vendredi 3 septembre 2010

Par-delà Bien et Mal

Extrait d'un texte important mais, mais peu lu. Il est associé au Guhyasamâjatantra de la tradition "de Nâgârjuna". Mais sa portée est très générale. Voir aussi un extrait précédemment publié, sur la même question :


Ce que les naïfs tiennent pour vrai

Est précisément ce que les yogins tiennent pour faux.

Celui qui comprend cela

N’est ni asservi, ni délivré.

Ceux qui pensent en termes de samsara et de nirvana

Ne voient pas la réalité.

Ceux qui ne pensent pas en termes de samsara et de nirvana

Voient la réalité.

Car c’est le doute (vikalpa)

Ce grand démon qui nous emporte dans l’océan du samsara.

L’absence de doute délivre les magnanimes

Des liens de l’existence.

Les (naïfs) sont paralysés par le poison de la peur (shankâ)

Comme des hommes pas un poison.

Celui qui a de la compassion doit la mettre en œuvre

Après avoir extirpé cette (peur).

De même qu’un cristal limpide

Est coloré par les couleurs d’autres (objets)[1],

De même, ce joyau qu’est l’esprit

Est conditionné par des passions[2] imaginaires.

Une fois distingué de l’ordinaire des passions imaginaires

Ce joyau qu’est l’esprit

(Se dévoile être) pur depuis toujours,

Sans naissance, sans nature propre, limpide.

Ce que les naïfs s’interdisent,

On doit le faire avec zèle,

Identifié à sa divinité tutélaire,

Car c’est ainsi que l’esprit sera purifié.

Pour le yogin dont les intentions sont pures,

(Même si son esprit) est subjugué par ce poison qu’est le feu de la passion,

Le désir qu’il nourri envers les femmes désirables

Est de fait un désir qui le conduit à être délivré des désirs.

De même, si on s’imagine être un garuda

Ce garuda peut ingérer le poison (sans en souffrir).

On a alors neutralisé le poison.

On ne sera donc pas terrassé par lui.

Et de fait, la tradition rapporte

Que celui qui (imagine) une roue de douze lieues

Tournoyant au-dessus de sa tête,

Celui-là est purifié (de ses péchés) dès lors qu’il aura produit l’esprit d’éveil.

A partir du moment où l‘esprit d’éveil est produit

Rien n’est interdit

A celui qui vise le parfait Eveil

Dans l’intention de délivrer le monde.


Aryadeva, Traité pour la purification de l'âme (Cittavishuddhiprakarana)

P.S. :
Joy Vriens, dans un commentaire ci-dessous, rapproche le débat bouddhique sagesse VS méthode du débat qui opposa, dans la France du Grand Siècle, les partisans du quiétisme (en fait, ils parlaient de "pur amour") aux défenseurs des œuvres. Bossuet, leur, champion, n'était pas contre un dépassement des œuvres et des limites imposées par l'Église "extérieure", mais ce dépassement ne pouvait être que purement intérieur. On trouverais également des équivalents en Inde, dans le bouddhisme et ailleurs. L'accomplissement de la méthode autorise-t-il à se passer de cette méthode ? Mais alors, qui donnera l'exemple ? Ou même - question plus radicale - toute méthode n'est-elle pas un arrêt, un détour inutile, voire un obstacle ? Ces questions sont universelles. Si vous avez le temps, jetez un coup d'œil sur les Dialogues posthumes sur le quiétisme du sieur La Bruyère :





[1] Qui se trouvent derrière ou sous lui.

[2] Jeu de mots sur râga, à la fois couleur et passion, « couleur émotionnelle », conditionnement, ambiance, atmosphère.

1 commentaire:

  1. Bonjour David,

    Un vent soixante-huitard souffle sur la Vache cosmique :-)

    Il me semble que c'est important de garder à l'esprit le contexte dans lequel les tantras, ou ce tantra est apparu. A qui s'adressent-ils ? Qui sont ces naïfs qui s'interdisent pleins de choses ? La réponse est dans la question : des gens qui suivent des observances, des moines, des samnyasin etc. qui croient que la libération est dans la méthode. Il suffit de suivre la méthode pour se libérer. Les adeptes de la "toute vacuité" (śūnyavādin) et les Prajñāpāramitā ont ensuite fait ébranler cette certitude et une attitude provocatrice est apparue vis-à-vis des anciennes méthodes dans le but de sensibiliser et libérer ceux emprisonnés dans des interdictions, "les naïfs". Ne sommes-nous pas toujours les naïfs de quelqu'un d'autre ?

    Puis, les actes interdits sont consacrés et divinisés et dorénavant permis aux naïfs à condition qu'ils s'identifient à la divinité tutélaire. La licence d'identification à la divinité est fournie au licencié par un donneur de licence dans le cadre d'un contrat de licence (samaya). Les "actes de liberté" sont bien encadrés par le contrat de licence et à condition de chercher l'éveil afin de délivrer le monde. La fin justifie les moyens. Des chaines divins, des chaines en or dirait Advayavajra, mais toujours des chaines.

    Tout comme les premiers naïfs se sont enfermés dans une méthode d'interdictions, on peut avoir l'impression que les deuxièmes naïfs s'enferment dans une méthode de liberté conditionnelle ou conditionnée. Les instructions de Saraha s'adressent aux deux types de naïfs (c'est ainsi qu'il les appelle). Puis, ceux qui voulurent aller au bout de la logique de Saraha se sont fait accuser de quiétisme. Et ainsi de suite… La foi et les oeuvres, les œuvres et la foi, l'éternel débat...

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