournures allusives et de doubles sens. Le tamoul n'est pas une langue indo-européenne. En dehors des quelques mots sanskrits, elle ne donne guère de repères à un étudiant occidental ou même indien du Nord. Muruganar, l'ami ou le disciple le plus proche de Ramana était, comme Ramana, un poète et un lexicographe du tamoul ancien. Lire leurs poèmes, composés de concert, c'est comme lire Dante : passionnant mais très, très difficile. Paradoxalement, les mystiques de l'au-delà des mots sont souvent passionnés par les mots.

Voici, pour donner un premier crayon de cette difficulté, un exemple. Deux versions d'un même verset de la Collection des paroles du maître, que je traduis de l'anglais, ce qui pose déjà un problème :

"Toutes choses sont en réalité conscience. C'est quand elles sont connues comme conscience et sont absorbées entièrement dans notre Soi, qui est conscience, que les différences sont complètement annihilées, et votre véritable nature brille. Vous devriez savoir que telle est la délivrance incomparable." (436, trad. Venkatasubramaniam, Butler et Godman)

"Tout ce qui est connu devrait être connu comme étant seulement connaissance [qui les connait] et devrait fondre dans la Connaissance - Soi. Notre réalité même qui brille avec une telle intensité de repos en Soi, anéantissant entièrement toutes les différences, est la délivrance, l'état sans égal." (436, trad. James et Sâdhu Om)

Comme on voit, c'est très différent. S'il n'y avait pas une numérotation exacte et fiable, il serait même impossible de dire quels sont les versets qui se correspondent. Et pourtant, Ramana est mort en 1950, il n'y a pas si longtemps ! Et cette œuvre a été publiée en entier et en tamoul, dans les années 70. Voilà pourquoi les auteurs plus anciens employaient différents dispositifs dans l'espoir d'éviter les déformations.

Muruganar et Sadhu Om

Pour les auteurs majeurs du néo-advaita indien, comme Ramana (tamoul), Nisargadatta (marathe) ou Krishna Menon (malayalam), nous n'avons aucune étude sérieuse, pas plus que de traductions rigoureuses. La compréhension fine et fiable de leur enseignement reste donc impossible ou hasardeuse. 

L'accès aux sources originales, voire originelles, est donc une quête, loin d'être une évidence qui va de soi. Cet accès dépend d'intermédiaires, comme dans le jeu du téléphone arabe, comme dans tout commerce, ou presque. 

Voilà pourquoi je pense que l'on devrait s'intéresser davantage aux mystiques français du XVIIe et réaliser notre chance de pouvoir accéder à des enseignements essentiels dans notre langue natale.

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