samedi 29 décembre 2012

Y a-t-il des expériences hors du corps ? La conscience est-elle indépendante ?

Dans les cercles spirituels, tous ou presque croient aux expériences de "mort imminente" (NDE en anglais). Le cerveau étant temporairement inactif suite à un coma ou une maladie, l'expérience consciente resterait néanmoins possible, ce qui constituerait une preuve de l'existence de la conscience indépendamment du cerveau.

Un livre est en tête des ventes aux USA sur le sujet, dans lequel un neurochirurgien rapporte qu'il a pénétré le "Cœur" (the Core) - un monde merveilleux, un paradis -, et que le "Mal existe seulement pour mettre en valeur le libre-arbitre"  (soit dit en passant, c'est à cause de ce genre d’argument que la croyance en un Dieu personnel me paraît profondément immorale).

Sam Harris, athée militant et ancien pratiquant du dzogchen, critique son livre. Les NDE n'apportent aucune preuve crédible d'une activité consciente indépendante d'une activité cérébrale. Puis, à contre-pieds de ce que l'on attend d'un matérialiste, il rapporte l'expérience d'un enseignement reçu par lui en rêve :

"Le lama dans mon rêve commença par demander qui j'étais. Je répondis en donnant mon nom. Apparemment, ce n'était pas la réponse qu'il attendait.
"Qui es-tu ?" demanda-t-il à nouveau. A présent, il me fixait droit dans les yeux et pointait mon visage avec le doigt tendu. Je ne savais pas quoi dire.
"Qui es-tu ?" dit-il à nouveau, toujours en pointant son doigt.
"Qui es-tu ?" dit-il une dernière fois, mais à ce moment il déplace son regard et son doigt, comme s'il s'adressait à présent à une personne sur ma gauche. L'effet était assez époustouflant, car je savais (pour autant que l'on puisse savoir quoi que ce soit dans un rêve) que nous étions seuls. Le lama pointait clairement vers quelqu'un qui n'était pas là, et soudain j'ai pris conscience de ce que je considère dorénavant comme une vérité importante sur la nature de l'esprit : subjectivement parlant, il n'y a que la conscience et ses contenus ; il n'y a pas de Soi "à l'intérieur" qui soit conscient. La sensation d'être l'expérimentateur de notre expérience, plutôt que d'être identique à la totalité de notre expérience, est une illusion. Le lama dans mon rêve semblait déconstruire cette sensation d'être un Soi et, durant un bref instant, il l'a ôté de mon esprit. Je me réveillais avec la certitude d'avoir aperçu quelque chose de profond."

Ce qui est intéressant dans cette anecdote, c'est que le lama pointe son absence de visage, exactement la même que je vois et que vous voyez sans doute en ce moment dans la direction pointée par ce doigt :




Dans la tradition du dzogchen, tradition à laquelle appartenait ce lama et à laquelle s'intéressait Harris, ce doigt qui pointe est une méthode simple pour introduire l'élève à son "vrai visage" dépourvu de tous traits personnels :



Par la suite, Harris a rencontré, semble-t-il, ce lama au Népal. Mais, sceptique et, surtout, honnête, il n'en n'a pas tiré la conclusion que sa conscience avait voyagé hors de son corps et qu'il avait rencontré ce lama "en rêve".
De fait, les traditions non-dualistes n'affirment pas qu'il existe une conscience indépendante du corps et qui aurait le pouvoir de sortir de ce corps, notamment durant les rêves. C'est bien là une croyance populaire, mais elle est réfutée dans presque tous les textes que je connais, à commencer par des penseurs Gaudapâda, et jusqu'à un auteur pourtant visionnaire au plus haut point comme Dudjom Lingpa. Selon eux, le doigt qui pointe, pointe vers une conscience qui est partout et nulle part. La conscience n'est pas une chose localisée dans une dimension spatio-temporelle. Elle est l'espace qui accueille toutes les expériences. Ce sont les expériences qui se succèdent en nous - en la conscience - qui produisent l'illusion d'un déplacement. La conscience ne se déplace pas. Elle n'est nulle part. Tout lieu a lieu dans l'ici-et-maintenant de la conscience.

Toutefois, le doigt qui pointe établit-il que la conscience existe indépendamment du cerveau ?

D'un côté, oui, car mon cerveau, si on me le montre sur un écran, là-bas à un mètre, apparaîtra en réalité ici, à zéro centimètres, dans l'espace vide et conscient que l'on peut nommer "conscience". Il semblerait ainsi que le cerveau ne puisse apparaître hors de la conscience et sans elle, ce qui établirait l'indépendance de la conscience par rapport au cerveau et à toutes choses.

D'un autre côté, force est de constater également que la conscience ne manifeste rien sans cerveau, puisque la moindre altération dudit cerveau entraîne une altération de la conscience comme pouvoir de manifestation. Quand le cerveau reçoit un choc, ce pouvoir semble même cesser (provisoirement). De même durant le sommeil profond. Le non-dualiste répondra sans doute que ce n'est pas la conscience qui disparaît comme pouvoir de manifestation, mais ce sont simplement les objets qui disparaissent. Peut-être. Mais en quoi une conscience qui ne manifeste rien est-elle différente d'une absence de manifestation - donc d'une absence de conscience ? Une nuit noire est bel et bien une nuit noire : si un rayon de lumière la traverse, mais que cette nuit reste noire en l'absence d'objets présents pour refléter et ainsi rendre cette lumière évidente, alors en quoi diffère-telle d'une nuit noire sans rayon de lumière qui la traverse ? Je note, au passage, que l'existence, maintenant et après la mort, d'une conscience impersonnelle, n'est guère différente pratiquement de l'inconscience dont parlent les matérialistes. "Je suis conscience éternelle, omniprésente comme l'espace. Après la mort ? Plus de corps-esprit, plus d'histoire individuelle !" Admettons. Mais alors quelle différence cela fait-il avec le matérialiste qui croit que seul l'espace infini, omniprésent, éternel et impersonnel persistera après sa mort et toutes les morts ? 

Bref, quelle différence entre une conscience impersonnelle et l'inconscience pure et simple ?

Je note également que Douglas Harding émet des réserves quant à cette conscience impersonnelle. Il avoue qu'elle ne le console pas entièrement. Une survie ne peut-être que personnelle, ou alors la différence entre survie et non-survie ne sera plus qu'un mot. N'est-ce pas ?

Subjectivement, tout est dans et par la conscience.
Objectivement, tout est dans et par le cerveau, lequel dépend à son tour d'innombrables objets, jusqu'à l'univers entier.

D'un point de vue, je suis conscience absolument indépendante.
De l'autre, je ne suis que dépendance.

Peut-on réconcilier ces deux points de vue ?

mardi 25 décembre 2012

The man with no head

Un beau documentaire de Richard Lang sur Douglas Harding.



Douglas E. Harding a été encouragé par C. S. Lewis, auteur du Monde de Narnia et ami proche de J. R. R. Tolkien. It's a small world (in a wide emptiness).

Toute science dépassant



Je suis entré où ne savais
et je suis resté ne sachant,
toute science dépassant.
Moi je n'ai pas su où j'entrais,
mais lorsqu'en cet endroit me vis
sans savoir où je me trouvais
de grandes choses j'ai compris ;
point ne dirais ce qu'ai senti,
car je suis resté ne sachant,
toute science dépassant.

De piété, de quiétude
c'était la science parfaite,
au profond d'une solitude
une voie entendue directe ;
c'était là chose si secrète
que suis resté balbutiant,
 toute science dépassant.

J'étais en tel ravissement,
si absorbé, si transporté,
qu'est demeuré mon sentiment
de tout sentir dépossédé,
ainsi que mon esprit doué d'un comprendre non comprenant,
toute science dépassant.

Qui en ce lieu parvient vraiment,
de soi-même a perdu le sens,
ce qu'il savait auparavant
tout cela lui semble ignorance,
et tant augmente sa science
qu'il en demeure ne sachant,
toute science dépassant.

D'autant plus haut il est monté
et d'autant moins il a compris
quelle ténébreuse nuée
peu à peu éclairait la nuit ;
ainsi qui savoir en a pris
demeure toujours ne sachant,
toute science dépassant.

Il est ce non-savoir sachant
chargé d'un si puissant pouvoir
que les sages argumentant
n'en tireront jamais victoire,
car il ne peut, tout leur savoir,
ne point comprendre en comprenant,
toute science dépassant.

Et une si haute excellence
est en ce suprême savoir,
que ni faculté ni science
de le défier n'a pouvoir ;
qui de soi tirera victoire
avec un non-savoir sachant,
il ira toujours dépassant.

Et si vous désirez l'ouïr,
cette souveraine science
consiste en un très haut sentir
de la toute divine essence ;
c'est une oeuvre de sa clémence
faire rester ne comprenant,
toute science dépassant.

Attribué à Jean de la Croix, dans un recueil de nouvelles traductions à la Pléiade, pp. 879-881

Si l'on se réfère au schéma des deux dimensions de l'expérience mystique décrits ici et , ce poème évoque plutôt l'expérience du silence, tandis que le poème de la flamme d'amour vive (traduit p. 875) illustre plutôt l'expérience du cœur ou du "je suis je". Cela étant, la présente pièce évoque aussi bien ce ressaisissement immédiat, ce saisissement intérieur, quand il parle d'un "très haut sentir" au dernier couplet. Tous les poèmes de Jean de la croix peuvent être compris ainsi. Ces deux pôles sont d'ailleurs résumés dans une courte pièce consacrée à Noël (p. 931) :

Noël

Le Verbe divin [prise de conscience, vimarsha, 2]
la Vierge [silence, vacuité, prakâsha, 1] le porte,
elle est en chemin [être simple, 1] :
Qui ouvre sa porte ? [ressaisissement, retournement, 2]

Ou encore :

Somme de la perfection 

Oubli de la création,
mémoire du Créateur,
attention à l'intérieur,
l'ami, sans cesse l'aimer.

Etc., etc.

lundi 24 décembre 2012

Au coeur du silence





J'ai essayé d'évoquer l'expérience du silence, toile de fond de l'expérience mystique.
Ce silence, quoique vivant, est simple, calme, nu et transparent, comme un ciel limpide illustré par un soleil couchant (ou levant !).

Mais il y a une autre dimension. A côté de cette expérience de lumière silencieuse et simple, il faut en effet distinguer celle, affective, du "cœur".

Ces deux aspects sont inséparables au sens où ils sont présents dans toute expérience. Néanmoins, ils forment comme deux pôles de la vie intérieure, entre lesquels se déploie le spectre des expériences singulières, innombrables et le plus souvent indicibles.

Bien que ces deux dimensions soient inséparables, elles sont parfaitement distinctes, au sens où l'on peut faire l'expérience de l'une, tout en demeurant parfaitement étranger à l'autre. L'expérience du silence est ainsi "athée", bien qu'elle ne soit pas nécessairement étrangère aux croyants. L'expérience du "je suis" ou du "cœur" est ainsi la source subjective de la croyance en un Dieu personnel, bien que cette expérience ne conduise pas nécessairement à une telle croyance puisqu'on peut fort bien l'interpréter autrement que comme un contact avec le Dieu personnel des croyants.

Ce que j'appelle ici "cœur" désigne ce saisissement que l'on éprouve au centre de la poitrine et qui peut se décrire comme félicité, amour, joie. La sensation - car cette dimension touche bien plus au ressenti que l'expérience du silence simple - est celle d'embrasser quelqu'un, de s'évanouir, de se laisser tomber "en arrière", de reposer sa tête sur une poitrine réconfortante, de recevoir une caresse, mais aussi d'éternuer, de perdre connaissance, de se laisser flotter, habiter, posséder, enlever, etc. Mais ici, ce ressenti est indépendant de ces circonstances. On éprouve une sorte de corps intérieur au corps habituel, comme un autre nous-mêmes qui serait en nous, toujours, mais presque toujours oublié.

Outre qu'elle est affective, cette dimension est toujours accompagnée d'une intense prise de conscience de soi sur le mode du "je suis je", bien que, paradoxalement, cette conscience puisse être extrêmement ténue. C'est aussi ce que nous ressentons spontanément quand nous pensons "je" sans ajouter aucun "cela".

Bien entendu, il existe d'infinies nuances sur ce nuancier infini qu'est la vie intérieure.

Un tableau :

Silence
Félicité
Être simple
Ressaisissement
Cognitif
Affectif
Connaissance
Volonté
Vision
Toucher
Témoin
Contact intime
Pas de centre
Sensation d'un centre
Être simple sans retour
Prise de conscience
"Cela"
"Je suis je"
Lumière - prakāśa
Prise de conscience - vimarśa
Bouddhisme
Hindouisme
Impersonnel
Personnel
Etc.
Etc.

Le dharma du Bouddha privilégie bien sûr la première dimension, celle du silence impersonnel, car son acte fondateur consiste à se méfier de toute subjectivité. Cependant, elle est bien présente, notamment sous les formes essentielles de la compassion, de la "fierté divine" et de la félicité-vacuité.

Ces deux pôles, de par leur opposition relative, animent la vie intérieure et la font croître "comme les deux ailes d'un oiseau".

Exemple d'application : dans les recueillements sur le souffle décrits dans le Trika, le repos à la fin de l'expiration ("à la fin des douze largeurs de doigt") est souvent accueilli comme une évidence. Le repos à la fin de l'inspiration (dans le centre-"cœur"), en revanche, est souvent ressenti comme moins évident. En réalité, ces deux "repos" correspondent, respectivement, au silence et au cœur. Or, de manière générale, l'expérience du silence est plus évidente pour la plupart des gens car elle paraît davantage "neutre". L'expérience du cœur, de par sa texture affective et, donc, émouvante, se trouve être plus souvent rejetée. Cela étant, les deux sont à égalité, aucune n'est supérieure à l'autre. Elles sont simplement complémentaires et inséparables, bien que l'une puisse prédominer dans tel ou tel état ou expérience.

mardi 11 décembre 2012

Le souvenir prouve-t-il la permanence de la conscience ?




"Si j'ai pu retrouver mon os, c'est bien que j'étais conscient lorsque je l'ai enterré, non ?"



A ma connaissance, il n’y a pas eu de riposte bouddhiste à la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñā). Toutefois, certains bouddhistes mādhyamikas, en critiquant la thèse yogācāra d’une conscience de soi, formulent des arguments qu’il est intéressant d’adresser – anachroniquement s’entend -, à la Reconnaissance.
L’un de ces arguments est celui formulé par Śāntideva dans son Introduction à l’éthique des êtres-en-éveil. En substance, il concerne la mémoire. Selon la plupart des philosophes, le phénomène de la mémoire prouve qu’il y a une certaine permanence, un Soi (thèse des brahmanistes), du moins une continuité entre les cognitions (thèse des yogācārins). En effet, si je me souviens avoir mangé un croissant ce matin, n’est-ce pas parce que j’ai perçu directement ce croissant ? Autrement dit, la mémoire ne semble-telle pas établir qu’un seul et même sujet été présent lors de l’expérience passée et lors du souvenir présent ?
Śāntideva répond par l’exemple d’un ours hibernant mordu par un rat. Au printemps, en voyant la blessure, il se dit qu’il a été mordu. Mais ceci n’implique pas qu’il ait été conscient au moment de la morsure. Il ne l’a pas perçue, sentie, expérimentée. Son « souvenir » ne ressuscite pas une expérience passée, il construit simplement une représentation qui ressemble à un souvenir sur la base d’une inférence. « Il n’y a pas de ce genre de blessure sans une morsure de rat, de même qu’il n’y a pas de fumée sans feu », se dit l’ours. Et si l’on se demande comment l’ours a pu établir une telle relation, on peut répondre (même si Śāntideva ne le fait pas) que l’ours l’a vue sur un autre ours endormi, mordu par un rat.
Or, l’on peut appliquer cette même explication de la mémoire à la thèse d’une conscience toujours présente jusque dans le sommeil profond : si, au réveil, on se dit « je dormais, je n’étais conscient de rien », cela n’établit pas que nous étions conscient de ce rien, mais bien plutôt que nous avons inféré, sur la base du spectacle répété d’autres personnes endormies, que nous étions endormis et conscients de rien. Donc cet argument du sommeil profond, classique dans le Vedānta, ne serait pas valable.
Que faut-il en penser ? Est-il possible d’expliquer la mémoire sans supposer une conscience continue qui soit la même dans l’expérience passée et le souvenir présent ? Peut-on réduire le souvenir à une simple inférence ?

dimanche 9 décembre 2012

Comment faire silence ?

L'Inde est sans doute un pays où le calme est rare. De plus en plus. Retranché dans un hôtel de luxe, j'entend des haut-parleurs cracher leurs bruits stridents de l'aube jusqu'à minuit. Que faire ou ne pas faire ? Où aller ? Comment trouver un peu de calme dans ce tohu-bohu ?

Un exemple de silence naturel

 Quand un professeur veut le silence, que fait-il ? Il peut demander le silence aux élèves. Mais l’expérience montre le peu d’efficacité de la chose. Si bruit il y a, c’est sans doute que les élèves n’écoutent déjà plus. Comment rétablir l’écoute ? Beaucoup de professeur renoncent, et se contentent de parler plus fort. Une autre approche – qui a ses limites, bien sûr -, consiste à se taire. Faire soi-même silence produit un effet étrange. Tout se passe comme si les élèves, qui ne vous écoutaient pas quand vous parliez, se mettent à entendre votre silence. Ils l’écoutent. Et, comme on ne peut écouter et parler en même temps, ils se taisent. Le silence se fait peu à peu. Ce qui montre que, même dans ce genre de situation, les élèvent écoutent un peu – autrement, ils n’entendraient pas le silence du professeur. Un lien demeure entre professeur et élèves, lien caché par le bruit, révélé par le silence du professeur. Concluons que tous les silences ne se valent pas.
Or, cette situation comporte une leçon de méditation (peu importe le sens de ce mot, ici) : il nous apprend comment « faire silence ». Il y a trois sortes de silence intérieur : d’abord le silence qui s’impose, dans le sommeil, les « blancs » du quotidien, le coma, l’évanouissement. Le problème est que, quand ce silence est là, « nous » ne sommes plus là, par définition l’attention, la sensibilité ont disparu, ensevelis dans le rien. On n’en profite pas, même si le sommeil profond, toujours, et le coma, parfois, sont indispensables à la vie. La seconde est le silence forcé, grâce à une technique de méditation. Souvent prenant, il se paie – comme tous les artifices – par une tension qui conduit inexorablement à un contrecoup, excitation ou torpeur. La troisième sorte est l’application de la situation du professeur dans sa classe. Tous les silences ne se valent pas. Le silence naturel du sommeil, c’est quand la classe est fermée. Elle est silencieuse, mais il n’y a pas d’élèves… Le silence forcé est celui qui suit une menace de la part du professeur. La classe est alors silencieuse, mais tendue, et souvent ce silence débouche sur un brouhaha encore plus fort… Le  troisième silence est le silence du professeur. De même, faire silence ne consiste pas à forcer le silence par une ascèse, des jeûnes, des prières, des pèlerinages ou un maître qui va « casser le mental » en nous humiliant. Non. Mais alors comment ? C’est là que se situe le point vital : toutes les voix qui parlent dans nos têtes, dans l’espace de la conscience, ne sont pas égales. Il y en a une qui peu se taire, et d’autres que l’on ne parvient jamais à amener au silence, quelque soient nos efforts. La voix qui peut toujours se taire, c’est la notre – quoi que cela veuille dire. Instinctivement, nous savons nous taire. Quand cette voix-là s’arrête, le silence se fait. Les autres voix se taisent peu à peu, comme si toute la classe, étonnée, se mettait à l’écoute du silence du professeur. Le silence intérieur est alors palpable, prégnant d’intensité, de félicité (douce) et de paix. Même si les autres voix repartent, même si le bruit est accablant à l’extérieur, le silence règne, vraiment. Il n’y a aucun effort laborieux à produire, juste l’effort d’arrêter, comme on s’arrête de bouger. C’est toujours possible, car cette voix centrale, celle du professeur, est absolument libre. Elle est ce libre-arbitre, cette volonté infinie, inconditionnée, toujours libre de poursuivre ou de s’arrêter, quelque soient les circonstances.
Juste cet arrêt. Le silence s’impose, bourdonne de suite, même si le corps et l’esprit sont épuisés, douloureux, confus, pris de vertige.
C’est la seule pratique. « Plus que cela n’est pas nécessaire, moins ne serait pas suffisant ».

Un homme est face à une piscine boueuse. Il plonge pour enlever la boue. Mais plus il se démène, plus la boue se répand. Omniprésente, elle semble faire corps avec l’eau. La tâche est impossible. Epuisé, le nageur s’allonge au bord de la piscine. Quand il se réveille, l’eau est limpide.

Un télévision s’éteint. « C’était donc ça ! » Le bruit à l’extérieur continue. Mais le silence est là, vivant.

Malgré la diversité des voies, et plus encore des cheminements personnels, il n’y a que deux étapes : reconnaître notre vrai visage, transparent, tout de silence, de disponibilité. Et se familiariser encore et encore avec lui, en toutes circonstances, surtout les pires.

Toute pratique de reconnaissance et de familiarisation est une pratique d’attention. Or la vie est telle, que si notre pratique demande attention à plus d’une chose, elle sera brisée par l’activité. Le quotidien requiert déjà une attention multiple, fragmentée, saccadée, à l’image du regard qui sautille plusieurs fois par secondes. Les mouvements du regard sont l’un des plus grands obstacles à la continuité de l’attention. Les mouvements de l’œil sont généralement des changements d’attention, des re-focalisations. Si notre pratique en rajoute une couche – une couche de dispersion, de concentration multipurposifiée, genre prière, visualisation, phrase-mantra, introspection, circulation guidée du souffle, attention aux pensées, etc. – alors nous alors vers l’échec et le découragement. Tout ceci étant, seule une pratique où l’attention se porte sur une seule chose a des chances de vivre. Le silence intérieur, donc. Comme un voisin qui arrête son vacarme, comme un voile qui se lève, comme se jeter dans l’eau fraîche par temps de canicule.  

vendredi 30 novembre 2012

Tomber d'un côté pour ne pas tomber de l'autre ?

Je viens de finir de lire pour la seconde fois le texte de Gendun Choephel sur le Madhyamaka.
L'auteur est un aventurier, dzogchenpa, auteur d'un kâmasûtra, adepte de la folle sagesse (?) et excentrique qui mourrut en 1951 après quelques années dans les geôles du Potala et un retour à la liberté un peu trop arrosé...
Il est aussi l'auteur de l'Ornement de la pensée de Nâgârjuna, une œuvre à l'image de son auteur : brillant, provocateur, parfois excessif, et anti-scolastique. Il est, de plus, l'un des auteurs favoris de Namkhai Norbu, lequel a sans doute pu s'identifier à lui : ex-moine promis à un brillant avenir scolastique, dzogchenpa anti-intellectualiste, sympathisant communiste.



Dans la continuité de Mipham et Gorampa, Choephel considère en effet que le Madhyamaka est un culte de l'ineffable qui ne laisse pas intacte notre vision des choses. Cette interprétation est à l'opposé de celle de Tzongkhapa, fondateur de la puissante école guéloug, pour qui la compréhension de la vacuité d'existence propre laisse les apparences intactes - Tzongkhapa aurait en effet reçut l'ordre de Manjushrî de "sauver les apparences". Choephel objecte que cette vacuité-là ne sert à rien, puisqu'elle laisse intacte l'être-au-monde du vulgaire, ignorant (et donc) souffrant. A quoi bon alors toute cette sophistication, ce jargon scolastique ? demande un Choephel narquois. En effet, si la compréhension de la vacuité détruit seulement le concept que "cette table a une existence substantielle" sans détruire la table elle-même - sa substance même - alors le Madhyamaka ne serait qu'une vaste farce ! Ce serait se payer de mots. Pourquoi s'en prendre au "concepts d'existence propre" - concept si éloigné du vulgaire -, si c'est pour laisser la véritable croyance en une existence propre - la table elle-même - intacte ? C'est ainsi que la montagne-guélougpa accouche d'un madhyamaka-souris...
Ces objections ne manquent pas de pertinence. Choephel a fréquenté et a brillé dans les débats des grands monastères guéloug - l'école du "style vertueux" -, pour les quitter avec pertes (son titre de docteur du dharma) et fracas (qui finit par le mener en prison à son retour d'Inde).
Mais pour autant, son interprétation est-elle juste ? A mon sens, il tombe à côté. 
Pourquoi ? Parce que, comme dit l'expression employée quelque part par Gorampa, à force de ne pas vouloir tombé d'un côté du cheval, on finit par tomber de l'autre côté. Dans les deux cas, on tombe. Tzongkhapa tombe du côté d'un réalisme du sens commun qui veut ménager la chèvre (la vérité ultime) et le choux (la vérité de surface). Choephel (et donc Mipham) tombe dans le travers opposé et non moins ruineux : la chèvre mange le choux, et meurt de faim. Enfin, la métaphore est mauvaise, car la chèvre de fait nie le choux (en le supprimant comme être extérieur à elle), mais le conserve comme... elle. Or Choephel ne tolère pas même cette aufhebung. Pour lui, la vérité ultime anéanti la vérité de surface "impure" pour ne laisser qu'une expérience pure, inconcevable : celle d'un Bouddha. Clairement, il pense à des pratiques visionnaires, yogiques, capables de transfigurer les apparences. Au fond, il se situe donc dans la lignée shentong, celle d'une via negativa bouddhiste qui nierait le relatif pour affirmer l'absolu indicible. Le Madhyamaka devient alors un culte de l'ineffable comme un autre, dans une perspective iréniste. Or, comme je l'ai dis, cette interprétation me semble sérieusement appauvrir le Madhyamaka. L'Idée de Nâgârjuna est-elle simplement de pointer vers une réalité cachée par les apparences ? De détruire les concepts pour révéler un absolu ? Si oui, alors pourquoi s'est-il donné toute cette peine ? N'aurait-il pas mieux fait de dire simplement "non", "non", à la manière de l'Upanishad ?
Bien plutôt, Nâgârjuna réfute le réductionnisme matérialiste dans sa forme la plus extrême - "le Soi est le corps" - mais il réfute également la thèse spiritualiste selon laquelle le Soi serait autre chose que le corps. De même, il réfute différentes conceptions de la causalité (dans sa première stance pour la voie du milieu), mais il laisse ensuite la place à une autre causalité, plus difficile à penser certes : la "production complète (des choses) en interdépendance" (comment traduire prati-îtya-sam-ut-pâda ?). Pratîtya peut se rendre par "interdépendant", mais aussi par "confirmé par l'expérience", "empirique". Quoi qu'il en soit, cette causalité-là est bien le versant positif de la vacuité :

Nous affirmons que la vacuité est 
Le fait d'être produit en totale interdépendance.
Cette (simple) imputation faite sur la base (de cette production-là)
Est la seule voie du milieu.

Nâgârjuna, Stances pour la voie du milieu, 24, 18