mercredi 25 avril 2012

Là où même les souffrances tournent au bonheur


Lady of Shalott, W. Hunt


Là où même les souffrances tournent au bonheur,
Où même le poison se change en nectar
Et où le cycle du monde devient libération,
Là est le chemin de ce Bienfaisant.

Ces trois (obstacles) sont subjugués seulement par la puissance innée - cette masse de félicité qu'est la conscience ! Ce chemin est appelé domaine de la Puissance. 

Guirlande d'hymnes à Shiva, 20, 12, par Utpaladeva et commentaire par Kshemarâja (vers l'an 1000 au Cachemire).

dimanche 22 avril 2012

Y a-t-il des mystiques dualistes ?


Tous les non-dualismes ne sont pas mystiques. Ou du moins, l'expérience de l'indicible est, chez certains d'entre eux, à l'arrière-plan. Ils s'efforcent de célébrer l'un au-delà de tous les concepts par des concepts et par une dialectique. C'est le non-dualisme métaphysique. Citons, pour exemples, Parménide (?), Plotin, Nāgārjuna, Candrakīrti, Gauapāda, Sureśvara, Śakara, Śrīhara, Nicolas de Cues.



En revanche, aucun mystique n'est dualiste. Les mystiques chrétiens, juifs ou musulmans parlent d'une union sans plus aucune sensation de différence entre "moi" et "dieu", même s'ils maintiennent une sorte de distinction métaphysique. En tous les cas, je ne vois pas vraiment de cas de mystique dualiste, alors qu'il y a des métaphysiciens dualistes.

Donc, pourquoi ne pas parler de mystique plutôt que de non-dualisme ?

Va pour la non-dualité - même si elle désigne bien des choses différentes selon les contextes - mais je ne vois plus trop en quoi consiste exactement ce non-dualisme dont on parle de plus en plus.

Donc pour moi, la mystique est l'expérience de la non-dualité. Chaque tradition, et surtout chaque personne ayant sa langue, son idiome pour décrire ce qui dépasse et nourrit toute langue, et que l'on peut fort bien appeler "non-dualité". Au reste, les mystiques sont parmi les plus grands écrivains de l'humanité. Étonnant, non ? Un prêtre que j'écoutais la semaine dernière faisait remarquer très justement que les mystiques ont toujours été des créateurs de langue, des poètes. Ainsi l'un des plus anciens livres en langue française est celui de l'une des plus incroyable mystique de tous les temps, Marguerite Porète, brûlée vive sur la place de l’Hôtel de Ville de Paris en 1310.
M'est donc venue d'on ne sait où l'idée - peut-être saugrenue - de publier un blogue pour partager ces textes.



samedi 21 avril 2012

Quand la porte s'ouvre en grand




Sur le retour à l’essentiel en un instant, sans effort :

« Quand l’homme est parfaitement et complètement dégagé [parce qu'il est tombé amoureux spontanément, sans le faire exprès !], extérieurement [argent, réputation, etc.] et intérieurement [réussite spirituelle, travaux intellectuels, etc.] , de toute attache, quand il a appris à s’appuyer sur son néant [= quand tout a échoué](...), alors s’ouvre toute grande l’entrée et la conversion vers le Bien très pur et très simple qui est Dieu, infiniment bon et infiniment grand.
Or, cette conversion va se faire d’une manière, en quelque sorte, essentielle [= au niveau du "je", centre de l'âme, Dieu ou point de contact avec Dieu]. Ici, en effet, l’esprit se porte en Dieu, non par quelque côté de lui-même [amour et connaissance, amour qui est connaissance, impossible de discerner], mais tout entier, mais en bloc. Voilà pourquoi cette conversion non seulement est, en réalité, essentielle, complète, indivise, parfaite [on tombe amoureux, quoi qu'il arrive par la suite]. Car, pour ce qui regarde l’esprit, il ne se partage jamais ; on peut donc dire que sa donation est essentielle, et Dieu lui-même, à son tour, se donne essentiellement, toujours [= il se donne lui-même, rien de moins]. Et de fait, ici, l’homme ne reçoit pas Dieu par des images, par des méditations, ou par des conceptions intellectuelles sur l’essence divine [= le concept de Dieu] ; il ne le reçoit même pas comme savoureux ou lumineux : il le reçoit en Lui-même, essentiellement, d’une manière qui dépasse toute saveur et toute lumière et tout ce qu’une créature peut recevoir de splendeur, d’une manière transcendante à toute raison, à tout mode, à toute intelligence. Oui, Dieu illumine essentiellement ces ténèbres que nous sommes. Là, Dieu excède ineffablement tout nom qu’on pourrait lui donner ; Il subsiste purement et simplement dans sa propre substance [= "je"].
(..) ce transport est momentané et muet. Une âme parfaite pourra le renouveler des milliers de fois dans l’espace d’un jours ou d’une nuit, et à cette conversion totale répondra, chaque fois, l’essence divine et la béatitude essentielle [= peu importe la "durée", c'est hors du temps, parfait à chaque fois].
Oh ! Comme elle est admirable cette conversion ! Comme on devrait, spontanément, se dégager de tout, afin que, libre et exempt de toute captivité, chacun pût s’appliquer  à ce retour sur lui-même pour recevoir cette aimable irradiation, si courte soit-elle, de l’éblouissante Lumière ! Les âmes parfaites, ainsi dégagées de tout, ne s’écartent jamais de ce recueillement intérieur, si ce n’est pas suite de la fragilité humaine, et parce que certaines circonstances de temps et de lieu le demandent ; et voilà pourquoi cette illumination momentanée est interrompue de courts instants. Mais dès qu’elles s’en aperçoivent, elles disent adieu à tout et, sans retard, elles retrouvent ce vrai fond essentiel ; orientées de tout leur être vers le désir [= pas d'effort, juste se laisser prendre] de ne jamais se trouver sans offrir une entrée toute grande aux effluves amoureux de la divinité. Elles ne désirent pas autre chose, elles n’attendent pas autre chose, elles n’ont qu’un but [mais est-ce vraiment un but ?] : préparer et ouvrir les voies à Dieu au-dedans d’elles-mêmes, afin que Dieu puisse accomplir en elles son œuvre de prédilection, afin que ce père céleste puisse parler et produire, sans intermédiaire, au fond de ces âmes son verbe, ce verbe engendré par lui de toute éternité, afin, en un mot, qu’il puisse se rendre maître par l’action de sa volonté sainte, de la partie la plus noble, la plus pure, la plus intime de ces âmes, en tout lieu, en tout temps, en toute manière [= pas de contrôle du corps et de l'esprit. Juste l'abandon].
(…)
Ah, oui ! Qu’il se plonge sciemment dans son fond et dans son éternelle origine, Dieu, infiniment bon et infiniment grand, en qui, de toute éternité, il était [= nous avons toujours été ainsi] ; qu’il s’oublie lui-même, qu’il oublie tous les hommes et tout ce qui n’est pas Dieu ; qu’il se laisse dégager et débarrasser [par Dieu, en Dieu, pour Dieu, sans aucun effort propre] de toutes les formes, de toutes les images, de toutes choses enfin (…) jusqu’à ce que Dieu, à son tour, l’attire, l’entraîne, le ravisse et s’unisse à lui, de telle sorte que tous les autres objets s’effacent et disparaissent [= rien à éliminer], quels que soient ces objets, auraient-ils traits à l’essence, à la connaissance, ou à la jouissance. A partir de ce moment, il ne doit rien savoir par sa raison, rien expérimenter, si ce n’est l’Un."

Institutions taulériennes, chapitre 26

Cette "conversion" est le retournement du regard vers ce qui regarde, ici appelé (dans la tradition platonico-chrétienne) : fond nu, essence simple, substance, un de l'âme, fine pointe de l'âme, sommet, troisième ciel, esprit, ombre de l'esprit angélique, intelligence simple, ciel suprême de l'âme, lumière de l'intelligence, lumière divine, étincelle de l'âme, pointe de la raison, syndérèse, nous, mens, intelligence possible, unité de l'esprit, partie virginale de l'âme, aiguillon naturel pour le bien, habitus pratique des principes, force amative supérieure, amour extatique, affectus suprême, suprême puissance cognitive, bref le "je". 

La traduction des Institutions est du Père Noel (!).

jeudi 12 avril 2012

Comment vivre la non-dualité ?

La non-dualité n'est pas un fait, mais un mot qui recouvre plusieurs concepts, avec peut-être une même intuition à l'origine. Et, même cela, on peut en douter...

Ainsi Shamkara oppose l'être au devenir. Pour lui, la non-dualité est l'annulation du devenir au nom de la raison et de la Révélation Upanishadique. Un peu comme Platon qui condamne les apparences au nom de l'être véritable, c'est-à-dire du monde intelligible auquel seuls la pensée et l'intuition donnent accès.

Mais il y a d'autres non-dualités. Celle du dharma du Bouddha et celle du shivaïsme non-dualiste sont les principales alternatives.

Cela étant, comme incarner la non-dualité ? 

En schématisant, on repère deux visions extrêmes.

D'une part, Shamkara qui considère que la non-dualité n'a rien à voir avec la vie sociale et politique. Parce que la vérité détruit l'illusion du devenir, elle doit rester cachée, séparée, à l'écart du monde. On arrive donc à une sorte de position psychotique, où l'expérience intérieure est à l'opposé de l'expérience extérieure. On retrouve cette même dualité dans les versions édulcorées du tantrisme : à l'intérieur, tout est pur, mais on ne touche à rien à l'extérieur. Concrètement, Shamkara défend le système des castes, même s'il est fondé sur l'ignorance de notre vraie nature ! Dans le même registre, beaucoup d'adeptes du tantrisme jouent avec le pouvoir, sans chercher à corriger les injustices. Dans le bouddhisme tibétain, par exemple, de nombreux adeptes expérimentés ont toléré, voire encouragé des pratiques féodales indignes. Non-dualité à l'intérieur, dualité à l'extérieur : dualité ? Dieu pour tous, chacun pour soi, en somme.

D'autre part, il y a ceux qui ont estimé que leur vécu de la non-dualité devait s'incarner dans leur vie. Ou bien leur expérience a été si puissante qu'elle a "débordé" sur l'extérieur. Il y a de nombreux exemples dans le christianisme, dans le soufisme et surtout dans le tantrisme.

Le cas le plus frappant est celui des Aghoris en Inde.

J'en avais déjà parlé, mais voici plusieurs documents, dont certains sont récents.

En hors-d’œuvre, un Aghori mange un cadavre pour exprimer la non-dualité du pur et de l'impur, du sujet et de l'objet :



Un long document sur la vie d'un Aghori, son quotidien difficile :



A Varanasi, deux Anglais manquent se faire béqueter :



Autre petite présentation :



Une histoire étrange, les Aghoris vus par la télévision :



Autre document :




Enfin, la quête d'un journaliste anglais d'origine indienne.

Tout cela semble extrême. Il y a sans doute quelques fous parmis ces fous de la non-dualité. On pourrait dire qu'un Aghori, c'est un non-dualiste devenu fou, de même que je-ne-sais-plus-qui disait que les Cyniques, c'est Socrate devenu fou.

Entre ces deux extrêmes, il y a une voie du milieu, celle des bodhisattvas par exemple. Mais, là encore, il faut savoir raison garder...
Comment vivre la non-dualité ?

Bref, pour qui voter ?

mercredi 11 avril 2012

A l'intérieur... l'extérieur !


La maxime" tout est dans tout" est présente en Inde comme dans toutes les pensées prémodernes.

Mais c'est dans le dharma du Bouddha que cette idée saugrenue a connu des développements vertigineux - au sens propre du terme.

Le dharma proclame dès l'origine l'interdépendance ou "coproduction interdépendante" (prati-ītya-sam-utpāda). Chaque chose naît - existe - à cause de causes et de conditions multiples. Rien d'original en cela. Ce qui l'est davantage, c'est de tenir que la chose elle-même n'existe pas en dehors de ce réseau causal. Non seulement le tissu n'existe pas en dehors des fils, mais encore l'identité, le temps, l'espace, l'humanité, rien n'existe en dehors des parties, des particules et des rapports et des effets. Par exemple, le feu est l'ensemble de ses pouvoirs : brûler, cuire, éclairer, sécher, enfumer, etc. Le Bouddha prend l'exemple du char - on parlerait aujourd'hui de la voiture. Elle n'existe pas en dehors de ses parties, de ses usages et des idées que l'on s'en fait. Le philosophe Diṅnāga en donnera la formulation la plus aboutie : être, c'est être une cause capable de produire tel effet attendu (artha-kriyā).

Puis Nāgarjuna réactive l'intuition du Bouddha et va jusqu'à ses dernières conséquences : si tout est "par rapport à", alors rien n'est "par soi" : tout est vide d'existence propre. C'est la fameuse vacuité. Ainsi, d'une explication causale de la production (utpāda-dharma) on est arrivé à l'idée que rien n'est jamais produit (an-utpāda-dharma : "a" pour les intimes). En effet, rien ne naît, car même les parties des choses sont constituées de parties, elles-mêmes constituées de parties, et ainsi de suite, sans terme premier ni dernier, sans fondement...

Le but de l'interdépendance dans sa version la plus ancienne n'est donc pas de montrer que "tout est lié", mais au contraire de montrer que rien ne se produit, car rien n'est relié puisqu'il n'y a pas de parties ultimes - pas d'atomes - des choses.
De plus, comme le montre Dharmakīrti et sa famille philosophique (cachemirienne), l'interdépendance débouche sur l'expérience brute des êtres comme singuliers, absolument indépendants (vivikta) les uns des autres. Ainsi, l'idée centrale du dharma est bien éloignée de l'idée d'interdépendance. Il s'agit au fond de montrer que toute relation n'est qu'une construction conceptuelle projetée sur des choses singulières et donc ineffables. La relation - et donc l'interdépendance - est une généralisation, une abstraction sans rapport avec le réel. Telle est du moins l'idée du dharma ancien tel que Dharmakīrti l'a bien comprise.
Donc si le bouddhisme ancien parle d'interdépendance, ce n'est pas pour célébrer l'idée que "tout est un", que tout est comme un grand organisme où tout se tient. Cette idée-là, cette idée de kosmos, de nature vivante, composée en un être unique, c'est celle des Upaniṣads ou bien du stoïcisme. Le bouddhisme - le plus ancien du moins - est à l'opposé de cette vision holiste (de holos, le tout en grec). L'idée que le bouddhisme célèbre l'interdépendance dans le sens d'une unité de toutes choses est, à tout prendre, une idée romantique du XIXe siècle, époque à laquelle le dharma a commencé à intéresser les Occidentaux. Telle est, par exemple, la thèse de The Making ofBuddhist Modernism.

Cependant, même si l'interdépendance n'est pas le fin mot du dharma dans ses formulations les plus anciennes, il n'en reste pas moins qu'elle fût un sujet de méditation pour tous les bouddhistes, en particulier dans le Grand Véhicule. On pourrait invoquer, pour la Chine, l'influence du taoïsme. Mais cette hypothèse ne tient pas, car la source bouddhiste des plus profondes réflexions sur l'interdépendance n'est pas d'abord chinoise, mais indienne. Il s'agit du méga-soutra de la Guirlande des Bouddhas (Buddha-avataṃsaka), qui regroupe plusieurs textes essentiels, dont le Déploiement des figures des Bouddhas (Gaṇḍa-vyūha). Ce qui frappe d'abord dans ces textes, c'est leur taille. Ensuite, leur forme, fractale. Enfin, leur contenu qui porte sur l'interdépendance conçue à nouveaux frais comme interpénétration des phénomènes, des phénomènes et du principe. Autrement dit, la non-dualité est la non-dualité de l'unité et de la dualité, l'absence de contradiction de l'Un et du Multiple, de la réalité et des apparences. A ce titre, ce texte, qui a inspiré plusieurs penseurs en Chine et en Corée, se situe dans le même projet que le śivaïsme non-dualiste.

Le Gaṇḍa-vyūha raconte la quête de Soudhâna, un jeune héros qui aspire à l’Éveil parfait pour le bien des tous les êtres vivants. Il va de maîtres en enseignants. Ceux-ci sont plus ou moins fondus dans la société - artisans, marchands, hommes politiques - conformément à l'idéal du Grand Véhicule. Tous les moyens sont bons pour éveiller les êtres à leur vraie nature de Bouddhas éveillés-depuis-avant-le-commencement, nul n'est exclu.

Au terme de cette quête, Soudhâna discute avec Maitreya qui, après maints discours extraordinaires, l'invite à pénétrer dans la vaste demeure qu'est le gratte-ciel qui recèle en son sein les ornements spectaculaires du Bouddha Vairocana, le Bouddha cosmique qui contient en son corps un nombre infini d'univers, dont le notre. Pourquoi ? Parce que Soudhâna y verra les moyens pour délivrer les êtres.

"Alors, le Très Fortuné (sudhâna), ce fils parfait, parla ainsi au bodhisattva Maitreya après l'avoir contourné par sa droite : 'Mystique ! Ouvre la porte de cette tour ! Je vais entrer."
Alors Maitreya va au pied de la porte et il claque des doigts de la main droite . Dès que Soudhâna entra, la porte se referme.
A l'intérieur, Soudhâna contemple... l'extérieur ! Infini dans toutes les directions, comme l'espace (samanta-ākāśa-dhātu-vipūla), infini comme le ciel (gagana-tala-a-pramāna) et contenant d'innombrables joyaux, des parasols, des miroirs, des soieries, des oiseaux, des marqueteries, des palais, etc. Bref, c'est un "champs de Bouddha" qui n'est pas sans rappeler les visions pures des yogas du Vajrayāna. Il y a là déjà quelque chose de géométrique et itératif.

Mais ce n'est pas tout : il voit "dans" cette tour d'innombrables tours identiques à celle "dans" laquelle il vient d'entrer. Et chaque tour enveloppe un espace infini, et d'autres tours, et ainsi à l'infini. Fractal.

"Et pourtant ces tours n'étaient pas amalgamées (saṃbhinnāḥ) les unes avec les autres, ni entassées (maitrī-bhūtāḥ ?), ni mélangées (saṃkīrṇāḥ). En chacune, toutes les autres étaient reflétées, et chacune allait se refléter dans les autres et dans le reste des objets".

Nous retrouvons ainsi l'affirmation platonicienne de Porphyre selon laquelle "tout est dans tout, mais sans confusion", affirmation que l'on retrouve dans les textes attribués au pseudo-Denis (eh oui, encore celui du 93 !), notamment les Noms divins. Incroyable !

En tous les cas, voilà une non-dualité bien différente de celle du Vedānta de Śaṃkara, pour qui l'unité de l'absolu annule (bâdhita) simplement les apparences dans une "nuit où toutes les vaches sont grises" au lieu de transmuter, de sublimer la manifestation.

Le texte sanskrit du soutra est ici (le passage traduit et paraphrasé est le n°408).

L'Avataṃsaka a été traduit en anglais (d'après la version sanskrite, semble-t-il).

Sur les philosophes qui se sont inspiré de ce texte, il y a par exemple Entry Into the Inconceivable, le plus facile, et Process Metaphysics and HuaYan Buddhism, le plus difficile mais aussi le plus riche. Il y a bien sûr d'autres livres, mais ces deux là présentent l'avantage d'offrir des traductions de textes, plutôt que des interprétations de seconde main.

Voir aussi les billets tout frais d'Eric Rommeluère et Joy Vriens !

samedi 7 avril 2012

Où est le fond ?


"Tout est dans tout"

Cette affirmation se retrouve dans presque toutes les pensées traditionnelles.
A la fois vague et frappante, elle s'offre en effet à bien des interprétations - spiritualistes ou matérialistes.
Dans le platonisme, entre mille exemples, Porphyre démontre que 

"Toutes choses sont en toutes, mais sur un mode approprié à l'essence de chacune."[1]

Plus loin, il en tire les conséquences pour le moi :

"si tu es capable d'accompagner le tout de l'être et de lui devenir semblable, tu ne rechercheras rien de plus, ou bien, en cherchant, tu t'égareras pour porter ton regard vers autre chose. Mais si tu ne cherches rien de plus, parce que tu te fondes sur toi-même et sur ta propre essence, c'est que tu es devenu semblable au tout et que tu ne t'es empêtré dans aucune des choses qui viennent de lui. Et tu n'as pas dit, même pas toi : "Je suis de telle grandeur"; mais, ayant abandonné le "de telle grandeur", tu es devenu tout.
Cependant auparavant déjà tu étais tout, mais quelque chose d'autre était ajouté à toi en plus du tout et tu devenais moindre en raison de cette adjonction, parce que ce n'est pas de l'être que provient cette adjonction ; tu ne saurais, en effet, rien ajouter au tout (...)
On s'est écarté, en effet, de soi-même en même temps qu'on s'est écarté de l'être. Et si l'on se tient en soi-même en étant présent à soi-même présent, alors on est présent aussi à l'être qui est partout."[2]

Ainsi, "connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux", c'est-à-dire le tout, car le tout est en soi-même et en chaque partie de soi, selon son mode propre.
Dans le śivaïsme non-dualiste, il en va de même, quoique pour des raisons différentes. Abhinavagupta en traite souvent, surtout dans son Explication du tantra de la triple souveraine des trois Puissances (Parātrīśikāvivaraṇa). L'idée est en vérité fort simple : tout est dans la conscience, par l'acte de conscience. Donc tout est conscience, en ce sens sens que chaque chose est imbibée de conscience. Donc chaque chose est imbibée par toute chose. Comme j'en ai traité dans mon livre sur Abhinavagupta, je ne m'y attarde pas ici.
Or à la même époque (vers 950), au Cachemire, était composé le Traité qui est le moyen de se délivrer (Mokṣopāyaśāstra), qui deviendra plus tard le Yogavāsiṣṭha, lequel deviendra la source de nombreux opuscules non-dualistes attribués à Śaṃkara, comme le Vivekacūḍāmaṇi. C'est un texte-océan, comme les soutras du Grand Véhicule. Voici un extrait sur son interprétation du "tout est dans tout" dans un contexte idéaliste :

"(Prince !) Écoute comment les songes
Deviennent les mondes,
Alors qu'ils ne sont rien d'autre (que des songes) sans réalité,
Sans substance ni subsistance.

Les expériences passées sont les germes (des mondes)
Comme des tourbillons de germes dans le ciel immaculé.
Ils sont séparés les uns des autres,
A la fois semblables et distincts (les uns des autres).

Chacun est dans les autres
Et apparaît en eux.
Nombreux et variés,
Ils ne se voient (pourtant) pas les uns les autres.

Ils ne perçoivent rien
Les uns des autres,
Bien qu'ils murissent ensemble
Comme des graines inertes d'un même tas.

Ils ne se perçoivent pas,
Ni l'espace (de la conscience dans lequel ils baignent)
Car ils sont cet espace.
Néanmoins, ils sont conscients.
Mais ils sont comme endormis dans un rêve ininterrompu.

Endormis, ils interagissent dans une méta-magie,
Dans ces mondes qui ne sont que leurs rêves.
Les titans sont persécutés par les dieux,
A l'intérieur de leur univers qui n'est qu'un rêve !

Parce qu'ils ignorent (cette réalité), ils n'atteignent pas la délivrance,
(Mais) ils ne sont pas non plus absolument inertes.
Où s'incarneraient-ils,
Sinon dans ces mondes qui ne sont que leurs rêves ?

Endormis dans la magie de leur monde de rêve
Ils s'adonnent à leurs coutumes propres.
Ainsi disposés,
Les hommes sont tués par les hommes.

Ils sont privés de liberté, sans corps (véritable),
Doués d'intention[3] et de désirs[4].
Où habitent-ils,
Si ce n'est dans la magie de leurs mondes oniriques ?

Endormis, prisonniers du tempérament
Engendré par la magie propre à leur monde qui n'est qu'un rêve,
Ils sont engendrés comme démons
Tués par les dieux.

Ainsi tués, ô Rāma,
Dis-moi ce qu'ils devenus !
Ignorants, ils n'ont pas atteint la liberté.
Mais, doués d'intentions,
Ils ne sont pas restés là comme des pierres (non plus) !

Ainsi tout est de la même farine.
Tout cela que l'on perçoit
- la Terre, les océans les êtres vivants
N'est expérimenté qu'aussi longtemps
Que nous y portons attention.

Notre univers n'est qu'un rêve
Pour les autres.
De même, leur univers
N'est qu'un songe pour nous.

Pour eux, nous ne sommes
Que des êtres de rêves.
Et de même, ce cycle des renaissances,
Saches-le.

Ce qui n'est qu'un personnage de rêve à leurs yeux
Est expérimenté comme réel (par nous).
Soi et autrui sont ainsi interchangeables
Car le Soi de conscience est omniprésent.

De même que les personnages de rêve se croient réels,
(Mais) qu'il en va autrement pour les autres,
De même nous sommes des personnages de rêve pour les autres,
Bien que nous nous croyons réels.

Ces cités et leurs habitants
Que tu as aperçu dans ton rêve,
Eux aussi on "rêvé" de toi !
Ils existent dans leur ("rêve") aujourd'hui encore,
Car tout est fait de l'Immense.

En effet, de même qu'un rêve
Est interrompu par le réveil,
De même (ces phénomènes "réels")
Seront expérimentés comme dépourvus de substance
Et comme étant l'Immense en sa transcendance (quand tu t'éveilleras).

Ainsi, dans cette transcendance tout est tout.
En chaque chose existent toutes les choses.
De même, l'espace n'est rien,
Il n'est nulle part, il n'est pas détruit.

Dans l'espace ultime, il n'y a pas de séparation,
Dans l'infini, pas de naissance.
Dans l'infini l'esprit ne meure pas,
Dans l'infini, les univers sont innombrables.

(...)
Chaque univers a ses habitants,
Chaque habitant  a son esprit,
Chaque esprit a ses univers,
Et chacun de ces univers a ses habitants...

Ainsi, il n'y a ni début ni fin
A cette illusion qu'est la perception.
Du point de vue de celui qui connaît l'Immense,
Il n'y a que l'Immense.[5]"

Ainsi, tout n'est que rêve. Or, en vérité un rêve n'est tel que par rapport à un réveil. Mais ce réveil devient lui-même un rêve quand on s'y réveil, et ainsi de suite à l'infini. Chacun de nos rêves est un univers. Chacun es habitants de cet univers rêve à son tour d'autres univers, avec leurs habitants qui, eux aussi, rêvent. C'est un abysse : il n'y a pas de fond, pas de fin. Ce n'est pas une rêverie métaphysique, juste la vie ordinaire. Une mise en abîme infinie.

Illustrée par les images vertigineuses de la géométrie fractale (vous pouvez couper le son) :

Or, tout cela est grandement inspiré du dharma du Bouddha, notamment le Déploiement des figures des Éveillés (Gaṇḍavyūha), mise en abîme de l'architecture cristalline des rêveurs lucides que sont les Bouddhas. Pour une prochaine fois.


[1] Porphyre, Sentences, 10,  vol. I, Vrin, 2005.
[2] Ibid., 40, vol. I, p. 363.
[3] Cetanā : attention-intention, conscience dualiste.
[4] Vāsanā : "parfums", traces résiduelles des actes passés en forme de désirs. Pulsions, complexes inconscients.
[5] Yogavāsiṣṭha, Nirvāṇaprakaraṇa, II, 63, stances  10-29 et 33.

jeudi 5 avril 2012

Changement de date pour la prochaine conférence

Attention !
La prochaine conférence sur le Shivaïsme du Cachemire au CPEC n'aura pas lieu le lundi 30 avril 2012, mais le jeudi 3 mai, même lieu même heure.
Les autres dates sont maintenues.

mardi 3 avril 2012

Une autre non-dualité ?





La Vision de Śiva (Śivadṛṣṭi) est une œuvre peu connue de Somānanda, maître d'Utpaladeva, auteur de la Reconnaissance (pratyabhijñā). Elle est librement inspirée du Vijñāna Bhairava Tantra et elle dévoile l'intention cachée derrière les rituels du Trika, l'une des deux écoles ésotériques qui ont nourris la Reconnaissance. Somānanda se révèle profond, mais difficile d'accès.

Son Idée de la non-dualité est la suivante :

Le Multiple est dans l'Un et l'Un dans le Multiple. Comme dans le "sceau de Salomon".
La dualité est dans l'unité, déjà présente en elle ; et l'unité est présente jusqu'au cœur de la dualité.

Cependant, il ne s'agit pas ici de métaphysique ou de croyances touchant des réalités éloignés de nous. En réalité, la non-dualité décrit la conscience, c'est-à-dire l'expérience, comme lire ces lignes, éternuer, se perdre, avoir mal.

Ainsi, chaque instant de pure conscience frémit de félicité, de désir, d'élan, de perception, d'activité et de souffrances aussi. Mais la souffrance est infusée de félicité et de conscience pure.

Faire ce qui est en haut comme ce qui est en bas. Et en bas comme ce qui est en haut.

Tout est dans tout.

Ces idées sont présentes dans de nombreuses traditions et je suis persuadé qu'elles sont des clefs. Et pas seulement pour les traditionalistes. 

Voici le verset inaugural de la Vision de Śiva :

Puisse Śiva,
Qui nous possède entièrement
Quand il se dévoile lui-même par lui-même,
Rendre hommage à lui-même en (sa forme) déployée
Par sa propre Puissance.

La dernière ligne est volontairement équivoque. On peut comprendre "Qu'il rende hommage par sa propre Puissance" ou bien " à lui-même en sa forme déployée par sa propre Puissance". Ainsi, rien n'est méprisable.
Il dira plus loin :

dimanche 1 avril 2012

Gestes

Une excellente équipe d'artistes occidentaux prouve que les arts martiaux chinois taoïstes sont parfaitement praticables, quelque soit notre culture. Je conseille toutes les vidéos de cette chaîne et plus généralement tout ce qui concerne Wudang et les arts martiaux internes. Un vrai régal.

Qu'est-ce que la voie directe ?

Omniscience et omnipotence sont obtenues en un clin d’œil

Kalla˜a


 Même les dinosaures adoraient Shiva !