vendredi 30 novembre 2012

Tomber d'un côté pour ne pas tomber de l'autre ?

Je viens de finir de lire pour la seconde fois le texte de Gendun Choephel sur le Madhyamaka.
L'auteur est un aventurier, dzogchenpa, auteur d'un kâmasûtra, adepte de la folle sagesse (?) et excentrique qui mourrut en 1951 après quelques années dans les geôles du Potala et un retour à la liberté un peu trop arrosé...
Il est aussi l'auteur de l'Ornement de la pensée de Nâgârjuna, une œuvre à l'image de son auteur : brillant, provocateur, parfois excessif, et anti-scolastique. Il est, de plus, l'un des auteurs favoris de Namkhai Norbu, lequel a sans doute pu s'identifier à lui : ex-moine promis à un brillant avenir scolastique, dzogchenpa anti-intellectualiste, sympathisant communiste.



Dans la continuité de Mipham et Gorampa, Choephel considère en effet que le Madhyamaka est un culte de l'ineffable qui ne laisse pas intacte notre vision des choses. Cette interprétation est à l'opposé de celle de Tzongkhapa, fondateur de la puissante école guéloug, pour qui la compréhension de la vacuité d'existence propre laisse les apparences intactes - Tzongkhapa aurait en effet reçut l'ordre de Manjushrî de "sauver les apparences". Choephel objecte que cette vacuité-là ne sert à rien, puisqu'elle laisse intacte l'être-au-monde du vulgaire, ignorant (et donc) souffrant. A quoi bon alors toute cette sophistication, ce jargon scolastique ? demande un Choephel narquois. En effet, si la compréhension de la vacuité détruit seulement le concept que "cette table a une existence substantielle" sans détruire la table elle-même - sa substance même - alors le Madhyamaka ne serait qu'une vaste farce ! Ce serait se payer de mots. Pourquoi s'en prendre au "concepts d'existence propre" - concept si éloigné du vulgaire -, si c'est pour laisser la véritable croyance en une existence propre - la table elle-même - intacte ? C'est ainsi que la montagne-guélougpa accouche d'un madhyamaka-souris...
Ces objections ne manquent pas de pertinence. Choephel a fréquenté et a brillé dans les débats des grands monastères guéloug - l'école du "style vertueux" -, pour les quitter avec pertes (son titre de docteur du dharma) et fracas (qui finit par le mener en prison à son retour d'Inde).
Mais pour autant, son interprétation est-elle juste ? A mon sens, il tombe à côté. 
Pourquoi ? Parce que, comme dit l'expression employée quelque part par Gorampa, à force de ne pas vouloir tombé d'un côté du cheval, on finit par tomber de l'autre côté. Dans les deux cas, on tombe. Tzongkhapa tombe du côté d'un réalisme du sens commun qui veut ménager la chèvre (la vérité ultime) et le choux (la vérité de surface). Choephel (et donc Mipham) tombe dans le travers opposé et non moins ruineux : la chèvre mange le choux, et meurt de faim. Enfin, la métaphore est mauvaise, car la chèvre de fait nie le choux (en le supprimant comme être extérieur à elle), mais le conserve comme... elle. Or Choephel ne tolère pas même cette aufhebung. Pour lui, la vérité ultime anéanti la vérité de surface "impure" pour ne laisser qu'une expérience pure, inconcevable : celle d'un Bouddha. Clairement, il pense à des pratiques visionnaires, yogiques, capables de transfigurer les apparences. Au fond, il se situe donc dans la lignée shentong, celle d'une via negativa bouddhiste qui nierait le relatif pour affirmer l'absolu indicible. Le Madhyamaka devient alors un culte de l'ineffable comme un autre, dans une perspective iréniste. Or, comme je l'ai dis, cette interprétation me semble sérieusement appauvrir le Madhyamaka. L'Idée de Nâgârjuna est-elle simplement de pointer vers une réalité cachée par les apparences ? De détruire les concepts pour révéler un absolu ? Si oui, alors pourquoi s'est-il donné toute cette peine ? N'aurait-il pas mieux fait de dire simplement "non", "non", à la manière de l'Upanishad ?
Bien plutôt, Nâgârjuna réfute le réductionnisme matérialiste dans sa forme la plus extrême - "le Soi est le corps" - mais il réfute également la thèse spiritualiste selon laquelle le Soi serait autre chose que le corps. De même, il réfute différentes conceptions de la causalité (dans sa première stance pour la voie du milieu), mais il laisse ensuite la place à une autre causalité, plus difficile à penser certes : la "production complète (des choses) en interdépendance" (comment traduire prati-îtya-sam-ut-pâda ?). Pratîtya peut se rendre par "interdépendant", mais aussi par "confirmé par l'expérience", "empirique". Quoi qu'il en soit, cette causalité-là est bien le versant positif de la vacuité :

Nous affirmons que la vacuité est 
Le fait d'être produit en totale interdépendance.
Cette (simple) imputation faite sur la base (de cette production-là)
Est la seule voie du milieu.

Nâgârjuna, Stances pour la voie du milieu, 24, 18

jeudi 29 novembre 2012

Et la politique, l'éthique, le social ?

Je pars bientôt en Inde.
Le bon moment pour revoir ces excellent documentaires sur Kabir et ses avatars multiples : travailleurs sociaux, intellectuels progressistes, marxistes, gourous, intégristes, hindous, musulmans, chanteurs, paysans, vieillards, féministes... à chacun son Kabir !

Quatre documents passionnants.

Le premier va à la découverte de deux Kabirs : celui de gauche et celui de droite. L'activiste interrogé au début dit cette chose intéressante : "Si un gourou voit un enfant se faire battre par un sâdhu (un religieux), il va organiser un satsang pour les sermonner pendant deux heures. Mais ça, c'est le jeu de l'intellect (buddhi-vilâsa), ce n'est pas ce qu'aurait fait Kabir...". C'est une remarque intéressante. En général, les gens disent "tout est concept", "tout est construit", mais sans jamais aller du côté des conséquence éthiques, politiques et sociales de cette idée. Ils l'emploient seulement comme un joker pour se dédouaner de toute responsabilité morale, se dégager de toute prise de position embarrassante, de toute remise en question de leurs opinions politiques. C'est moins le cas du côté des bouddhistes (décidément !), avec un "bouddhisme engagé" bien vivant, surtout dans les pays anglo-saxons. Si la spiritualité n'est que l'affaire de "mon bonheur", à quoi bon ? Peut-on être heureux seul ?


Deuxième documentaire, avec un voyage au Pakistan chez les chanteurs soufis :



Troisième film, sur les intégristes qui veulent récupérer Kabir :



Quatrième film, sur la musique inspirée par Kabir et surtout Kumar Gandharva, père de Mukul Shivputra :



Ce sont les meilleurs films que je connaisse sur la "spiritualité indienne". Ils valent leur pesant de chappatis, je vous le dis ! Sans comparaison avec les prêchi-prêcha sirupeux qu'on nous sert régulièrement sur l'Inde "éternelle" et ses yogis volants.


Conférence de l'automne 2012 : quelle non-dualité ?

 Dakshinâmûrti, incarnation de la non-dualité tantrique récupérée par le Védânta - Musée Guimet

La conférence de l'automne 2012 est en ligne sur mon site (tout en bas de la page), ainsi que les textes qui lui ont servi de support.
Elle portait sur une comparaison entre le non-dualisme de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) et celui du Vedânta. 
La conscience est-elle statique ou dynamique ? Exclue-t-elle le monde, les phénomènes, ou bien faut-il admettre qu'elle les embrasse en son sein ? Comment comprendre cette non-dualité ? Elle-elle le contraire de la dualité ? Si la dualité n'est qu'une illusion, que faire du désir et des émotions en général ? L'expérience de la non-dualité est-elle celle d'un renoncement au corps, au désir, aux émotions, à la vie ? Ou bien le corps n'est-il pas, au contraire, le lieu de la découverte de l'essentiel ?
Ce sera aussi l'occasion de discuter du rapport entre métaphysique et phénoménologie, ainsi qu'entre les approches "hétéro-phénoménologiques" et celles qui prennent le parti de la première personne, débat qui agite notamment les philosophies de l'esprit. Quel est le meilleur point de vue pour se connaître ? Celui de la métaphysique qui, selon nous, est celui d'une objectivité (et celui du Vedânta tel qu'il est systématisé par Shamkara) ? Ou bien celui de la première personne, illustré par la phénoménologie de la Reconnaissance ?

Dans cette première conférence, j'ai tenté de comprendre la forme la plus radicale de non-dualité védântique, celle de Shamkara et son disciple Sureshvara, pour qui il s'agit de parvenir à réaliser, moyennant une dialectique négative frayant la voie à la révélation d'une transcendance, que nous sommes toujours déjà ce à quoi nous aspirons : conscience pure, sans objet, l'objet n'étant qu'un faux-semblant indéterminable rationnellement. Une série d'extraits illustre cette thèse sans compromis : aucune pratique, rituelle ou psychologique, ne peut nous faire "obtenir" l'absolu, car toute pratique présuppose l'ignorance qui nous cache cet absolu "sans-second".

Dans la seconde partie, qui débutera le lundi 11 février 2013 (voir ci-contre, la colonne de droite), nous verrons comment la Reconnaissance critique cette intransigeance pour dégager un nouveau chemin vers l'absolu : non pas devenir libre de la dualité, mais devenir libre grâce à la dualité, par un examen attentif du désir et des émotions les plus violentes.

mercredi 28 novembre 2012

Shûbha mahûrata...

"L'heure est faste.." C'est par ces paroles de bon augure que commence ce chant dhrupad composé par Tânsen vers 1560 en Inde pour l'empereur Akbar. Un chef-d’œuvre interprété ici par Zia Mohiuddîn Dâgar et son frère, dans l'un des palais de Fatehpur Sîkrî (ou Gwalior ?) non loin de Delhi. Quelle élégance ! Comme un écho des chants des yogîs et yoginîs de l'Âge d'or.



A ce propos, saviez-vous que l'astrologie indienne vient de celle des grecs ? Ainsi le sanskrit hora est apparenté à notre heure. D'où la bonne heure et le bonheur. Selon certains, cette vogue de l'astrologie grecque aux débuts de notre ère expliquerait en partie le succès de la notion de "lignage" (gotra) et de "famille" (kula) dans les soûtras du Grand Véhicule. De là, ce fût chose fort aisée pour les partisans des tantras de jouer sur ces termes pour introduire la notion de "clan" (kula) de parfaits (siddhas) ou de parfaites (yoginîs). L'ésotérisme kaula put de la sorte pénétrer en profondeur le dharma du Bouddha. Le dharma kaula, en effet, tient tout entier dans les significations multiples qu'il donne au mot kula : famille, clan, groupe, totalité, corps, souffle, conscience. Le dharma kaula est alors la pratique de la mise en équation de ces termes apparemment si éloignés. 
Quand je dis "a pénétré en profondeur", je pèse mes mots. En effet, en plus du fait bien établi que des pans entiers des tantras bouddhistes les plus prestigieux (tels le Chakrasamvara) sont des passages de tantras kaula, le fait est, aussi, que l'on retrouve des notions aussi essentielles au dharma kaula que "l'être du plaisir" (kâma-tattva), "l'être du poison" (visha-tattva) et "l'être transparent" (niranjana-tattva) dans des textes bouddhistes aussi recherchés que le Cycle de la dâkinî sans corps transmis par l'illustre Réchungpa, disciple et fils adoptif du non moins illustre Milarépa. Je ne vous ferais pas, enfin, l'insulte de vous rappeler que j'avais identifié dans une œuvre d'un disciple de Maitripa plusieurs stances empruntées au sublime Vijnâna Bhairava Tantra. Or Maitripa fût l'un des maîtres, dit-on, de Marpa, lequel fût le "maître de donjon" (du moins selon la version haute en couleurs du "fou" de Tsang) de Milarépa.

Bref, tout est dans tout.

P.S. : Ohé ! Vous êtes tous lobotomisés ou quoi ? J'affirme que les bouddhistes ont pompé sur le Vijnâna Bhairava et personne ne bronche ? C'était juste une énormité pour voir si vous lisiez vraiment... Bon, il est vrai que le Chakrasamvara et autres yoginîs tantras sont en partie pompés sur des tantras de Shiva, comme s'en indignait déjà Jayadratha, frère de l'illustre Jayaratha commentateur de l'incomparable Tantrâloka. Mais pour le Vijnâna Bhairava, c'est une autre affaire. Ce n'est pas l'heure de développer, mais en gros, les rituels, l'iconographie et le symbolisme viennent du shivaisme ; et tout ce qui, dans l'hindouisme et en particulier le shivaisme, porte sur la méditation et les bases théoriques du non-dualisme, vient du bouddhisme. Par exemple : les Yogasûtras. Par exemple : une grande partie des stances du Vijnâna Bhairava. Pas de détails ni d'argument pour le moment, mais j'y reviendrais.

Un âlâp du matin avec le grand Udaya Bhâvalkâra, à la dhrupadmelâ de Varânasî :



mardi 27 novembre 2012

Don't you love me ?

Le bouddhisme est la religion la plus intéressante au vu de sa capacité à répondre aux questions contemporaines dans un monde désacralisé par les découvertes scientifiques et dans lequel "Dieu est mort". Je dis ceci d'autant plus aisément que je ne suis pas bouddhiste, ni rien d'autre d'ailleurs.

Mais le système comporte des failles. Il engendre des abus de pouvoir - donc des abus de faiblesse : sexe et argent. Et pas seulement chez les "les lamas tibétains". 
La réponse standard à ces scandales consiste soit à rejeter le bouddhisme en bloc ; soit à accuser les individus jugés responsables : tel maître a eu une faiblesse en raison de son caractère, etc. Mais personne, ou presque, ne remet en cause le système. Comme dans le films hollywoodiens, la mise en avant des travers d'un individu (le méchant) permet de détourner l'attention du système lui-même (le système capitaliste, par exemple). Or, si les scandales se succèdent depuis des décennies, n'est-ce pas que le système lui-même - et non quelques brebis galeuses - les engendre ? Plutôt que de rejeter le bouddhisme, ou le bouddhisme tantrique, ou encore certains lamas ou roshis, il faudrait examiner les structures idéologiques, sociales, institutionnelles qui rendent possible ces abus et leur dissimulation. Sans parler de la responsabilité des "disciples".

Voyez ces documents en anglais (chose significative - alors que la France est le pays qui a la plus grande densité de centres bouddhistes !). N'oubliez pas que vous pouvez traduire avec "Google traduction":

Retour sur la carrière de Sogyal, l'un des cas les plus révoltant. Mais ce qui est encore plus révoltant, c'est l'absence d'esprit critique de ses disciples et des célébrités qui le soutiennent. 

Petite vidéo sur quelques victimes d'icelui :


J'entends déjà les chacaux aboyer contre "les horreurs du bouddhisme tantriste". Mais les maîtres zen ne sont pas en reste. Voyez ce site bien informé - "Un Coup de balais dans le zen" - et au ton assez neutre. Après Shimano et Genpo "Big Mind" Merzel, c'est le tour d'un vénérable vieillard, Sasaki Roshi. Or, il n'y a là rien de tantrique. Mais quoi alors ?

Sur le même site, le cas de Ken "I want your picture" Mac Leod, un disciple de Kalou devenu coach-consultant au Canada. Son site donne pourtant l'impression d'être bien pensé, "pragmatique", ouvert et conscient des abus possibles au sein des structures traditionnelles.

Voyez enfin l'article décapant (un parmi d'autres) de Mathias Steingass. Il donne l'impression d'être un theravâdin en guerre contre les superstitions du mahâyâna, mais cette réserve faite, ses remarques ne manquent pas de pertinence. J'aime bien son observation selon laquelle le dharma est dominé - étouffé ? - par la pratique du "j'aime" de Facebook, bref le "pouvoir de la pensée positive" : la dictature du "cool", du "positiver", de "l'amour" au goût de guimauve qui cachent à peine une lâcheté féroce et un égoïsme puérile. J'aime cette idée. Pas vous ?

P.S. : l'un des documents cités ci-dessus mentionne le controversé Nagkpa Chögyam. Selon quelques pieux chiens de garde de la pureté du vajrayâna, son terma serait un faux. Mais il n'est que trop évident que ces attaques contre un individu ne sont qu'une façon de détourner l'attention de la vraie question, celle qui ferait mal à leur cher système de croyances : comment savez-vous que vos "vrais" termas sont de vrais termas ? Comme Chögyam a de plus le malheur d'être un Occidental, les Occidentaux - qui se haïssent eux-mêmes comme jamais dans l’Histoire une civilisation ne s'était détestée - lui tombent dessus à bras raccourcix ; alors que Sogyal passe pour un sage authentique... Quel triste spectacle que celui des hommes !

Tenez, un peu de chant du grand, de l'immense Mukul Shivputra. Cela n'a rien à voir, mais j'aime bien ! :
उड़ जायेगा हंस अकेला,जग दर्शन का मेला ....


dimanche 25 novembre 2012

Et une coproduction conditionnée ! Vous aurez besoin d'autre chose ?




bouddhas sans nature de bouddha






J'ai comparé brièvement les deux grands systèmes du bouddhisme du grand véhicule, tout en affirmant qu'ils étaient incompatibles. Je persiste. Juste quelques précisions :

1-Quand je dis que seul le madhyamaka exprime l'Idée du Bouddha - du dharma -, je ne veux pas dire par là que je le juge supérieur au yogācāra.

2-Ces deux systèmes sont différents et incompatibles. Vouloir mélanger ces deux théories les affaiblit toutes deux.

3-On distingue souvent yogācāra et théorie de la nature de bouddha. Pour moi, l'un est le prolongement de l'autre. Pour commencer, Asaṅga est l'auteur-commentateur des traités de Maitreyanātha, auteur des traités qui systématisent le corpus des Ecritures sur la nature de bouddha.

4-J'appelle cette tradition fondée sur les soûtras "de la nature de bouddha" et systématisée par les traités de Maitreya, puis défendue par le yogācāra, du nom de shentong. Pour le shentong, le monde est vide de réalité, et la réalité, la nature de bouddha, est vide du monde.
Petit tableau :

madhyamaka
perfection de sagesse
deuxième roue du dharma
Nāgārjuna
textes récupérés sous terre
"tout est conditionné"

yogācāra
nature de bouddha
troisème roue du dharma
Asaṅga
textes récupérés dans les cieux
"tout est conditionné, sauf la nature de bouddha"

5-Au niveau des tantras, cette tradition shentong trouve sa formulation dans "les trois commentaires des bodhisattvas", trois textes extrêmement sophistiqués, datant des alentours de 1050. Le texte-tradition du shentong est la Roue du temps, tantra souvent présenté comme "explicite", mais en réalité le plus hermétique de tous les tantras et de loin le plus ambitieux sur le plan intellectuel, composé sans doute vers 1025. Dolpopa est, au Tibet, le meilleur formulateur de cette théorie shentong. Beaucoup  de penseurs tibétains sont shentong, même s'ils refuseraient (peut-être) cette catégorisation : la plupart des Karmapas, Kongtrul, y-compris Mipham. Ils précisent en effet la place du madhyamaka dans la graduation des théories, mais reviennent in fine aux positions shentong de Dolpopa.

6-Depuis des siècles, il est de bon ton de cracher sur Dolpopa comme sur un penseur grossier. Mais cela ne tombe pas juste. Son œuvre majeure, Le dharma de la montagne, n'est pas une œuvre de philosophie, mais une œuvre d'interprétation (d'exégèse) du corpus bouddhique. Pour le réfuter, il faudrait donc montrer que ses interprétations sont fausses. Ce qui n'a, à ma connaissance, jamais été entrepris. Et pour cause : ses interprétations des soutras de la nature de bouddha sont souvent justes. Ce qui pose un problème majeur de cohérence aux bouddhistes qui admettent la validité de ce corpus à égalité avec les soutras de la perfection de sagesse.

7-La solution alternative la plus facile, en apparence, consiste à dire que les soutras de la perfection de sagesse, et donc le madhyamaka, sont seuls vrais. Les soutras de la nature de bouddha ne seraient que des métaphores de la vacuité et de la puissance qui s'ouvrent à qui comprent la coproduction conditionnée. C'est l'option Guéloukpa. Le problème est que certains (beaucoup en fait) soutras de la nature de bouddha déclarent explicitement qu'ils sont supérieurs à ceux de la perfection de sagesse, lesquels ne seraient qu'une sorte de purification mentale.

8-En somme - et c'est la position enseignée aujourd'hui par la plupart des lamas kagyu et nyingma - le madhyamaka serait une sorte de théologie négative, un "neti, neti" bouddhiste, un pelage de l'onion mental. La pauvreté de cette vision, son caractère réducteur, apparaîtront aisément à toute personne se donnant la peine de lire un traité de madhyamaka (Mūlamadhyamakakārikā, Madhyamakāvatara ou Bodhicāryāvatāra) sans préjugé.

9-Une autre solution est celle de Longchenpa. Dans son Trésor des doctrines, il affirme que le madhyamaka est la théorie ultime. Puis il présente la nature de bouddha, non parmi les théories, mais comme métaphore de la voie des bodhisattvas. La nature de bouddha n'est pas une théorie : ainsi, le problème de savoir où la situer dans la hiérarchie des théories ne se pose plus.

10-Nāgārjuna a été trahit par ses disciples, comme Śaṃkara et tous les penseurs radicaux dans leur tradition. Même Candrakīrti, en forçant le trait du "je n'affirme rien, donc je suis imprenable", affaiblit la pensée de Nāgārjuna. Le madhyamaka fait partie de ces pensées du "tout ou rien" qui tolèrent mal les mélanges.

11-Maitrigupta et Atīśa sont en Inde, deux penseurs qui ont tenté de ressusciter un madhyamaka considéré pour lui-même et non plus au service d'une autre théorie. D'où le traitement étrange réservé à Maitrigupta dans la légende kagyupa. Dans cette optique, le madhyamaka n'est plus qu'une machine de défense ou d'attaque au service du prestige d'une secte, d'un monastère, ou d'une pratique sans rapport avec la vacuité. Alors que le madhyamaka est une pratique. La seule différence avec mahāmudrā est que mahāmudrā est potentiellement non monastique et non scolastique.

12-D'où, peut-être, la saillie de Maitripa/pâda/gupta contre un madhyamaka "non orné des paroles d'un maître", c'est-à-dire inélégant car scolastique. On pourrait croire que Maitripa dénigre ici la pensée, mais bien plutôt il regrette la momification du madhyamaka dans les grandes universités et il plaide pour un madhyamaka philosophique, vivant, pensé au sens moderne, c'est-à-dire librement médité ; pour cela, il me semble qu'il prône l'intervention des femmes comme autant de muses revivifiantes. Comme je l'ai suggéré plus haut, je suis d'accord avec ses critiques. "Employer" le madhyamaka au service d'une autre pratique présentée d'avance comme supérieure, c'est se fatiguer en vain.

13-La mahāmudrā est fondée sur le madhyamaka et les soutras de la perfection de sagesse, tout comme les traditions de Macig Ladreun et Phadampa. Or, nombre de hiérarques kagyu ultérieurs ont dénigré cette mahāmudrā pour lui préférer les "Six yogas". En effet, pour eux, seule la mahāmudrā tantrique - c'est-à-dire le yoga sexuel - est vraiment efficace. Ils raillent l'idée que la reconnaissance de "notre propre visage" (rang ngo shes pa) soit efficace, exactement comme Dolpopa l'a fait.

14-Cela ne signifie pas que le shentong et le yogācāra soient sans valeur. On peut les introduire, mais avec parcimonie. A mon avis, le moins est le mieux, car le cœur du dharma est véritablement la coproduction conditionnée inséparable de la vacuité. Mais il reste à établir ce qui est "récupérable" dans le corpus de la nature de bouddha et la phénoménologie du yogācāra.

15-Je suis d'avis que la Reconnaissance (pratyabhijñā) tire meilleur parti du yogācāra que le yogācāra ne le fait lui-même. Les autres traditions qui, toujours à mon avis, on bien tiré profit du yogācāra sont la mahāmudrā (mais il faudrait bien sûr détailler), le dzogchen et le Yogavāsiṣṭha, un texte non-bouddhiste (mais pas hindou non plus) composé au Cachemire vers 950.

16-Si j'étais bouddhiste, je préfèrerais m'en tenir au madhyamaka, tout en me tournant vers le shentong, mais avec la parcimonie la plus sévère. Il faudrait faire un travail de tri sur les soutras de la nature de bouddha, sur les textes du yogācāra et sur les tantras. Il existe un courant très important - majoritaire en fait - qui a en effet tenté de combinner madhyamaka et yogācāra en une sorte de propédeutique tantrique. A examiner de plus près. Mais l'oeuvre majeure dans ce domaine, le Tattvasaṃgraha de Śāntarakṣita et Kamalaśīla, est une montagne imposante. Cela en vaut-il la peine ? Qu'est-ce que cela ajoute au madhyamaka ?

17-Un dernier point : j'ai dis par le passé que les raisonnements anti-raisonnements ne marchaient pas au sens où ils laissent toujours un résidu, du genre "le concept-x anti-concept", illustré par l'image du capitaine Haddock aux prises avec un sparadrap. Mais cette critique peut être adressée au madhyamaka tronqué, conçu comme simple machine anti-concept. Pour le madhyamaka authentique, en revanche, cette critique est beaucoup moins facile à tenir. J'ai dit aussi que le madhyamaka me faisait penser à un ordinateur essayant de comprendre la conscience, la vie, le mouvement, l'âme, "ce que ça fait d'être Untel", etc. Un peu comme les paradoxes de Zénon. Amusants, mais idiots du point de vue spirituel. En fait, je dois préciser que cette critique tient seulement pour une partie des œuvres de Nāgārjuna : les chapitres contre le Nyāya dans les Mūlamadhyamakakārikā, la Yuktiśaṣṭikā et le Vaidalyaprakaraṇa. Sans doute parce que le Nyāya est lui-même une théorie d'un abord assez barbant : un genre de réalisme des idées, théiste des plus classiques. Le reste est certes d'apparence aride, mais pas indigeste. J'y reviendrais, afin de comparer les arguments madhyamakas contre la théorie yogācāra de la conscience et de la mémoire, avec les arguments de la pratyabhijñā contre ces mêmes théories.

 

vendredi 23 novembre 2012

A quoi ressemble le moteur ?




Nâgârjuna, un type bien (acteur indien homonyme)


Asanga en pleine tentative de réconciliation des secondes et troisièmes roues du dharma



 Avez-vous déjà essayé de lire des commentaires tibétains aux œuvres du Madhyamaka, par exemple celles de Nāgārjuna ?

Je ne sais pas pour vous, mais ce qui me frappe est qu'ils n'expliquent ni ne commentent les textes. Plus on avance dans le temps, plus cela se vérifie. Voyez Mipham ou Gorampa. Incontestablement brillants et éclairants pour situer le Madhyamaka par rapport aux autres courants, aux différentes tentatives de synthèse. Mais guère éclairants sur le Madhyamaka lui-même. Leur intérêt, ou plutôt leur obsession, repose uniquement en ceci : comment réconcilier les différents courants du bouddhisme ?

Ils parlent en général de trois" roues" : celle du bouddhisme ancien, qui serait axé sur une morale de la rétribution des actes ; celle de la vacuité, inspirée par les soûtras de la Perfection de sagesse et systématisée par Nāgārjuna ; et celle, enfin, de la Nature de Bouddha, systématisée par l'école Yogācāra. Cet ordre correspond à l'ordre d'apparition chronologique.

Le problème est le suivant : dans la roue sur la vacuité, il est enseigné que tout est produit en fonction de causes et de circonstances. Donc rien n'existe par soi, absolument, isolément. Tout est vide d'existence propre, indépendante. Tout est contingent, y-compris ce discours sur la contingence. Rien n'est absolu, tout est relatif. Au final, rien ne résiste à cet examen. Tout discours, y-compris celui-ci, s'éteint sans reste. C'est le nirvāṇa, c'est-à-dire le saṃsāra bien compris. Et ensuite ? Ensuite on diffuse spontanément ce message apaisant : c'est la compassion, l'activité d'un Bouddha. Fin de l'histoire, d'une histoire qui n'a jamais commencé.
Mais dans la roue de la Nature de Bouddha, en revanche, on enseigne le contraire à bien des égards. Selon ce cycle d'enseignements en effet, le discours sur la vacuité n'est qu'un moyen habile pour que l'esprit se détache des apparences, du corps, etc. Ce n'est pas une fin, seulement un commencement. Il faut ensuite reconnaître la Nature de Bouddha en nous, comme une pépite cachée dans sa gangue. Le monde des apparences est une illusion. La Nature de Bouddha est un absolu. Elle n'est pas contingente. Elle est une essence bienheureuse, permanente et infaillible ; alors que, pour la roue de la vacuité, cette historie de Nature de Bouddha n'est qu'une métaphore, un moyen habile pour faire passer la pilule de la vacuité. Autrement dit, les textes sur la Nature de Bouddha prennent littéralement le contrepied des textes de la première roue et de celle de la vacuité. Ce monde est contingent, mais il y a une réalité derrière les apparences, un absolu par-delà les relation, un être nécessaire qui transcende les contingences.

On voit que les deux points de vue sont irréconciliables. D'où les débats sans fin qui ont agité et qui continuent d'agiter la communauté tibétaine.

Selon moi, c'est la roue de la vacuité qui est bien l'enseignement authentique et final du dharma du Bouddha. Les soûtras sur la Nature de Bouddha ne sont que des stratagèmes pour attirer le client. 
Mais à un moment donné, sans qu'il soit possible de préciser lequel, certains bouddhistes, en Inde où aux alentours, ont pris cette métaphore pour une vérité littérale. Ainsi est née, à l'intérieur du bouddhisme, une seconde religion, un courant opposé au premier, une vision que l'on pourrait qualifier de "gnostique" tant elle est proche du dualisme platonicien et de ses prolongements hermétiques. La Nature de Bouddha est de fait un véritable embryon de lumière emprisonné dans notre corps, comme une lampe dans un vase. Un être pur, insubstantiel oui, mais non pas au sens où il serait contingent ; bien plutôt au sens ou il est fait de pure lumière, diaphane, immatériel. Pur dualisme donc. On l'a rapproché du Vedānta non dualiste. Mais c'est là un non-sens : le Vedānta n'enseigne rien de tel que cette idée d'un potentiel infini caché en nous qu'il faudrait manifester par une purification progressive. La Nature de Bouddha est plutôt dérivée de certaines affirmations du bouddhisme primitif, et aussi de développements parallèles dans les deux autres grandes religions de l'Inde : le śivaisme et le viṣnouisme. 

Pour moi, la solution du problème est donc simple, semble-t-il : la Nature de Bouddha est une métaphore pour exprimer ce qui ne peut l'être, ce qui n'a pas besoin de l'être. Pour l'expérience, c'est simple; il suffit que "quelque chose" se taise, comme une musique qui s'éteint, comme un cauchemars qui s'achève, comme une brume qui se dissipe, comme la résonance d'un bol "tibétain" qui s’atténue... Comme disent les shadoks : "S'il n'y a pas de solution, c'est qu'il n'y a pas de problème".
Mais pour les Tibétains, la chose est beaucoup moins aisée. Pour au moins deux raisons. La première est qu'ils croient dur comme fer que tous ces soûtras sont paroles de Bouddha. Ils ont donc tous la même autorité. Remettre ceci en question est impensable. La seconde raison est que cette Nature de Bouddha est un paradigme indispensable pour accueillir le vajrayâna, ses yoginîs et ses festins. A mon sens, il n'en est rien, mais il est vrai que la chose est délicate. Difficile de vider l'eau de ce bain-là sans vider le bébé avec.

Ce qui est plus intéressant pour moi (nous ?), c'est que ce débat ressurgit toujours, quelque soit les efforts, souvent brillant, pour trouver une synthèse, une conciliation, une troisième voie, etc.

Pourquoi ?
Parce que le problème sous-jacent est d'ordre philosophique. Or l'on ne peut résoudre les problèmes philosophiques que provisoirement.

Voici un tableau pour illustrer cette problématique et ses résurgences, ses avatars, ses tulkous, ainsi que ses échos (magiques bien sûr) dans d'autres courants de pensée.C'est, en somme, un coup d’œil sous le capot de nos chères sagesses. Les mains pleines de cambouis, je n'oblige évidemment personne à me suivre...

P.S. : Maitripa/ Maitrigupta est un prâsangika, comme Atîsha. Mais les Karmapas qui ont, pour nombre d'entre eux, consacrés leur carrière à trahir leur tradition de la Mahâmudrâ en la dénigrant au profit des Six yogas, ont inventé une histoire de Maitripa-le-défenseur-de-la-nature-de-bouddha (trop facile, vu l'homonymie avec Maitreyanâtha). Aïe, je sens que j'aggrave mon cas...

P.P.S. : En y revenant, je réalise que ce tableau dessert quelque peu le message que je voulais faire passer. A regarder ce tableau, on pourrait croire en effet qu'il s'agit de viser une synthèse et ajouter à l'un ce qui manque à l'autre. Or, je voulais dire précisément le contraire, à savoir, que le Madhyamaka est une voie complète en elle-même : il n'y a qu'à écouter ce que dit, par exemple, Candrakîrti à la fin de son Introduction au MadhyamakaSeuls les textes du genre Mahâmudrâ ont ajouté quelque chose à cette aproche, notamment par une formulation plus souple, davantage créative, et aussi par une revalorisation de la vie, du corps, des émotions... et des femmes (ce qui n'est certes pas rien). C'est, à rebours, une vision réductrice que de présenter le Madhyamaka comme une sorte de machine anti-concept qui fraierait la voie à "l'expérience directe" de la Nature de Bouddha. Telle est pourtant la présentation tibétaine usuelle aujourd'hui, en particulier chez les Kagyus, les Nyingmas et tous ceux qui ont cru au débat rangtong/shentong. Or le Madhyamaka est une voie qui débouche sur une expérience directe. La chose est répétée encore et encore. Mais ce n'est certes pas la faute des Tibétains. Le courant "Nature de Bouddha" est né, semble-t-il, vers les débuts de notre ère (?) en Asie centrale (??). Puis il a atteint une masse critique (en termes de volume des textes et de diffusion) au temps d'Asanga. Son (???) Uttaratantra est une sorte de certificat de reconnaissance officiel, qui a engendré ensuite (????) Vasubandhu, Dinnâga, Dharmakîrti et les débats que l'on connaît - sans les comprendre évidemment, au vu de leur caractère inextricable, comme Dharmakîrti s'en plaignait déjà de son vivant. Mais ce débat et ses oppositions thématiques - thématisées jusqu'à plus soif -, sont néanmoins intéressants en eux-mêmes comme illustration d'un problème philosophique et d'une situation existentielle, chose que j'indique notamment en plaçant le couple prakâsha/vimarsha dans mon tableau.
Mais pourquoi est-ce que je semble ainsi rejeter le yogâcâra qui, en tant que "phénoménologie bouddhique", semble infiniment plus proche de mes opinions que le Madhyamaka, que j'ai du reste critiqué ailleurs ? Pourquoi ce revirement apparent ? 

Vacuité
Madhyamaka
Prajñā
Lucidité critique
Connaissance
Théorie
Entendement
Rationnel

"Le tout est illusion, les parties sont réelles"

Sagesse
Corps absolu
Vacuité

Phase de perfection
Mahāmudrā
Dzogchen radical "ancien"
Pureté primordiale
Trekchöd
Expériences "intérieures"

Prakāśa
Śiva
Manifestation
Paradigme visuel
Conscience simple
Jñāna
Voie "directe"
Approche objective
 Intellectuel
Logique exclusive
Dialectique disjonctive
Analyse

Śaṃkara/Sâmkhya
Nāgārjuna
Mañjuśrī
Maître Eckhart
Pseudo-Denys
Salut par soi-même


Pas de distinction entre expérience pure/expérience impure

Pas d'expérience non-duelle


Nirvāṇa : fin de toute expérience, de toute évolution

Etc.
Nature de Bouddha
Yogācāra
Upāya
Technique
Action
Pratique
Volonté
Affectif

"Les parties sont illusion, le tout est réel"

Compassion
Corps formel
Apparences

Phase de création
Les six yogas
Dzogchen nyinthig "tantrique"
Prefection spontanée
Thögäl
Expériences "visionnaires"

Vimarśa
Śakti
Représentation
Paradigme tactile
Conscience réfléchie
Bhakti, yoga
Voie "graduée"
Approche subjective
Émotionnel
Logique inclusive
Dialectique conjonctive
Synthèse

Abhinavagupta
Asaṅga
Avalokiteśvara
Saint Bonaventure
Augustin
Salut par un autre


Distinction essentielle entre expérience pure et impure

Expériences non-duelles : Terres pures, visions, etc.

Nirvāṇa : début de nouvelles expériences, d'un nouveau progrès


Etc.