mercredi 19 octobre 2011

Comment tuer le Temps ?

Bhairava, Bhaktapur


Suite à l'hymne qu'il adresse à la Déesse,  Bhairava demande dans quel but tous ces héros et ces yoginīs sont venus dans ce sanctuaire de la grande terreur.
La Déesse lui rétorque "Tu es le Seigneur suprême : tu es toi-même la réponse ! A quoi bon répondre ?" Pourquoi Bhairava demande t-il à la Déesse quelle est sa propre nature ? N'est-ce pas ridicule ?

Quelque peu intimidé, le Grand Terrifiant avoue alors que la Déesse est sa propre conscience de soi (svavimarśabalena), elle est la connaissance que Dieu a de lui-même. C'est elle, la réponse. Sans elle, tout se passe comme si Dieu n'existait pas, comme s'il était plongé dans le coma. Même s'il était infini éternel, etc., il serait, au fond, comme une pierre, dépourvue de la moindre liberté, indifférente comme un cadavre. Ce qui fait une différence, ce n'est pas Dieu, c'est cette conscience, ce pouvoir d'émerveillement, qui fait que Dieu est Śiva ("bienfaisant") et non une simple abstraction stérile. La réponse est donc le Cœur de la Déesse, son âme, sa substance, laquelle est l'âme de Dieu. Dieu étant la moelle de tout, la Déesse est la quintessence, le "secret ultime, divin" (1, 38a). 

Et ce secret, c'est d'abord la Danse de Kālī (kālīkrama), c'est-à-dire la liturgie qui exprime, à travers des mantras, le cycle de la conscience, cycle de création-destruction des concepts et des percepts dans l'espace sans nom. Ce n'est ni la dualité, ni l'unité, mais la "suprême non dualité" en laquelle sont réconcilié ces deux ennemis de toujours.

La Déesse répond qu'elle va lui offrir la réponse absolue, le secret proclamé dans tous les Sanctuaires, symboles du corps humain. Dans cet espace ultime, espace du corps où sont naturellement présents toutes les puissances de l'univers, a lieu à chaque instant le grand sacrifice, création et destruction, émanation et retour. "Tout cet univers est annihilé par la vérité absolue comme un brin d'herbe dans les flammes" (I, 42). Des puissances terribles sont à l'œuvre, qui se prennent pour Dieu et qui se disputent en questions et réponses interminables. "Mais en réalité, dans le cœur, incognito, se tient la Question" (I, 43). Cette question, Bhairava la pose, éternellement, au plus intime de tous les êtres, afin qu'ils puissent, dans le Temps (c'est-à-dire la mort), se délivrer du Temps. C'est le Secret, la plus grand Secret, l’Événement, l'Effroi, la Terreur qu'attendent les hommes, les animaux, les dieux, les démons, et Dieu lui-même.
Le Temps dévore tous les êtres. Mais comment dévorer le Temps ? (I, 52)
La solution, c'est le Cœur de la Yoginī...

Second hymne du Dieu à la Déesse




Belle !

Je suis pris au filet

De la plus extrême confusion !

Radieuse !

Révèle le point vital,

Tel qu'il est ! 54



Dis le secret ultime,

Ineffable, sans défaut.

Bienfaisante !

Révèle ce qui est dans le cœur de la yoginī, 55



Ce qui est indépendant des jours lunaires et des heures fastes,

Ce qui ne requiert pas de lieux, ni de moments (particuliers), etc.,

Révèle ce qui est affranchi des signes conventionnels des (différents) sites (sacrés),

Avec (leurs) constellations et leurs planètes, 56



Révèle ce qui ne dépend pas des gestes sacrés ni des formules, ni des couleurs comme le rouge, etc., Révèle ce qui ne dépend pas d'un rituel quotidien,

Ni d'une offrande au feu, ni (de l'offrande) d'eau parfumée de fleurs, ni de l'offrande d'huile,  57



Révèle ce qui ne dépend pas du rituel d'invocation (d'une divinité),

Ni de vœux quand à la manière de se conduire,

Révèle ce qui ne dépend pas des (techniques) spéciales comme les remplissages,

Les vidages ou les rétentions (du souffle)! 58



Révèle plutôt ce qui est naturellement libre

Et dépourvu de tout vice,

Ce qui ne dépend pas d'obligations ni d'interdits,

Ce qui est réellement grand ! 59



Dis le secret ultime

Présent dans le cœur (de tous les êtres).



Ayant tenu ce discours,

Il s'adonna à l'adoration de la Déesse. 60



Etabli en sa nature, il resta silencieux.

Plus tard, en un autre temps favorable,

Cette suprême (Déesse), sans corps, 61



Parole aspirant à entendre (les paroles du Dieu)[1],

Accomplit le grand sacrifice[2].

Quant aux autres êtres, corporels,

Quand ils entendirent ce discours (du Dieu) sans corps 62



Ils joignirent les mains

Et se prosternèrent vers (la Déesse)

Mais la maîtresse du Dieu des dieux,

Présente dans la matrice, ce royaume de notre vraie nature, 63



(Résonance) sans notes, présente en notre forme propre,

Au-delà des formes, transparente,

S'adonnait à la grande union[3],

Entourée des soixante-quatre (yoginīs). 64



(Ainsi) cette Déesse de tous les dieux

Accomplit méthodiquement

L'adoration, l'instruction et la transmission suprême[4]

Des yoginīs[5]. 65



Mais à la suite de cette (transmission),

Ceux qui étaient présent se rétractèrent d'un seul coup

(Et retournèrent) à à l'état de bétail (ignorant)[6].

Seul le Grand Bhairava resta, mais (comme) pétrifié[7]. 66



Quant aux autres dieux régents (du monde)[8]

Ils restèrent (aussi), par jeu et par dévotion.

Alors (ils) obtinrent le principe suprême,

Le suprême Śiva. 67



De mêmes, les soixante-quatre yoginīs,

Obtinrent (ce) principe

En s'appuyant sur la Roue de l'Espace

Et s'enorgueillirent des paroles de la Vérité intégrale[9]. 68



Planant dans l'espace, tous se

Répandirent en l'espace[10].



Tel est le premier chapitre - "La question" - dans ce (Tantra) enseigné par la Souveraine de l'Espace, sens véritable de la danse de Kālī, révélé (en ce monde) par le Protecteur sacré[11] depuis le Sanctuaire du Nord[12].



[1] Cette expression est bien sûr ironique, car ici, c'est Dieu qui, égaré, veut entendre la vérité sur lui-même de la bouche de la Déesse.
[2] Le "grand sacrifice", c'est la pratique de la danse de Kāli (Kālī-krama-pūjā), c'est-à-dire la reconnaissance, en chaque expérience, du jeu de la conscience (saṃvit-krama).
[3] Mahā-yoga : le grand yoga. Yoga signifie ici "union" de l'âme avec le Soi suprême.
[4] Description des trois volets de l'enseignement du Kālīkrama : le culte (pūjā) des yoginīs et des douze Kālī; les instructions secrètes (kathā, chummā) révélées par la Déesse (nous en avons trois recueils); et la transmission directe (sāṃkramaṇa), silencieuse, de cœur à cœur. Selon l'auteur anonyme du Mahānayaprakāśa, ces trois méthodes correspondent à la méthode individuelle de l'activité, la méthode de la Déesse ou méthode de la connaissance, et la méthode de Śiva ou méthode de l'élan d'amour, respectivement.
[5] Car les yoginīs en sont les dépositaires, bien que la déesse en soit la source ultime.
[6] La plupart des êtres n'ont pas le courage d'entendre cet enseignement de la non dualité du pur et de l'impur (advaita-ācāra), du Bien et du Mal. Ils se contractent (saṃhṛ) et régressent à l'état de bétail profane (paśu). La contraction et l'ignorance sont les symptômes de la peur, elle-même nourrie par l'ignorance. Autrement dit, les êtres ont peur de la non dualité, de leur vraie nature.
[7] Ou bien évanouit. L'évanouissement est en effet le principal symptôme de la grâce reçue. De plus, Bhairava est "le grand cadavre" (mahā-preta).
[8] Kāraṇaiḥ : les divinités "causes" du monde. Ils accomplissent différents fonctions dans le monde de la dualité pure (māyā) pour le compte de Śiva. Il y en a six : Brahmā, Viṣṇu, Rudra, Sadāśiva, Īśvara et Bhairava.
[9] Les yoginīs sont en effet les gardiennes, les dépositaires, des instructions secrètes. La "Vérité intégrale" (maha-artha) est l'un des noms de cette doctrine.
[10] "Planer dans l'espace (de la conscience)" (khecaratva) est une métaphore de la liberté en plein milieu de la vie quotidienne (jīvan-mukti). On l'appelle aussi "égalité du mouvement dans l'espace" (khecarī-samatā). Elle résulte de la non dualité du samādhi et de l'activité (vyutthāna), harmonisation qui est le but de toutes les traditions tantriques non dualistes. Le corps, les organes, la pensée, etc. se dissolvent en l'espace, planent dans l'espace comme son dynamisme (sarvāḥ vicaranti kharūpataḥ).
[11] En l'occurrence Śivānandanātha.
[12] Le Sanctuaire du Nord est le champ de crémation (śmaśāna) situé aux portes de la capitale du royaume d'Oḍḍiyāna, l'actuelle ville de Mingora dans la vallée du Swat au Pakistan. La yoginī en laquelle la Déesse s'incarna était Maṅgalā, dont Mingora est une déformation. Au XIVe siècle encore, le pèlerin bouddhiste tibétain Orgyenpa dit avoir visité ce champ de crémation et y avoir contemplé la statue en bois de santal de Maṅgalā Devī.

 A propos des adeptes du dualisme "du pur et de l'impur", voir cet article intéressant de l'excellent blogue de Joy Vriens. Selon certains, cette "secte des robes noires" (nîlâmbara) ou "de ceux qui ont le ciel bleu pour seul vêtement"  est à rapprocher des Kâpâlikas, ces yogins, hommes et femmes, pour qui la liberté passait par une forme de libération sexuelle.

 
La "religion de la paix" met un peu d'ordre au pays des yoginîs 
 
Une yoginî assassinée dans la vallée des yoginîs 

2 commentaires:

  1. Merci David pour cette traduction, où on devine que le sens philosophique (au noble sens du mot) n'est pas loin du symbolique. Peut-on dater ce texte approximativement ? Pourrais-tu donner le sanscrit de "secret ultime" dans "Dis le secret ultime Présent dans le cœur (de tous les êtres)." J'ai un tout petit espoir que ce n'est pas parama guhya ou quelque chose comme ça...

    Après le poids des mots, le choc des photos. Terrible !

    Joy

    RépondreSupprimer
  2. La date du Kramasadbhâva Tantra est... eh bien, est, comme le reste, inconnue. En gros, vers 900-1000.
    Le "secret ultime" est bien paramam guhyam.

    RépondreSupprimer

Pas de commentaires anonymes, merci.