mercredi 24 novembre 2010

La transparence parfaite

Suite de l'enseignement du paysan bouddhiste Kuddâla :

"Mais cette extraordinaire

Conscience non duelle

N'est pas non plus une expérience neutre ![1]

Immaculée,

Sans nul baratin[2],

On dirait l'espace. 27

Affranchie de la cage des concepts

La (conscience) non duelle, inconcevable, est suprême.

Grâce au procédé alchimique de la (conscience) non duelle

Les (substances ordinaires) faites de bois, de pierre et de boue 28

Deviennent le visage de la divinité.

C'est elle que donne à voir le vénérable Bhadra.

Comme elle est une,

Tous les aspects (de la déité) ont (en elle) la même saveur,

Celle de la parfaite compassion

Qui (unit) la sagesse et les moyens (habiles).29

Oui, c'est bien dans cette (vision) qu'est réalisée

La conscience non duelle,

Le parfait bien être,

Au-delà des noms et des formes,

Dépourvue de parfum, de contact et autres (perceptions). 30

La conscience non duelle est la substance de toutes choses[3].

Limpide, elle est ce qu'il y a de plus excellent.

Délivré de tous les concepts,

Il n'y a pas en elle de sujet ni d'objet.[4] 31

État naturel d'une transparence parfaite,

La (conscience) non duelle est l'ultime retraite.

Sans production ni destruction,

Elle est la base[5] indestructible. 32

C'est elle, la mahāmudrā absolue,

La connaissance non duelle, la meilleure des connaissances.

On dit qu'elle est le cœur[6], le fondement[7]

Des qualités comme des défauts. 33

En cette conscience qui pénètre tout,

Naturellement (pareille à) une mer calme,

La connaissance naît spontanément.

Il n'y a rien à cultiver. 34

Parce qu'elle est inconcevable,

Elle est le domaine non duel des Éveillés[8],

Des plus limpides, parfaite transparence,

Sans qu'il n'y ait en elle la moindre chose à cultiver

Ni personne pour la cultiver. 35

Tout voir sans concept :

Telle est bien la sublime

Vision du bonheur[9].

Corps de Vajrasattva et des autres,

Elle est l'essence de la multitude des divinités. 36

Elle est l'archétype des Éveillés[10]

Et de tous les maṇḍalas des yoginīs,

De tous les Rois de courroux

Comme des reines de science. 37

En vérité, elle est bien la roue du maṇḍala divin,

Forme de lumière sans défauts, cime des sūtras,

Douée de la conduite juste comme de la sagesse[11] des perfections. 38

Elle est la règle du cœur[12],

L' (essence des) formules magiques des divinités féminines et masculines,

Tout comme l'essence des pouvoirs surnaturels[13].

En vérité, elle incarne la totalité de l'enseignement des tantras :

Aussi bien est-elle le maṇḍala et le rituel d'offrande au feu ! 39

Se révélant pas à pas,

Elle se manifeste comme

Rituel d'adoration et de récitation,

Puis comme doctrine śivaïte, solaire[14], jaïn et vaiṣṇava[15]. 40

Elle se révèle comme parole de référence

(Sous la forme du) Véda, puis,

Finalement, comme union avec le domaine des Omniscients,

Cette (conscience) inconcevable et sans concepts. 41

On la nomme "excellente à tous égards",

Car la (conscience) non duelle est pareille

A une pierre philosophale (qui exauce tous les souhaits).

C'est par elle et elle seulement

(Que tous les yogins) réalisent

Les pouvoirs divins.

Elle est le collyre magique[16],

Elle est tout cela :

Magie des dryades[17], pilule magique[18], bâton de pouvoir[19] et caverne d'Ali Baba[20].

Tout est réalisé spontanément

Par la foi sans concept. 42-43

L'adepte des mantras

Ne doit pas cultiver quoi que ce soit.

Il ne doit pas même cultiver l'état naturel.

Que voit-il ?

Ni Éveillé, ni Śiva, ni Vainqueur[21]. 44

Il ne perçoit rien, en vérité,

Ni forme, ni rien de coloré,

Ni corps divin naturellement immaculé

Doué d'une forme magique,

Ni forme de claire lumière naturelle

Qui (serait) la manifestation du bonheur

De l'éternelle félicité.

(Bien plutôt), il voit, (comme en) un miroir, un tour de magie,

Sans corps, sans parole ni esprit.

C'est la forme (même) du bonheur, ultime félicité,

Parfait bien être toujours épanoui :

Voilà ce que l'on peut dire des noms et des formes

Au moyen d'une instruction verbale. 45-47

Autrement, nul ne peut dire

Ce qui dépasse les chemins de la parole.

Le but (tant) désiré ne peut être atteint

Par une doctrine qui fait de l'action le but.[22] 48

Au contraire, le vénérable Bhadra

Dévoile la vanité du rituel d'adoration..."[23]

Kuddāla[24], Instructions sur la méthode de la (conscience) non duelle inconcevable (Acintya-advaya- [jñāna]-krama-upadeśa), 1-8 (l'édition dont je dispose comprend 124 stances).


[1] "neutre" : madhyamā, médiocre, qui laisse indifférent; aussi "commune", "partagée". Peut-être une allusion à un certain Madhyamaka.

[2] Niṣprapañca : sans verbiage, sans baratin, sans mensonges, sans boniment. Prapañca désigne aussi la prolifération des plantes, lianes, racines et autres végétaux.

[3] dharma-dhātu : cette traduction peut sembler extravagante pour les Tibétains, mais dhātu a bien le sens de "matière première", "élément", "substance", "matériau", "étoffe".

[4] grāhya-grāhaka : "ce qui prend et ce qui est pris", ou "ce qui croit et ce à quoi il croit". Derrière cette expression, il y a l'idée que le sujet est conditionné par l'objet autant qu'il le conditionne. J'écris dans le même acte par lequel je suis écris sur le livre sans substance de l'esprit (citta). En attachant tel concept à mon identité, je m'attache à ce concept. "Tel est pris qui croyait prendre". On place une orange dans une boîte pourvue d'un trou juste assez large pour laisser passer la main d'un petit singe. Le singe désire l'orange. Mais son emprise est cela même qui le fait prisonnier de la boite. Il peut retirer la main, mais pas la main avec l'orange.

[5] ālaya : la base. Avec le fond (bhitti) cette notion se retrouve dans tous les non dualismes issus du terreau indien.

[6] citta : ici pris en son acception positive de cœur, d'essence.

[7] ādhāra : conjecture d'après texte corrompu.

[8] On peut comprendre, par ce jeu de mot (le texte en est littéralement tissé), que la conscience non duelle (advaya) est le domaine exclusif (advaya) des Éveillés.

[9] Ou bien : "la célèbre (mais pourtant) facile rencontre".

[10] bimba : elle est l'original dont les Eveillés sont autant de reflets (pratibimba) comme la lune dans les eaux.

[11] naya.

[12] Notion typiquement kaula. La règle, la directive (codana, samaya, ājñā) sont la boussole du disciple. Dans la perspective kaula, ce cœur qui tient lieu de guide est la conscience non duelle, naturelle. Au-delà du maître physique, on est invité à s'abandonner au maître "ultime", "naturel".

[13] Glose pour mantramudrāḥ tathā vidyāḥ : je suis ici l'interprétation kaula. Les mantras sont les dieux, les vidyās les déesses. Ils incarnent la connaissance. Les mudrās sont plutôt l'incarnation de l'action, de l'efficience du Cœur.

[14] saura : les adeptes du soleil. Secte tantrique disparue, mais dont l'existence est attestée.

[15] Adeptes de Viṣṇu.

[16] Qui permet de voir les trésors cachés sous terre. Pratique.

[17] Sortes de nymphes sylvestres.

[18] Pour l'immortalité, pour voler, etc. Mais peut contenir du mercure, "le sperme de Śiva". Marco Polo raconte que les yogins mourraient souvent de ces expérimentations, comme d'ailleurs le premier Empereur de Chine.

[19] Litt : "pied de lit", sceptre magique, utile pour diverses opérations.

[20] pātāla : "caverne" des enfers ou grotte ou les dragons (nāga) gardent leurs trésors; en fait, je ne comprend pas ce passage.

[21] Désigne ici les êtres libérés selon le jaïnisme.

[22] Traduction hautement conjecturale, en remplaçant tava līlayā par naiva prāpitam...

[23] Encore des conjectures. Tout ce passage me paraît difficile, mais peut-être la juste traduction paraîtra t-elle évidente à plus sagace : pūjā-rahasya-kālam.

[24] Litt. "faucille","balayette", "millet", autre nom de la ville de Mangalore au Karṇātaka, nom du Bouddha dans l'une de ses vies antérieures. Désigne ici un mahāsiddha.

1 commentaire:

  1. L'Homme est un éternel incorrigible. Sans cesse à manipuler des concepts et à échafauder des théories toujours plus vertigineuses.
    Avec poésie ou sous couvert de science, il invoque des puissances, tantôt rationnelles, tantôt surnaturelles.
    Une théorie en remplace une autre, un paradigme évacue un passé de certitudes accumulées, un coup de génie ridiculise les affirmations les plus évidentes, etc.
    Ce texte comme beaucoup d'autres me donnent bien plus l'impression de semer le trouble et la zizanie dans l'esprit du chercheur.
    Trop sensuel à mon goût, trop incarné ; trop romantique peut-être.
    Décidément les mots ne livrent rien ou pas grand chose. Tout repose sur le substrat du verbe. Mais tout n'est rien, ou pas grand chose ? Attention la nuance est d'importance.
    Je n'y vois que lyrisme et esthétisme désuet. De quoi se crisper l'âme à force de rituels ésotériques désespérés (voire désespérants) pour finalement apercevoir la "forme du bonheur, ultime félicité".
    C'est un joli texte. Comme le sont des milliers d'autres. Intéressant sur le plan de la forme. Du reste, il n'atteint pas au vrai selon moi.

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