dimanche 5 février 2023

Parole endormie, parole éveillée


 

En Inde, comme en Europe et dans toutes les cultures que je connais, la parole a valeur d'âme. Sans elle, le néant même ne saurait être dit, il ne peut pas même être "néant". Sa propre impuissance n'est impuissante que par la puissance de la parole.

En Inde, la parole est à la source des termes qui désignent l'absolu.

Âtmâ est d'abord le souffle, lequel fait corps avec la parole.

Brahman, l'absolu, désigne d'abord une formule, souvent une énigme, une équation entre macro et microcosme.

Akshara, l'Impérissable, désigne la syllabe ou plutôt le phonème, manifestation de la parole.

Nâda "la Résonance" est d'abord le signe graphique qui indique la résonance nasale, de même que bindu, "le Point". De même, visarga, l'extase créatrice, union de Shiva et Shakti, est d'abord le signe, fait de deux points, qui indique une légère expiration du souffle.

Le Tantra se nomme lui-même "voie du Mantra". Dans le Veda, le mantra désigne le verset poétique : encore une parole. Parole et pensée sont inséparables.

La parole est créatrice. "Je suis" est l'acte primordial. A est la première lettre ; HA est la dernière. Ainsi, l'être et la conscience d'être s'unissent et, par leur union, engendrent toutes choses. Ils s'unissent dans le Point M : AHAM, "Je suis".

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Cependant, il existe plusieurs états de la parole. Il y a la parole agitée, claire aux sens mais limitée par les conventions : la parole articulée. En amont, cette parole discursive est parole visionnaire, globale, source de la parole poétique, puissante. L'action corporelle est aussi parole : elle en est le prolongement dans le monde commun. 

La parole profane est endormie, elle est la Kundalinî inachevée. Parfaite en puissance, mais actuellement inaboutie, enroulée en elle-même. L'enroulement de la spirale est l'image du potentiel, d'un état endormi. Notre Kundalinî, notre conscience, notre parole, est éveillée, sans quoi il n'y aurait aucune expérience. Mais elle est partiellement éveillée seulement. A mi-chemin entre le néant et l'éveil, elle attend son propre réveil. 

La parole éveillée est poésie, parole efficace, parole qui s'élance du bruissement par-delà les mots, vers le frémissement au-delà du langage. Elle passe par les lettres, mais ne s'y arrête pas, sauf pour les rêves tourmentés que sont nos existences ordinaires. La vie passe par le corps et retourne à la vie, sans s'arrêter au corps.

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Le souffle expiré est la parole qui donne. Le souffle inspiré est la parole qui reprend. Entre les deux, le souffle égal est la parole qui équilibre. 

Cependant, comme le sommeil profond, ce souffle égal n'est pas l'éveil. De même, le sommeil profond, sans rêves, est bien unité pure. Mais l'unité pure n'est pas l'éveil. L'expérience de l'unité pure sans aucune différence n'est pas l'éveil

L'éveil est quand la conscience s'éveille à elle-même dans ce silence homogène du sommeil profond, ou dans l'agitation du rêve. Le souffle devient alors vertical. Un feu prend, une étoile s'allume dans la nuit. Il consume tout avant d'engendrer une nouvelle création, celle de la vie éveillée. Le vide se met à vibrer : Je suis. 

Le sommeil profond n'est qu'un état que la conscience, absolue liberté, joue à manifester. L'éveil n'est pas l'unité pure du sommeil profond. Certes, il n'y a pas plus "un" que le sommeil profond, ou l'évanouissement, ou le coma, ou la mort. Mais l'éveil n'est pas cet état indifférencié. 

L'éveil est la conscience qui se reconnaît, comme quand je me réveille d'un rêve, comme quand je reconnais mon visage, comme quand je sens soudain ma main en train de sentir les gouttes de la pluie. Or, nulle reconnaissance n'est possible sans parole. Donc l'éveil lui-même est manifestation de la parole. L'éveil n'est pas un état d'unité simple, mais un acte de retour sur soi, de ressenti de soi, de ressaisissement de soi, de réflexion, de... conscience, de soi. Je suis.

Tel est, du moins, l'enseignement du Veda et du Tantra.

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