lundi 24 décembre 2012

Au coeur du silence





J'ai essayé d'évoquer l'expérience du silence, toile de fond de l'expérience mystique.
Ce silence, quoique vivant, est simple, calme, nu et transparent, comme un ciel limpide illustré par un soleil couchant (ou levant !).

Mais il y a une autre dimension. A côté de cette expérience de lumière silencieuse et simple, il faut en effet distinguer celle, affective, du "cœur".

Ces deux aspects sont inséparables au sens où ils sont présents dans toute expérience. Néanmoins, ils forment comme deux pôles de la vie intérieure, entre lesquels se déploie le spectre des expériences singulières, innombrables et le plus souvent indicibles.

Bien que ces deux dimensions soient inséparables, elles sont parfaitement distinctes, au sens où l'on peut faire l'expérience de l'une, tout en demeurant parfaitement étranger à l'autre. L'expérience du silence est ainsi "athée", bien qu'elle ne soit pas nécessairement étrangère aux croyants. L'expérience du "je suis" ou du "cœur" est ainsi la source subjective de la croyance en un Dieu personnel, bien que cette expérience ne conduise pas nécessairement à une telle croyance puisqu'on peut fort bien l'interpréter autrement que comme un contact avec le Dieu personnel des croyants.

Ce que j'appelle ici "cœur" désigne ce saisissement que l'on éprouve au centre de la poitrine et qui peut se décrire comme félicité, amour, joie. La sensation - car cette dimension touche bien plus au ressenti que l'expérience du silence simple - est celle d'embrasser quelqu'un, de s'évanouir, de se laisser tomber "en arrière", de reposer sa tête sur une poitrine réconfortante, de recevoir une caresse, mais aussi d'éternuer, de perdre connaissance, de se laisser flotter, habiter, posséder, enlever, etc. Mais ici, ce ressenti est indépendant de ces circonstances. On éprouve une sorte de corps intérieur au corps habituel, comme un autre nous-mêmes qui serait en nous, toujours, mais presque toujours oublié.

Outre qu'elle est affective, cette dimension est toujours accompagnée d'une intense prise de conscience de soi sur le mode du "je suis je", bien que, paradoxalement, cette conscience puisse être extrêmement ténue. C'est aussi ce que nous ressentons spontanément quand nous pensons "je" sans ajouter aucun "cela".

Bien entendu, il existe d'infinies nuances sur ce nuancier infini qu'est la vie intérieure.

Un tableau :

Silence
Félicité
Être simple
Ressaisissement
Cognitif
Affectif
Connaissance
Volonté
Vision
Toucher
Témoin
Contact intime
Pas de centre
Sensation d'un centre
Être simple sans retour
Prise de conscience
"Cela"
"Je suis je"
Lumière - prakāśa
Prise de conscience - vimarśa
Bouddhisme
Hindouisme
Impersonnel
Personnel
Etc.
Etc.

Le dharma du Bouddha privilégie bien sûr la première dimension, celle du silence impersonnel, car son acte fondateur consiste à se méfier de toute subjectivité. Cependant, elle est bien présente, notamment sous les formes essentielles de la compassion, de la "fierté divine" et de la félicité-vacuité.

Ces deux pôles, de par leur opposition relative, animent la vie intérieure et la font croître "comme les deux ailes d'un oiseau".

Exemple d'application : dans les recueillements sur le souffle décrits dans le Trika, le repos à la fin de l'expiration ("à la fin des douze largeurs de doigt") est souvent accueilli comme une évidence. Le repos à la fin de l'inspiration (dans le centre-"cœur"), en revanche, est souvent ressenti comme moins évident. En réalité, ces deux "repos" correspondent, respectivement, au silence et au cœur. Or, de manière générale, l'expérience du silence est plus évidente pour la plupart des gens car elle paraît davantage "neutre". L'expérience du cœur, de par sa texture affective et, donc, émouvante, se trouve être plus souvent rejetée. Cela étant, les deux sont à égalité, aucune n'est supérieure à l'autre. Elles sont simplement complémentaires et inséparables, bien que l'une puisse prédominer dans tel ou tel état ou expérience.

7 commentaires:

  1. Tu es de retour de l'Inde? Bonnes fêtes de fin d'année !

    Je comprends ce que veux tu faire avec ce tableau et il correspond à l'idée générale que l'on a au sujet de l’hindouisme et du bouddhisme. Mais, j'arrive de moins en moins à distinguer les deux. Je pense même que cette distinction n'est plus tenable et le sera de moins en moins au fur et à mesure que nous progressons dans nos connaissances des deux systèmes.

    Il y a plusieurs théories sur les causes de la disparition du bouddhisme en Inde. Le facteur des conquêtes musulmanes y a certes contribué, mais je pense qu'à la fin (11-14ème siècle), les deux systèmes s'étaient tellement approchés l'un de l'autre, qu'il était devenu difficile de les distinguer. C'est ce qu'aurait déclaré Atisa à la mort d'Advayavajra, qui pour lui était la seule personne capable de voir et expliquer les différences.

    Les religions servent aussi des marchés et suivent les désirs et les besoins de leurs consommateurs.
    Il n'est pas certain que le bouddhisme froid (que certains appellent d'ailleurs bouddhisme protestant) que l'on trouve dans la colonne de gauche ait jamais existé. Comment aurait-il fait pour survivre sans le "peuple". "Vous n'avez pas le monopole du cœur" pourrait dire le bouddhisme de la colonne de gauche à l’hindouisme de la colonne de droite. Où sont d'ailleurs les quatre brahmavihara ou le projet du bodhisattva ?

    Il reste que la différence majeure semble être l'affirmation positive "je suis je", qui est superflue dans le bouddhisme. Ou plutôt, quand le réel est vidé de ce qu'il n'est pas, c'est-à-dire le contenu (le "atta" dont le bouddhisme ancien déclare qu'il n'est pas l'absolu, et qu'il ne faut pas s'approprier (anatta)) qui change continuellement, le bouddhisme ne fait aucune affirmation à son sujet, il ne va pas remplir le vide (qui n'est d'ailleurs pas néant stérile) ainsi apparu avec des affirmations, qui se prêtent si facilement à des synthèse mentales, et par là à l'éloignement de la vacuité fertile si on leur attribue trop de réalité. Il ne va pas reboucher l'ouverture apparue par la non appropriation de contenus éphémères, ni l'exploiter d'aucune manière.

    Mais même sur ce point, le bouddhisme tardif s'est beaucoup approché de l’hindouisme et s'est quasiment confondu avec lui. Au long de son histoire au Tibet, les bouddhistes se sont reprochés mutuellement une proximité trop grande du Soi hindou. Quand les méthodes "habiles" (upaya), imitent et utilisent "habilement" les rituels brahmanistes, taoïstes et autochtones, et que l'on finit par oublier qu'il s'agit de "méthodes habiles", on s'éloigne aussi de la vacuité... Tel est pris qui croyait prendre.

    Il est difficile de préconiser une méthode et d'éviter par la même occasion que les gens s'y investissent (y investissent leur coeur). C'est pourquoi régulièrement apparaissent des approches plus mystiques qui préconisent des non-méthodes. Selon moi, un simple correctif, car comment empêcher que même la non-méthode soit traitée comme une "méthode". Les gens sont ainsi faits, car ils ont tous un coeur et de l'affectif. Les non-méthodes, la vacuité, la voie négative etc. ont alors peut-être pour fonction de tempérer un excès de l'élan du coeur ?

    Joy

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  2. Bonnes fêtes à toi !

    Je crois en effet qu'une partie de l'hindouisme est allé vers le bouddhisme (le shivaïsme du Cachemire pour faire simple) et qu'une partie du bouddhisme est allé vers l'hindouisme (le vajrayâna). J'espère pouvoir illustrer cela de manière concrète et précise dans la traduction du commentaire du Vijnâna Bhairava sur laquelle je travaille.

    Par contre, je crois que les razzias musulmanes sont, de loin, la principale cause de la disparition du bouddhisme. L'argument d'un bouddhisme qui se serait fondu dans l'hindouisme ne tient pas, car de nombreuses sectes hindoues sont proches les unes des autres ou quasiment identiques : elles n'ont pas pour autant disparues par fusion. Cela est vrai aussi pour le jaïnisme.

    Le brahmavihâra sont indiqués en dessous par la mention de la compassion. J'ai voulu être bref. Mais j'ai aussi dit que les deux pôles sont inséparables. Distincts, oui, mais inséparables. Impossible de les isoler à l'état chimiquement pur.

    Il faudrait s'entendre sur le "Soi hindou". A ma connaissance, les bouddhistes parlent presque exclusivement du Soi du Nyâya. Rien, ou presque, sur le Vedânta ou la Pratyabhijnâ. Rien, en fait.

    Ces deux dimensions de la vie intérieure se complètent et, en un sens, se corrigent mutuellement, oui. Dans la "félicité-vacuité", la vacuité "corrige" la félicité, neutralise son pouvoir obnubilant pour en faire une "gnose" libératrice.

    Par contre, sur le plan collectif, religieux, je crois que c'est sans espoir... Il y aura toujours réification et chute dans les extrêmes, même dans le dharma du Bouddha, lequel est pourtant, à mes yeux, la religieux la plus lucide sur les travers de toute religion.

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  3. Aurais-tu une explication pourquoi seul le bouddhisme a disparu entièrement ? Si nous pensons au bouddhisme comme le bouddhisme froid (« protestant ») et athée, on peut imaginer pourquoi il était particulièrement visé. Mais cette forme de bouddhisme ne correspond pas au bouddhisme si difficile à distinguer de l’hindouisme. Le même type de divinités, d’initiations, de rituels d’offrandes, homa, récitation de mantra, divination…

    Des maîtres comme Naropa, étaient devenus laïcs, vivaient en dehors des monastères, étaient très prospères, avaient des serviteurs, entretenaient des liens avec les princes et les seigneurs. Apparemment Maitrīpa jouait le/la ? vina… Qu’est ce qui permettait de distinguer ces maîtres bouddhistes tantriques des maîtres hindous ?

    Je me demande si une partie de la raison était que le bouddhisme était plus concentré, du fait du lien monastère-bienfaiteurs. Il avait besoin d’une structure plus lourde. Il avait des grands centres monastiques, avec des fidèles autour. Mais en dehors de ces grands centres, le bouddhisme n’était peut-être pas très répandu, contrairement à l’hindouisme.

    Pour le « Soi hindou ». Selon qu’il est compris, il peut être une réification du réel impersonnel. Y faire référence, en parler, le décrire, le viser etc. peut créer un genre d’effet Larsen. « Cet effet se produit lorsque l'émetteur amplifié (exemple : haut-parleur) et le récepteur (exemple : microphone) d'un système audio sont placés à proximité l'un de l'autre. Le son émis par l'émetteur est capté par le récepteur qui le retransmet amplifié à l'émetteur. Cette boucle produit un signal auto ondulatoire qui augmente progressivement en intensité jusqu'à atteindre les limites du matériel utilisé, avec le risque de l'endommager ou même de le détruire. » (wikipedia)

    Une sorte de dédoublement en un émetteur et un récepteur. Avec un va-et-vient infini entre l’un et l’autre, un genre de barattage qui peut produire une écume, que l’on pourrait prendre pour une substance. Le sentiment d’exister ajoute-t-il quelque chose à l’existence en tant qu’existence ? Certains répondront peut-être le plaisir, mais ce plaisir n’est-il pas déjà un plaisir déformé par l’effet Larsen ? Je pense ici aussi à Kundera quand il parle de l’homme sentimental et du kitsch.

    Sur le plan collectif, c'est en effet sans espoir. J'avais vraiment l'espoir dans les années 70 qu'on allait sortir des réflexes identitaires (nationalisme, sectarisme religieux etc.). Certains doivent y trouver de l'intérêt et l'entretiennent, puis il faut croire qu'il y ait un véritable besoin identitaire.

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  4. Le bouddhisme a disparu entièrement parce qu'il est RADICALEMENT athée, bien plus que le jaïnisme. Cela, les mollahs l'ont bien compris, et encore aujourd'hui, le bouddhisme est considéré comme une abomination singulière. Regarde sur You Tube...
    Le tantrisme en général a aussi disparu, entièrement, du moins sous sa forme première. Le shivaïsme et le vishnouïsme ont péri, sauf dans le Sud, au Népal et à Bali. Le bouddhisme a disparu entièrement, mais c'était aussi le tantrisme qui était visé. Là où le tantrisme a survécu, une forme de bouddhisme a survécu, comme au Népal et à Bali - à l'exception, il est vrai, du Sud de l'Inde. Le tantrisme qui semble avoir survécu, surtout au Bengale, ce sont des fragments de shivaïsme et de bouddhisme, sous la forme de la tradition des "Dix Mahâvidyâs", très populaire aujourd'hui.
    Donc, je répète, deux choses ont disparues : le bouddhisme à cause de son athéisme ; et le tantrisme, à cause de son idolâtrie apparente. Concrètement, les "universités" bouddhistes ont été rasées, de même que les monastères shivaïtes. Le shivaïsme était aussi dépendant que le bouddhisme de ses liens avec les patronages royaux et marchands. Il n'existe pas un seul exemple de shivaïsme sans patronage royal.
    L'hindouisme d'avant et d'après le XIIè siècle sont deux religions distinctes. Il y a du "tantrisme" dans les deux, mais la ressemblance n'est qu'apparente. Presque toutes les lignées shivaïtes ont été interrompues. Au Cachemire, par exemple.
    Par ailleurs, il est clair que l'"hindouisme" est une catégorie par défaut, inventée par les Musulmans. La capacité de l'hindouisme à survivre s'explique dès lors par le fait que cet hindouisme n'a pas d’identité doctrinale aussi définie que le bouddhisme. Paradoxalement, l'hindouisme survit mieux parce qu'il n'a pas de Soi. On ne peut mettre le doigt sur les "dharmamudrâs" de l'hindouisme, sauf peut-être au XXè siècle, et encore...
    Qu'est-ce qui permettait de distinguer les maîtres hindous et bouddhistes au XIIe ? Je crois qu'ils savaient très bien se distinguer ! même si les bouddhistes entretenaient parfois la confusion. Aujourd'hui encore, les maîtres shivaïtes et vishnouïtes appartiennent à des ordres de renonçant identiques en pratiques et très proches sur les rituels, basés sur les Upanishads. Pourtant, ils passent leur temps à polémiquer. Parfois, une distinction doctrinale s'impose certes (voir l'Advaitâmoda, composé au XXe par un pandit qui enseignait à la fois le kevalâdvaita et le vishishtâdvaita - ses disciples se demandaient à quelle tradition il appartenait -, traduit par Comans). Cette confusion récurrente est l'un des problèmes du tantrisme. D'où l'importance des marques sectaires (linga) et des signes de reconnaissance secrets (chommâ, mudrâ), ainsi que du caractère secret des mantras. Ce problème s'est aussi posé dans le christianisme : c'est le phénomène de l'hérésie.

    "Le sentiment d’exister ajoute-t-il quelque chose à l’existence en tant qu’existence ? "
    Du point de vue de la pratyabhijnâ, oui. Le sentiment est le pouvoir de prise de conscience de soi (vimarsha), sans lequel il n'y aurait rien. Pas d'être dans conscience d'être. Évidement, cette conscience peut être "impure", réifiée, aliénée - c'est le vikalpa. Le "Larsen", c'est peut-être le glouton dont parle Abhinava, par opposition au gourmet, sobre et doué de sensibilité (sahridaya). Mais ceci fait partie intégrante de la toute-possibilité de la conscience.

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  5. Merci de tes réponses très éclairantes David.

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  6. Merci à toi pour ton travail patient et persévérant, en plus de ton ouverture d'esprit.
    Je suis rentré d'Inde. Ah, je peux enfin me reposer !

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  7. Ce n'est que mon avis avis, mais si l'on se place du coté du tableau dit "Bouddhiste" il y a comme quelque chose de "morbide". Comme une négation de ce qui est l'expèrience intime. Ce contact du souffle expiré fondu dans le Soleil est décrit avec tant de beauté et de limpidité par les grands maîtres Shivaïtes qu'il est légitime de se demander si les bouddhistes parlaient bien de la même Réalisation...

    Même chez des grands pratiquants la chose n'est pas forcément claire entre une Conscience encore soumise au vikalpa et cette Réalisation ou le soleil et la lune sont parvenus à se fondre dans le coeur.

    Je crois que beaucoup de bouddhistes ont une vision fausse de la libération. J'en veux pour preuve la beauté, la précision et la limpidité des textes comme la maharthamanjaji et la Stavacintamani.
    A ma connaissance, il n'existe pas d'oeuvres comparable chez les Bouddhistes. L'on trouve de très beaux textes sur la vague innée de la Conscience mais rien d'aussi lumineux.

    Je fus très agréablement surpris de lire ton texte.
    Merci pour ce partage !

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