mardi 16 juillet 2013

L'illusion que je suis ?

Quand un humain pense, il arrive tôt ou tard à cette conclusion : le moi est une illusion. Comme le reste, le "moi" semble évident, un, inné et continu, alors qu'en réalité il est une construction biologique, sociologique, linguistique, etc dont les traits apparents ne résistent pas un examen poussé. Donc, "je suis" une bouche. "Je suis" est une bouche. En parlant, "je" me - se - construit - inconsciemment, involontairement - en tant que sujet qui parle. Je suis juste une bouche. Personne ne parle. Je parle, donc j'existe. Comme dans cette pièce de Beckett intitulée Not I, "Pas je" (1973). Ici, "ça" parle. Au départ, c'est absurde. Peu à peu "cela" s'organise, des schémas émergent, et "cela" devient un "je". Il en va de même pour tout ce qui paraît organisé ou capable de viser une fin. Pures coïncidences aveugles qui produisent, par hasard, des apparences d'intentions, d'ordres.



De même, écrire construit l'écrivain. Il semble écrire un livre, mais c'est le livre qui l'écrit, lui.
Il y a bien d'autres congénères qui ont exploré ces pistes de la démystification du "je" : les sophistes, les sceptiques, Montaigne, Hume... et des nuées de penseurs contemporains.

Une nouveauté sur ce chemin est apparue avec le développement des sciences de l'esprit. Selon Daniel Dennett, nous sommes des assemblages de petits robots. Chacun d'eux est très simple. Mais leur grand nombre engendre l'illusion de la conscience, ou du moi - c'est tout un à ses yeux. Autrement dit, non seulement la personne est une construction, mais aussi la conscience, le simple sentiment d'être "présent à", le sentiment d'unité et de continuité, fondement de l'identité personnelle, n'est qu'un faux-semblant sans rapport avec le réel. Rien ne continue, parce qu'il n'y a pas de continuité. Suzan Blackmore, je crois, compare cette illusion à la petite lumière dans le frigidaire. Nous nous demandons si cette lumière est toujours allumée. Nous ouvrons donc la porte, pour vérifier. Et nous voyons cette lumière allumée. A chaque fois que nous ouvrons. Nous concluons donc que cette lumière est continuellement allumée. Alors qu'en réalité, c'est notre geste d'ouvrir la porte qui l'a allumée. Il en va, dans la durée, comme dans le genre de dessin ci-dessous. Nous voyons des triangles, alors que nous les contruisons. Qui verrait là des triangles, s'il n'en n'avait jamais vu auparavant ?






Ou alors, on peut considérer le flux des choses comme une sorte de figure ambigüe. Il s'agit d'une figure que l'on peut interpréter de façons différentes, comme ici cette danseuse. On voit qu'elle tourne dans le sens des aiguilles d'une montre ; mais, aussi bien, dans le sens contraire (ne vous fiez pas à l'explication donnée en anglais dans ce clip : elle est fausse) :



Ce qui m'intéresse, dans tout cela, est qu'il existe une autre tradition qui a creusé ces pistes, durant des millénaires : c'est le dharma du Bouddha, vulgairement connu sous le nom de "bouddhisme". Nous sommes des nuages de probabilités. Ca écrit, ça lit, mais personne n'écrit, personne ne lit. Tout cela pourrait sembler un peu glauque, si l'on ne savait par ailleurs qu'il s'agit-là avant tout d'une thérapie. Le bouddhisme, c'est seulement ceci : la souffrance ; et la fin de la souffrance. En effet, si l'on réalise que personne ne souffre en réalité, eh bien... on ne souffre plus réellement.

Mais est-ce aussi simple ? Ces démarches de démystification racontent-elles toute l'histoire ? Selon la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), non. Car qui dit construction dit pouvoir de synthèse qui transcende les éléments construits.Ces éléments, en effet, sont incapables de se mettre en relation de leur propre initiative. Ce pouvoir de construction, d'illusion, d'imagination, de parole, c'est la conscience.

"L’existence humaine, qui naît justement de reconnaissances unificatrices de cognitions qui sont mutuellement séparées et incapables de se connaître les unes les autres, périrait s’il n’existait le grand Seigneur qui embrasse en lui-même toutes les formes, qui est un, qui est conscience, possesseur des cognitions, des remémorations et des négations."

Pour reconnaître le Seigneur en soi (Îshvara-pratyabhijnâ), I, 3, 6-7, Utpaladeva 




3 commentaires:

  1. Toujours intéressant...
    Et n'oublions pas, dans la tradition philosophique occidentale, le fameux "ça pense" de Spinoza (décidément souvent bien proche des philosophies orientales...).

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  2. La conscience de Mr Beckett est malheureusement bien sommaire, à mon goût, car n'y a-t-il pas plusieurs formes de conscience ?

    Qui a conscience d'être conscient ? Qui voit celui qui voit ?

    J'ai personnellement le sentiment trouble, et peut-être erroné, qu'une certaine forme de conscience est toujours présente et traverse tous les états : naissance, vie consciente, rêves de tous types, coma, états de conscience modifiée, mort.

    La science est encore à des années-lumière de comprendre tous les mécanisme ainsi que la localisation de la conscience.

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  3. Je débute sur ce blog que je trouve bien intéressant .
    Il fait matin et pas déjà trop chaud.
    Le Qui suis-je après le café est un vrai bon début de journée.
    Merci.
    Jean-Philippe.

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