A travers les lieux et les temps, les problèmes, les thèses et leurs arguments sont semblables. Ceci n'est guère étonnant, car après tout, nous vivons dans la même réalité et nous sommes doués de la même faculté rationnelle.
Un exemple important de cette similarité de la pensée est le problème de savoir si toute conscience de soi implique nécessairement une dualité, une séparation entre la conscience comme sujet qui prend conscience, et la conscience comme objet de cette prise de conscience.
En Inde, Nâgârjuna est de l'avis que la conscience de soi implique nécessairement un dédoublement, une dualité. Le résultat de la conscience de soi, ce sont donc deux consciences. Il en va de même pour tout acte de conscience réfléchie, pour toute cognition qui prend pour objet une autre cognition, ou bien qui se prend elle-même pour objet. La conscience est comme une épée qui ne peut se couper elle-même.
Asanga et l'idéalisme bouddhique sont d'un avis contraire. La conscience de soi implique une seule conscience. Le sujet et l'objet y sont deux aspects d'une seule et même cognition. Quand je prend conscience de moi, de la conscience, je reste une seule conscience. Je ne me dédouble pas en deux consciences, l'une qui serait l'objet de l'autre. La conscience est comme une lampe qui, en éclairant ce qui l'entoure, s'éclaire elle-même.
En Europe, nous retrouvons une alternative similaire. D'un côté, certain platoniciens auxquels Plotin fait allusion ; puis Plotin lui-même qui affirme que toute conscience de conscience implique une dualité. De l'autre, ce même Plotin qui, dans son traité Contre les Gnostiques, soutien que l'Intellect ne se dédouble pas quand il s'intellige. Au passage, je me permet de suggérer qu'"Intellect" peut être traduit, ne serait que provisoirement et en tant qu'expérience passagère, par "conscience". Cela ouvre en effet des portes de compréhension. Pour ma part, je pense que l'Intellect correspond sur de nombreux points à ce que le Tantra nomme samvit, et que l'on traduit par "conscience".
Si la conscience de soi est dualité, alors l'on est amené, comme le fait remarquer Plotin, à poser une troisième conscience ; on glisse ainsi dans une régression à l'infini, si bien que la conscience devient impossible. Or, elle est nécessairement possible, puisqu'elle est la condition de possibilité de toute expérience. Donc la conscience de soi est elle aussi possible, sans impliquer une dualité. Au plus, devons-nous parler d'une distinction verbale entre l'aspect de conscience qui est sujet, et celui qui est objet, comme l'on fait les partisans de l'idéalisme bouddhique.
Donc, toute conscience de soi n'est pas "duelle", n'implique pas nécessairement un dédoublement en deux entités réellement séparées, l'une objet de l'autre. Il n'y a qu'un seul acte de conscience de soi, dans lequel nous pouvons distinguer, a posteriori, deux aspects.