Je viens de finir de lire pour la seconde fois le texte de Gendun Choephel sur le Madhyamaka.
L'auteur est un aventurier, dzogchenpa, auteur d'un kâmasûtra, adepte de la folle sagesse (?) et excentrique qui mourrut en 1951 après quelques années dans les geôles du Potala et un retour à la liberté un peu trop arrosé...
Il est aussi l'auteur de l'Ornement de la pensée de Nâgârjuna, une œuvre à l'image de son auteur : brillant, provocateur, parfois excessif, et anti-scolastique. Il est, de plus, l'un des auteurs favoris de Namkhai Norbu, lequel a sans doute pu s'identifier à lui : ex-moine promis à un brillant avenir scolastique, dzogchenpa anti-intellectualiste, sympathisant communiste.
Dans la continuité de Mipham et Gorampa, Choephel considère en effet que le Madhyamaka est un culte de l'ineffable qui ne laisse pas intacte notre vision des choses. Cette interprétation est à l'opposé de celle de Tzongkhapa, fondateur de la puissante école guéloug, pour qui la compréhension de la vacuité d'existence propre laisse les apparences intactes - Tzongkhapa aurait en effet reçut l'ordre de Manjushrî de "sauver les apparences". Choephel objecte que cette vacuité-là ne sert à rien, puisqu'elle laisse intacte l'être-au-monde du vulgaire, ignorant (et donc) souffrant. A quoi bon alors toute cette sophistication, ce jargon scolastique ? demande un Choephel narquois. En effet, si la compréhension de la vacuité détruit seulement le concept que "cette table a une existence substantielle" sans détruire la table elle-même - sa substance même - alors le Madhyamaka ne serait qu'une vaste farce ! Ce serait se payer de mots. Pourquoi s'en prendre au "concepts d'existence propre" - concept si éloigné du vulgaire -, si c'est pour laisser la véritable croyance en une existence propre - la table elle-même - intacte ? C'est ainsi que la montagne-guélougpa accouche d'un madhyamaka-souris...
Ces objections ne manquent pas de pertinence. Choephel a fréquenté et a brillé dans les débats des grands monastères guéloug - l'école du "style vertueux" -, pour les quitter avec pertes (son titre de docteur du dharma) et fracas (qui finit par le mener en prison à son retour d'Inde).
Mais pour autant, son interprétation est-elle juste ? A mon sens, il tombe à côté.
Pourquoi ? Parce que, comme dit l'expression employée quelque part par Gorampa, à force de ne pas vouloir tombé d'un côté du cheval, on finit par tomber de l'autre côté. Dans les deux cas, on tombe. Tzongkhapa tombe du côté d'un réalisme du sens commun qui veut ménager la chèvre (la vérité ultime) et le choux (la vérité de surface). Choephel (et donc Mipham) tombe dans le travers opposé et non moins ruineux : la chèvre mange le choux, et meurt de faim. Enfin, la métaphore est mauvaise, car la chèvre de fait nie le choux (en le supprimant comme être extérieur à elle), mais le conserve comme... elle. Or Choephel ne tolère pas même cette aufhebung. Pour lui, la vérité ultime anéanti la vérité de surface "impure" pour ne laisser qu'une expérience pure, inconcevable : celle d'un Bouddha. Clairement, il pense à des pratiques visionnaires, yogiques, capables de transfigurer les apparences. Au fond, il se situe donc dans la lignée shentong, celle d'une via negativa bouddhiste qui nierait le relatif pour affirmer l'absolu indicible. Le Madhyamaka devient alors un culte de l'ineffable comme un autre, dans une perspective iréniste. Or, comme je l'ai dis, cette interprétation me semble sérieusement appauvrir le Madhyamaka. L'Idée de Nâgârjuna est-elle simplement de pointer vers une réalité cachée par les apparences ? De détruire les concepts pour révéler un absolu ? Si oui, alors pourquoi s'est-il donné toute cette peine ? N'aurait-il pas mieux fait de dire simplement "non", "non", à la manière de l'Upanishad ?
Bien plutôt, Nâgârjuna réfute le réductionnisme matérialiste dans sa forme la plus extrême - "le Soi est le corps" - mais il réfute également la thèse spiritualiste selon laquelle le Soi serait autre chose que le corps. De même, il réfute différentes conceptions de la causalité (dans sa première stance pour la voie du milieu), mais il laisse ensuite la place à une autre causalité, plus difficile à penser certes : la "production complète (des choses) en interdépendance" (comment traduire prati-îtya-sam-ut-pâda ?). Pratîtya peut se rendre par "interdépendant", mais aussi par "confirmé par l'expérience", "empirique". Quoi qu'il en soit, cette causalité-là est bien le versant positif de la vacuité :
Nous affirmons que la vacuité est
Le fait d'être produit en totale interdépendance.
Cette (simple) imputation faite sur la base (de cette production-là)
Est la seule voie du milieu.
Nâgârjuna, Stances pour la voie du milieu, 24, 18