vendredi 25 août 2023

Toute conscience de soi est-elle duelle ?



Toute conscience de soi est-elle duelle ?

A travers les lieux et les temps, les problèmes, les thèses et leurs arguments sont semblables. Ceci n'est guère étonnant, car après tout, nous vivons dans la même réalité et nous sommes doués de la même faculté rationnelle.

Un exemple important de cette similarité de la pensée est le problème de savoir si toute conscience  de soi implique nécessairement une dualité, une séparation entre la conscience comme sujet qui prend conscience, et la conscience comme objet de cette prise de conscience.

En Inde, Nâgârjuna est de l'avis que la conscience de soi implique nécessairement un dédoublement, une dualité. Le résultat de la conscience de soi, ce sont donc deux consciences. Il en va de même pour tout acte de conscience réfléchie, pour toute cognition qui prend pour objet une autre cognition, ou bien qui se prend elle-même pour objet. La conscience est comme une épée qui ne peut se couper elle-même.

Asanga et l'idéalisme bouddhique sont d'un avis contraire. La conscience de soi implique une seule conscience. Le sujet et l'objet y sont deux aspects d'une seule et même cognition. Quand je prend conscience de moi, de la conscience, je reste une seule conscience. Je ne me dédouble pas en deux consciences, l'une qui serait l'objet de l'autre. La conscience est comme une lampe qui, en éclairant ce qui l'entoure, s'éclaire elle-même.

En Europe, nous retrouvons une alternative similaire. D'un côté, certain platoniciens auxquels Plotin fait allusion ; puis Plotin lui-même qui affirme que toute conscience de conscience implique une dualité. De l'autre, ce même Plotin qui, dans son traité Contre les Gnostiques, soutien que l'Intellect ne se dédouble pas quand il s'intellige. Au passage, je me permet de suggérer qu'"Intellect" peut être traduit, ne serait que provisoirement et en tant qu'expérience passagère, par "conscience". Cela ouvre en effet des portes de compréhension. Pour ma part, je pense que l'Intellect correspond sur de nombreux points à ce que le Tantra nomme samvit, et que l'on traduit par "conscience".

Si la conscience de soi est dualité, alors l'on est amené, comme le fait remarquer Plotin, à poser une troisième conscience ; on glisse ainsi dans une régression à l'infini, si bien que la conscience devient impossible. Or, elle est nécessairement possible, puisqu'elle est la condition de possibilité de toute expérience. Donc la conscience de soi est elle aussi possible, sans impliquer une dualité. Au plus, devons-nous parler d'une distinction verbale entre l'aspect de conscience qui est sujet, et celui qui est objet, comme l'on fait les partisans de l'idéalisme bouddhique.

Donc, toute conscience de soi n'est pas "duelle", n'implique pas nécessairement un dédoublement en deux entités réellement séparées, l'une objet de l'autre. Il n'y a qu'un seul acte de conscience de soi, dans lequel nous pouvons distinguer, a posteriori, deux aspects.

dimanche 20 août 2023

Transcendance ou synthèse ?


 L'enseignement de Shiva (shaiva-dharma) décrit trente-six éléments ou plans de conscience qui composent le réel. L'élément ou plan ultime est Shiva, Dieu en sa transcendance. 

Mais pourquoi pas un trente-septième ? En effet, si Shiva est transcendant, l'immanence ne fait-elle pas alors défaut ? Et donc, au-delà de Shiva, ne faut-il pas (contre)poser Bhairava, trente-septième élément qui est à la fois tout et au-delà de tout ? Car c'est cela, l'absolu : la synthèse de l'immanence et de la transcendance. A la fois tout et au-delà de tout. Abhinavagupta pose donc un trente-septième plan de conscience, supérieur car plus complet. Il explique en effet dans le premier chapitre de sa Lumière des tantras que, plus la conscience est complète, plus elle est libre.

Soit. Mais alors, pourquoi pas un trente-huitième niveau ? Et de fait, selon la tradition de Kâlî (distincte de la déesse populaire du même nom), il y a un trente-huitième plan de conscience, celui de la Déesse absolue, "Celle qui dévore le Temps", le Grand Vide qui engloutit tout, y-compris la dualité entre dualité et non-dualité. 

Mais alors, pourquoi pas un trente-neuvième niveau ? Encore au-delà un quarantième ? Et ainsi de suite, sans fin ? Abhinavagupta répond que cela est impossible. Car ce trente-neuvième niveau, c'est seulement le trente-septième niveau prenant pour objet le trente-huitième. Ou l'inverse. Shiva qui réalise Shakti, ou Shakti qui réalise Shiva. Impossible d'aller au-delà de l'au-delà car, en d'autres termes, tout se réduit au jeu de deux entités : le sujet et l'objet, personnifiés par Shiva et Shakti.

Ainsi, il n'y a pas de régression à l'infini. En outre, la transcendance n'est pas supérieure à l'immanence. 

Ce qui est supérieur, c'est plutôt la synthèse entre transcendance et immanence. A la logique du "Ou bien... ou bien..", le Tantra préfère une dialectique du "A la fois... et...". Cela évite une régression à l'infini stérile, un indigeste mille-feuille métaphysique. Ce qui importe n'est pas de transcender, mais de réaliser la non-dualité. Cette non-dualité n'est pas l'antithèse de la dualité, mais la synthèse de la dualité et de l'unité. Autrement, on reste dans la dualité, même si on revendique la non-dualité. Nous sommes ainsi invités à changer notre manière de penser.

Tel est le choix du Tantra, distinct de celui du Vedânta.

On retrouve ce même problème dans la tradition platonicienne. D'un côté, Jamblique et, surtout, Damascius, optent pour la transcendance. Ainsi, Damascius pose un principe antérieur au premier principe, à l'Un donc, qu'il nomme l'Ineffable. Mais on peut alors poser un principe encore plus simple, plus ineffable, plus absolu, et un autre, et puis un autre, et ainsi de suite, à l'infini. La pensée se dissout alors dans le chaos.

C'est pourquoi Proclus préfère en rester à l'Un comme principe ultime, tout en s'efforçant de montrer comment l'Un est à la fois transcendant et immanent. C'est là l'un des traits communs entre Proclus et Abhinavagupta, parmi d'autres. 

 Nous retrouvons dans d'autres traditions encore cette même alternative entre une pensée de la seule transcendance et une pensée de la synthèse : entre Nâgârjuna et Asanga ; entre Balyânî et Ibn Arabî, etc. 

En d'autres termes, il y a une hiérarchie d'états de conscience. Mais l'état suprême n'est pas un état de transcendance ; c'est plutôt un état de synthèse, qui à la fois transcende et embrasse tous les états de conscience. Et ceci vaut pour tous les couples de contraires comme, par exemple, pour le personnel et l'impersonnel, l'individuel et l'universel. 

Le chemin spirituel, dès lors, n'est plus un chemin à deux temps ("ignorance/connaissance", "ne pas comprendre/comprendre", etc.) mais une danse à trois temps, comme dans nos bonnes vieilles dissertations. 

vendredi 4 août 2023

"Au-delà des mots"


On entend ce mantra : "C'est au-delà des mots !", comme si c'était un argument sans réponse.

Or, me vient ceci :

il y a ce qui dépasse la pensée. L'ineffable par excès. L'Un pur.

Mais il y a aussi ce qui est impensable. L'indicible par défaut. Le Multiple pur.

Par exemple, une idiotie telle qu'elle ne se peut penser, comprendre, dire. Elle est indicible.

Donc :

L'expérience de l'absolu ne peut se dire, jamais. Mais ce qui ne peut se dire n'est pas nécessairement une expérience de l'absolu. Ce peut être une expérience qui ne peut pas se dire parce qu'elle est trop fragmentée, chaotique, violente, agité, désordonnée, absurde ou stupide. 

Tout ce qui dépasse les possibilités du langage ne marque pas une expérience de l'absolu.

En pensant autrement, je pense mal, je commet l'erreur logique "A implique B, donc B implique A" (proposition contraposée en forme de négation de l'antécédant, donc sophisme ; par exemple "Les gens qui disent la vérité sont rejetés ; or, il est rejeté ; donc il dit la vérité").

Donc,

le simple fait de dire "c'est au-delà des mots" peut signifier que l'on parle d'une expérience de l'absolu. Ou bien... que l'on se sait pas parler, que l'on est imbécile, où que l'on parle d'une chose trop bête, idiote, inintelligente.

Il n'y a pas que l'absolu qui est au-delà des mots. Il y a des actes, des choix, des expériences qui sont au-delà des pouvoirs de la parole, et qui pourtant ne sont pas des expérience de l'Un, du Bien, du Beau absolu, de l'unité, de la non-dualité, etc.

Donc,

répéter bêtement que "c'est au-delà des mots" comme si c'était un argument, est parfois un simple témoignage de bêtise. "Au-delà de l'intellect"... encore faut-il en avoir un, d'intellect. Avoir des capacités cognitives suffisantes, les nourrir et ainsi les développer. Les voies "non dualistes" rejettent tout moyen de connaître l'absolu autre que la connaissance. Mais ces voies ne rejettent pas les moyens qui préparent à cette connaissance. Si je suis incapable de me concentrer, de retenir, de m'abstraire, etc., je suis incapable d'entendre, de réfléchir, de réaliser. Ou bien, même si j'entends, je comprendrai mal, ou partiellement. Ou alors, même si je comprends bien, cela ne restera pas.  

Donc il importe d'exercer son discernement.


jeudi 3 août 2023

Le premier instant dans le platonisme



Si le Tout est tout, demande Damaskios (458-533), alors il n'y a rien en dehors de lui. Mais alors, il n'y a pas de principe du Tout. Dans ce cas, rien n'a de principe. Mais si le Tout a un principe, il n'est plus tout. 

A côté de cette aporie, il chercher à repérer le passage de l'Un au Multiple, l'infiniment subtil coulée de l'Un aux autres, car ce serait saisir comment de l'Un peut surgir autre chose que l'Un. Mais, avant de se multiplier, ces multiples sont encore indifférenciés, un Multiple a l'état pur, encore indifférencié de sa source unique :

"Saisir la procession à sa source ce serait, s'il était possible, saisir le moment où les autres essaient d'être autres sans parvenir encore à se différencier les uns des autres. C'est ce premier effort que Damascius voudrait nous faire pressentir - ou soupçonner - à l'origine des choses. 

Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte. Entre le silence et la parole, il y a le désir de s'exprimer et l'effervescence intérieure qui accompagne le désir. Entre l'indistinct et le distinct, il y a le moment où la distinction est en train de s'opérer. 

Ce moment intermédiaire, Proclus et Damascius l'ont appelé la vie."

Ce passage est extrait de Des Premiers principes, apories et résolutions, par Damaskios, traduit par Marie-Claire Galpérine, chez Aubier, 1987.

Je retiens "Nous ne pouvons le penser. Mais, de ce principe, comme des autres principes, l'indicible et l'un, nous portons en nous l'image. Nous avons l'expérience d'un état de plénitude qui n'arrive pas à donner naissance à une idée distincte."

Cette idée est extraordinaire, rare entre toutes. Je la retrouve dans la traditions du Kâlî-kula, dans son interprétation cachemirienne et dans quelques échos au sein du bouddhisme tantrique. 

Idée du premier instant, de l'élan initial, de la source prise en son jaillissement originel. Une idée qui vivra encore dans la théologie mystique chrétienne. Elle pointe vers le "je suis" (aham-bhâva en sanskrit), le pur ébranlement, la vibration simple, source de tous les mouvements, l'émotion qui est l'existence même, l'acte d'être à la racine de toutes les actions, une plénitude dont tout mouvement, toute joie, tout émerveillement en ce monde est comme un débordement. C'est aussi la vie pure (prânana), le respire indistinct du frémissement immobile qui, en ralentissant, devient pulsation du cœur, souffle et autres mouvements des corps.

Ce mystère, cet instant du Big Bang, nous en faisons l'expérience. Lors de n'importe quel commencement. Nous le ressentons quand un mouvement commence, n'importe quel mouvement. Une parole, un geste, un éternuement. Une émotion soudaine. C'est cela que la tradition du Cachemire nomme "éclosion" (unmesha), éveil, ouverture des yeux, expansion. Se rendre attentif à cet élan est la "méditation", la pratique de l'éveil. Parce que cela doit être fait sans égocentrisme, c'est aussi l'adoration. Ce que les mystiques nommeront "amour pur".

Cette manière de faire des ponts entre ce qui se rapporte au divin et ce qui relève de l'humain est ce qui caractérise la reconnaissance : reconnaître le divin en soi, comme un reconnaît un être extraordinaire dans un visage ordinaire, comme on se rappelle que l'on porte les lunettes que l'on cherche, comme on réalise la chance d'être en vie. Philosophie de la reconnaissance (pratyabhijnâ) développée par Utpaladeva et d'autres, à la fois poètes, philosophes et mystiques. De même qu'il y a un moment où l'Un est déjà Tout, où le Tout est encore Un, de même il y a ce passage où l'amour et la connaissance participent de la même fête, qui commence maintenant dans un silence éblouissant.