samedi 31 mai 2014

La compréhension est la connaissance directe

Il y a cette opinion :
La connaissance de la non-dualité, parce qu'elle est transmise par des mots, est une connaissance indirecte de la non-dualité. Cette connaissance intellectuelle doit être transformée ensuite en connaissance directe par la pratique de la méditation, l'éveil de la kundalinî ou l'énergie spéciale d'un maître ou  quelque chose du même genre. 

En réalité, c'est le contraire qui est vrai.
L'expérience de la méditation, etc. peut conduire à l'expérience de l'unité. Mais cette expérience n'est qu'un reflet déformé de la vérité perçue à travers le prisme de l'ignorance ("je suis une entité limitée, séparée de l'absolu"). C'est donc une connaissance indirecte de la non-dualité.
En revanche, la compréhension de l'enseignement non-dualiste (par exemple sous la forme d'un "Tu es cela") débouche sur une connaissance directe de la non-dualité, puisque l'ignorance est précisément ce qu'elle anéanti. Seule la connaissance intellectuelle est donc nécessaire pour la réalisation de la non-dualité.

Du côté du shivaïsme du cachemire, Abhinavagupta ne dit pas autre chose. Dans sa Lumière des tantras, il explique qu'il y a deux sortes d'ignorance : intellectuelle, et inconsciente ou spirituelle. Il démontre alors que la connaissance intellectuelle est la plus importante, car elle seule peut mettre un terme à l'ignorance en cette vie, même si la connaissance spirituelle, gagnée par le rite de l'initiation, peut mener à la liberté après la mort. 

Du côté du Vedânta, c'est encore plus clair. Sureshvara le dit :

"La connaissance du Soi conduit à sa plénitude le sens de la vie, sans dépendre d'une autre pratique ou d'une autre forme (de connaissance) en plus de cette clarification de notre vraie nature".

La Réalisation qui ne dépend pas d'une pratique, 1, 35

Shri Ramanujar pics 2.jpg

Une autre interprétation du Vedânta fut celle de Râmânuja (XIe siècle). Pour lui, la connaissance de soi est la connaissance de Dieu mise en pratique dans l'adoration de ses attributs glorieux. Lui et les adeptes de sa tradition ont polémiqué avec les non-dualistes jusqu'à ce jour. Le cœur de cette controverse est la définition de l'ignorance. Les fidèles de ce blogue se rappelleront mes aventures à Melkote, haut lieu de cette tradition vénérable...

Voici un film tamoul qui raconte la légende de Râmânuja. Son professeur, un méchant non-dualiste, tente de l'assassiner... :

Un documentaire plus récent retrace sa vie et son oeuvre :

Sa vie en dessin animé :

Seule la connaissance détruit l'ignorance

La cause de notre mal-être est l'ignorance de notre essence, essence inséparable de l'essence de toute chose.
Ce sont des reflets de cette essence que nous désirons quand nous désirons une chose, une personne, une situation, le bonheur ou nous-même dans le cas de l'égoïsme.


Cette ignorance est aveuglement : a-vidyâ
La connaissance est vision : vidyâ

Nulle pratique ne peut contrer cet aveuglement, car toute pratique présuppose au contraire cet aveuglement : "Je suis un être imparfait qui doit faire quelque chose pour atteindre ce qui me manque". La pratique spirituelle (ou n'importe quelle autre activité) ne contredit pas cette confusion fondamentale. Elle ne peut donc y mettre un terme.
En revanche, la vision claire supprime l'aveuglement. Voir la corde, c'est voir qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu de serpent. Dès lors, toutes les peurs fondées sur cette croyance erronée s'effondrent.

Une pratique est utile seulement pour affiner l'intellect et le préparer à voir. Sauf à prendre le mot "pratique" dans un autre sens. En disant par exemple que la connaissance est une pratique. Cela étant, toute pratique est un obstacle potentiel : on risque de s'y attacher. De même que les expériences d'unité. D'un côté, elles nous montrent qu'il y a autre chose, qu'une autre vie est possible. D'un autre côté, elles nous renforcent dans la croyance que cette autre vie dépend de causes extérieures...

Sureshvara le dit clairement :

La pratique spirituelle dérive 
Entièrement de l'ignorance.
Elle est donc incapable
De mettre un terme à la confusion.
(En revanche), la connaissance vraie
Contredit l'ignorance
Comme le soleil "contredit" les ténèbres.

La Réalisation qui ne dépend pas d'une pratique, 1, 35

Voici un film qui retrace la légende de Shankara, le maître le plus célèbre de cette voie de la connaissance de la non-dualité. Bien des éléments n'ont rien à voir avec le Shankara historique, celui des Commentaires aux textes fondateurs de ce non-dualisme (les Upanishads), mais il reflète certaines choses, il est en sanskrit et permet de découvrir le mode de vie des brahmanes, ainsi que l'éthique de la non-dualité (le lâcher-prîse, l'érémitisme, la rencontre avec l'intouchable, la vie dans la nature, mais aussi l'Upanishad qui décrit de manière assez crue l'union de l'homme et de la femme, ainsi que les allusion à la tradition tantrique Shrîvidyâ, descendante du shivaïsme du Cachemire) :

vendredi 30 mai 2014

L'arbre, la fontaine, le volcan


Tout apparaît et disparaît dans le ciel de la conscience.

Mais pas n'importe comment.
Il y a comme un mandala.
L'énergie part de la colonne vertébrale. Comme un arbre. Ou une fontaine. Ou un volcan.

Ce ressenti est ce que j'entends par "je suis" ou plus exactement "je suis je" (ahamaham en sanskrit), lequel n'est pas exactement la conscience simple, l'être pur, mais l'acte de cette conscience, la conscience de soi. Le "je suis" n'est pas un état d'être, mais l'acte fondamental en lequel l'être prend conscience d'elle-même.
Ce ressenti est le fond de tous les autres. Il est l'émotion fondamentale, la vie, l'expérience, le souffle... 

Puis cette émotion se cristallise, recouverte de mots et d'images, devient émotion au sens ordinaire, positive ou négative, action, expérience dont on parle "j'aime bien", "je me sens seul", "les carottes sont cuites", etc.
En général, la conscience n'a conscience que que ces fruits et s'ignore elle-même, comme ciel ou comme espace. cependant, sous la cendre, le feu couve. Le "j suis je" est une sorte de vibration toujours disponible. Comme la conscience, dont elle est l'acte pur, le mode premier, elle est toujours présente, surtout entre deux pensées, deux actes, ou bien au premier instant du plaisir, de la douleur, de la surprise.

La pratique de la méditation, si l'on tient à ces termes, est donc d'être cet espace infini et de se plonger dans cette fontaine de vie, ce volcan, de se sentir être cet arbre. 

Voilà tout. Sans ornement.

L'expérience de l'être n'en est pas vraiment une. C'est plutôt la compréhension que "je suis conscience infinie, toujours présente". Cela se traduit par un silence intérieur, une grande netteté. Tout parait briller doucement, comme doté d'un lustre nouveau, d'une aura de paix et de beauté toute simple et absolue, en même temps. C'est cette compréhension de l'expérience toujours présente de la conscience qui fait dire "tout est changé, rien n'est changé".
Et puis il y a la reconnaissance de l'arbre, de la fontaine, du volcan. Qui apporte une félicité, une plénitude et bien d'autres choses difficiles à dire.
La première reconnaissance est celle de la non-dualité.
La seconde, celle de l'unité.
Elles peuvent être indépendantes.

En ce qui concerne les conséquences sur la vie, il est clair que la non-dualité, c'est-à-dire la réalité, est la source de la morale, tout comme elle est la source de l'expérience de l'unité. Concernant la morale il est clair que plus une action est fondée sur la croyance en un Soi séparé, centré sur lui-même donc, plus elle est égoïste et donc mauvaise. Inversement, faire le Bien c'est agir sur la base d'une conscience de soi plus large, jusqu'à la conscience infinie. La non-dualité est donc, du point de vue moral, le Bien Souverain. 

jeudi 29 mai 2014

Pas d'ailleurs


Il n'y a pas de royaume de la délivrance,
Ni voyage vers un ailleurs.
Les sages savent que la délivrance
Est (seulement) le dénouement de ce nœud : l'aveuglement. 

Stances d'Âdhâra, 73

Incroyable !


Le monde entier est immergé
Dans l'océan du Soi.
Et pourtant, il ne le savoure pas
Ni ne l'apprécie.
C'est incroyable !
Le monde se délecte en vain
Dans l'océan des phénomènes,
Comme une gazelle assoiffée
De l'eau d'un mirage.

Les Stances d'Âdhâra, 2




Shiva, Shiva, Shiva !



Je veux que 
La saveur de l'amour
Soit toujours et partout 
La source
De mes paroles, de mes pensées,
De mes actions, de mes perceptions !

"Shiva, Shiva, Shiva"...
En ce nom murmuré sans fin,
Maître, 
J'aspire à me délecter
Du nectar ineffable,
Parfait et unique.

Je veux vivre
En adorant ta présence,
Dans un havre fait de conscience infinie et fulgurante,
Sur un chemin où toute inertie a disparue,
Dans la citadelle 
De la conscience incomparable
Et incommensurable.

Rien n'est utile pour vivre
Dans notre véritable corps,
Claire lumière perpétuelle.
Puisse cette compréhension être très ferme
Pour moi,
Purifié par la poussière
Des lotus de tes pieds !

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 5, 22-25

mercredi 28 mai 2014

Danser, chanter et rire en l'infini

File:WLANL - mchangsp - Shiva Nataraja (3).jpg

Je reste les yeux clos,
A savourer en moi
L'émerveillement,
Le miracle de l'amour.
Je salue Shiva - moi !
En cette expérience,
J'adorerais jusqu'aux brins d'herbe !

J'ai retrouvé ta présence...
Aussi je vois que le monde est une manifestation
Du Soi - de moi-même !
Puissé-je n'être jamais séparé
De la délectation de la saveur de l'amour !

Maître !
Nul autre que toi n'est désirable.
Puisque tu es donc sans second,
Il est juste que tu sois l'absolue plénitude.

Quand je rie, quand je danse,
Quand je goûte l'attirance, l'aversion et autres (émotions),
Quand je bois le nectar délectable de l'amour,
Je gagne ton royaume.

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 5, 15-18

mardi 27 mai 2014

Vision ininterrompue

Quand on a reconnu la conscience pure, sans pensées, on aspire souvent à stabiliser cette conscience que l'on prend pour un état. 
En réalité, les pensées sont des illusions, car elles n'ont pas d'existence en dehors de cette conscience évidente et simple. 
Seule la conscience est réelle. Elle ne dépend pas de la présence ou de l'absence des pensées. Ce sont les pensées qui dépendent de la conscience, comme une fresque dépend de la lumière pour être visible.
Je suis donc conscience éternelle, simple regard absolu, sans relation, libre, serein, sans pensées.


Le maître Totaka le dit ainsi :

Le soleil ne connait
Ni jour, ni nuit,
Car il brille sans interruption.
De même, "reconnaître" ou "ne pas reconnaître" (la conscience)
Ne t'appartiennent pas,
A toi qui est comme le soleil,
Vision éternelle.

Comprends-le clairement :
Les état de libération et d'aliénation
Ne m'appartiennent pas,
Car je suis libre de la "reconnaissance" et de son absence.
Je suis Vision totalement libre,
Éveillée et transparente.

Sois certain de ceci :
"Je suis vision.
Je ne suis ni réalisé ni oublié,
Ni par moi ni par un autre".
Car personne ne peut
Prendre le Soi comme objet de pratique.
Et il n'y a personne d'autre que moi.

Ô toi qui es intelligent !
Sois assuré de ceci :
"Je suis l'unique voyant,
Le voyant perpétuel
Des activités mentales,
Calmes ou agitées.
Il n'y a donc rien d'autre que moi".

De même que la présence ou l'absence
De pollution comme les nuages
Ne fait aucune différence pour la limpidité du ciel,
De même en toi,
Vision transparente et omniprésente,
Il n'y a ni dualité, ni effets de la dualité.

Totaka, L'Essence de l'enseignement oral (Shruti-sâra-samuddharana), 162-164

Ce Voyant éternel est cela qui voit ces mots. Nous sommes vision ininterrompue, sans forme ni couleur, libre de tout.
Demand Gen Experts

lundi 26 mai 2014

Fraicheur absolue


Dans la joie,
Dans la peine,
Ou même dans
(La contemplation) d'un mur
Ou d'un vase de terre cuite,
A l'intérieur 
Comme à l'extérieur,
Sois évident pour moi,
Maître !

Dehors ou dedans,
Je veux que l'absolue fraîcheur
Du nectar immortel
Engendrée par le toucher des lotus
De tes pieds
Soit perpétuelle !

Être immergé 
Dans le délectable nectar
Né du toucher de ton empreinte
Est une jouissance ineffable
Qui dépasse toutes les autres !
Je veux qu'elle soit permanente.

Maître du bonheur !
Accepte l'offrande de notre attachement 
Et de nos autres (passions).
Transmute-les alors en nectar d'immortalité
Et partage-les avec tes amoureux !

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 5, 10-13

Cool :

dimanche 25 mai 2014

Conférence tantra - IV

Nous sommes le danseur qui s'ignore. Magnifique Natarâja à Guimet

La dernière fois, j'ai essayé de montrer que l'expérience seule, privée de compréhension, ne pouvait constituer un moyen d'atteindre le Souverain Bien - le bonheur, en gros.

Durant cette séance et la prochaine, nous verrons qu'il existe pourtant au sein du tantra non-duel une voie de l'expérience. En particulier nous verrons pourquoi, selon la Reconnaissance, les émotions fortes, les moments de surprise, de désarroi, de même que les désirs et les intervalles entre pensées, sont autant d'occasions d'accéder à notre vraie nature, expérience du réveil de la conscience.
Evidemment cette exploration ne peut se dérouler qu'au cœur de la vie. Dès lors on peut dire que le tantra non-duel est une voie au cœur du quotidien.

Lundi 26 mai 2014
18h30-20h30
La conférence est gratuite.
Salle Maurice Allais, Carré des sciences, 1 rue Descartes, 75005 Paris
Attention : pour les séances se déroulant au Carré des sciences, vous devez donner votre nom et présenter votre pièce d'identité ou votre passeport.

samedi 24 mai 2014

Habiter en l'ineffable

Krishna danse sur le démon du mental

Tu es l'unique protecteur,
Le bonheur incarné !
C'est toi que je cherche toujours.
Je veux habiter en toi,
Même idiot,
Même stupide.

"Ah... océan de nectar !
Maître au triple regard,
Je suis imbibé de toi !
Merveille !
Ton regard est délectation non-duelle !"
C'est ainsi que je veux danser, 
En rugissant !

Les yeux clos,
Absorbés dans le toucher
Des lotus de tes empreintes,
Je me dilate et m'épanouis,
Ivre du nectar de ton amour.

Ô toi qui est partout !
Je veux (bien) habiter dans l'intellect, dans l'esprit,
Du moment que cela se trouve dans le royaume ineffable
De la grande délectation - ta présence -
Qui n'est que ton chant ininterrompu !

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 5, 4-6

jeudi 22 mai 2014

Les deux voies


Dans la spiritualité de l'Inde, il y a deux chemins vers l'accomplissement, la liberté et la paix : le chemin de la compréhension, et le chemin de l'expérience. Jnâna et yoga en sanskrit.

Ces deux voies existent aussi dans le tantra non-duel. Utpaladeva les décrit ainsi dans son poème sur La Reconnaissance de la liberté du Soi. 

La voie de la connaissance : 
"Celui qui connaît parfaitement sa nature est Dieu, même quand il y a activité mentale". 
Ce qui fait la différence n'est donc pas l'expérience - car le Soi est l'expérience, toujours - mais bien son interprétation, la manière dont nous la pensons, la comprenons. Ou pas...Ce n'est pas Shiva qui libère, car il est toujours déjà ce qu'il est, immuable, omniprésent. C'est la Shakti qui libère. La Shakti est la pensée, l'interprétation, la compréhension que Shiva - vous, moi - a de lui-même.

La voie du yoga : 
"En se familiarisant avec les moments où l'activité mentale s'atténue (naturellement), il y a libération progressive".
Ces moments sont les moments de claire conscience sans pensées, comme l'intervalle entre deux pensées, les moments de surprise, d'émotion intense ou le premier instant de n'importe quelle expérience. C'est donc une voie de l'expérience.
Mais même dans cette voie, la compréhension reste la clef. Car Utpaladeva dit, avant le passage ci-dessus, que cette familiarisation avec les moments sans activité mentale est libératrice "quand on a conscience que 'Je suis toute chose', compréhension libre de l'activité mentale, affranchie des dilemmes". 
Autrement  dit, il y a bien une voie de l'expérience, mais elle libère si et seulement elle est éclairée par une compréhension.

Abhinavagupta, dans sa Lumière des tantras, a donc raison de dire que, dans toutes les voies, la connaissance est la clé.

La Shvetâshvatara Upanishad, ancêtre du tantra non-duel :





mercredi 21 mai 2014

Connaissance ou pratique ?



Une légende urbaine : l'éveil résulte d'une pratique, d'une action. La connaissance ne suffit pas. De l'intellect il faut passer à la pratique. Et si l'on peut éviter la case "intellect", c'est encore mieux, car l'intellect est le Diable de cette légende urbaine.
Et là, on cite l'exemple du miel : une chose est de savoir "intellectuellement" ce qu'est le miel. Une autre de le savourer... d'autant plus que cette sensation est au-delà des mots, comme toutes les sensations. De même, l'éveil n'est pas un mot.

Or tout ceci n'est que balivernes.

Premièrement, dire que le "réel" ou telle expérience "n'est pas un mot", c'est dire une banalité. Evidemment que le mot n'est pas la chose ! Le mot "sucré" n'est pas sucré, et ainsi de suite. Mais cela n'empêche pas le-dit mot d'être utile : il pointe vers la chose. Ainsi, si on me demande "Passe-moi le sel !", je ne vais pas répondre "Mais le sel n'est pas un mot" ou "Le sel est au-delà des mots"... Je vais passer le sel.

Mais surtout ces exemples sont de mauvais exemples. Car ils ne s'appliquent pas à l'éveil.
D'abord, il est vrai que si je connais le mot "miel" et si j'en ai une notion, une image, cela ne suffit pas à me le faire savourer. Il faut encore que je passe à l'action, que j'aille en acheter, ouvrir le pot, y plonger le doigt, le mettre dans la bouche... De même pour un menu ou le plan d'une vile ou une carte. En effet, dans ces domaines, la connaissance théorique ne suffit pas. Il faut encore "pratiquer", passer à l'acte. Il y a quelque chose à faire, puisque l'objet à connaître est séparé de moi.

Mais dans le cas de l'éveil, il n'en va pas de même ! Aucune action ne peut y conduire. Car l'éveil, c'est l'éveil à notre vraie nature. Notre vraie nature est la conscience, toujours déjà présente, sans quoi on ne pourrait ni penser, ni agir. 
En outre, agir, c'est le contraire de l'éveil, puisque c'est supposer que je ne suis pas ce que je cherche, que cela n'est pas présent... alors que c'est grâce à la conscience que "la conscience n'est pas encore réalisée" !


Donc, dans ce cas précis, la connaissance est nécessaire et suffisante. Dès lors que je sais qui je suis, il n'y a rien à faire. 
La connaissance est l'ultime pratique
"Atteindre notre vraie nature", "réaliser le Soi", "s'éveiller", c'est simplement comprendre que je suis conscience toujours présente, toujours déjà atteinte, parfaite, qui ne dépend de rien et dont tout dépend. Juste une clarification. Comme un homme endormi que l'on réveille d'un rêve. Comme le dixième homme.


Je n'invente rien.
Sureshvara, un maître réputé de la tradition non-dualiste, le dit :

Quand on a déjà quelque chose (sans le savoir),
Ou qu'on ne l'a plus (tout en croyant l'avoir),
(Les actions) comme prendre et rejeter ne servent à rien...
Vu que dans ce cas, l'obstacle est seulement l'ignorance (de la situation),
"Atteindre (le Soi)" et "Renoncer (à l'ego)"
C'est simplement connaître (la situation).

La Réalisation qui ne dépend pas d'une pratique, 1, 34

Ceci étant, cela ne veut pas dire qu'"il n'y a rien à faire". Il y a à comprendre. Ce qui est une façon de faire, si l'on veut. D'autant plus que, pour comprendre, il faut parfois se préparer. Non en purifiant son inconscient et en "travaillant sur soi" pendant x vies - car ce "soi" n'est pas le Soi -, mais en faisant preuve de bonne volonté et en affinant son intelligence. 
De plus, la connaissance de soi rend heureux. Si l'on est malheureux et que l'on se répète "il n'y a rien à faire" comme un perroquet, cela ne sert à rien. Beaucoup de gens font cela parce qu'ils fréquentent des "maîtres" qui ne transmettent pas un enseignement clair, en général faute de connaître cet enseignement. Leur sous-entendu est "Restez près de moi, je vais vous transmettre une énergie spéciale". Ainsi, dans le monde actuel des éveillés, on parle souvent de non-dualité, mais sans y comprendre grand-chose, et avec un discours implicite de l'éveil par transmission d'énergie. 
Tout cela est fort sympathique, "énooooorme", planant, bouleversant, ressourçant... comme on voudra, mais ce n'est pas l'éveil à la non-dualité. 


mardi 20 mai 2014

Le Voyant toujours évident


Maître immortel !
Tu es digne de l'adoration des plus grands.
Mais tu es pourtant celui qui adore
Jour et nuit.
Tu es cela et rien d'autre.
Dehors, dedans, on ne voit que toi.
Mais aussi bien,
Tu te manifestes à chaque instant
Dans le corps même de celui qui voit.
Tu es cela et rien d'autre.

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 4, 25

Insipide pouvoir...

A view of the Dal Lake in Srinagar, Kashmir after sunset
Lac Dal au Cachemire, où vivait Utpaladeva

Maître absolu !
Même si l'on gagne
Une totale maîtrise des trois mondes,
Je trouve cela bien insipide,
Privé du nectar d'immortalité :
L'onction de ta Présence !

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 4, 23

lundi 19 mai 2014

Le tonnerre est ton enseignement !


Dieu ineffable !
Ton bonheur suprême
S'épanouit dans le cœur
De ceux qui t'appartiennent.
Grâce à lui, les oiseaux eux-mêmes
Savourent enfin le bonheur
Des roulements de tonnerre
De ton enseignement !

Utpaladeva, Hymnes à Shiva, 4, 11

Un poème de Rûmî sur son maître Shams, par feu Nusrat Fateh Ali et sa bande :


Une version moderne avec Shankar Tucker, un jeune clarinettiste américain élève de Hariprasad Chaurasia, installé en Inde et compositeur talentueux :

samedi 17 mai 2014

Conférence tantra - III

Dualité
Non-dualité

Le tantra propose une pratique d'éveil au cœur du quotidien.

Mais qu'est-ce que l'éveil ?

S'éveiller est une image pour illustrer la connaissance de soi. 

Mais qui sommes-nous ?
Qui suis-je ?

Lundi 19 mai 18h30-20h30
Salle PrM-1.03, lycée Henry IV, 23 rue Clovis, 75005 Paris

Faut-il rejeter le monde ?

Beaucoup de gens croient encore que la spiritualité est une fuite hors du monde. Cela peut-être le cas. 
Mais ce n'est pas l'enseignement de la non-dualité. Le monde est une illusion, mais seulement dans la mesure où il est perçu comme séparé de la conscience. Cette séparation - qui se manifeste à l'intérieur de la conscience ! - est une illusion. Mais cette illusion se manifeste réellement, c'est-à-dire sans être un seul instant séparée de la Lumière consciente, tout comme un reflet dans un miroir.

Infants

De même que des objets reflétés dans un miroir
paraissent au premier instant posséder une existence indépendante (du miroir),
Mais sont perçus comme de simples reflets
Dès l'instant où l'on s'avise de la présence du miroir
Et de son absence de contact réel avec eux,
De même pour qui connaît le réel,
Toute chose conserve la même apparence
Mais est perçu comme identique au Soi.
Le monde est dans le Soi conscient
Comme le vase dans l'argile,
Le bracelet dans l'or brut,
La statue dans la pierre.
Mais poser que le monde n'existe pas
Serait exprimer une vue incomplète des choses.
De plus, cette vue se réfuterait elle-même
Puisque le monde existerait au moins en la personne de son négateur.
Jeter l'interdit sur l'existence du monde
Ne suffit pas à l'abolir.
Une cité reflétée au fond d'un miroir
A au moins la réalité d'un reflet.
De même, le monde emprunte-t-il à la pure conscience
La réalité qui est la sienne.
Le supprimer par la pensée équivaudrait à restreindre 
La plénitude de la conscience
Car c'est la surexcellence même de sa souveraineté
Qui entraîne la pure conscience à se présenter
Sous la forme de chaque chose 
.C'est là, en résumé, l'enseignement de toutes les Ecritures.
Il n'y a pas de servitude, pas de délivrance,
Pas de pratiquant ni de pratique de salut.
Il n'y a que la manifestation de la déesse Tripurâ,
La pure puissance de conscience indivise.
Elle est la science et la nescience,
La servitude et la délivrance.

Doctrine de la déesse, trad. Hulin modifiée, pp. 216-217

Qu'est-ce que le plaisir ?

Tous nous cherchons le bien-être.
Souvent sous la forme du plaisir...


Mais nous finissons toujours par être déçus, au mieux lassés. Pourquoi ? Et pourquoi retournons-nous sans cesse vers des objets, des personnes, des situations qui ne peuvent nous procurer la plénitude à laquelle nous aspirons ? Et pourquoi sommes-nous si égoïstes ? Parce que nous sommes aveugles à notre vraie nature - la conscience. En même temps, c'est notre vraie nature qui se manifeste dans la quête égoïste du plaisir.

Comme dit Dattâtreya :

N'offrant pas à la douleur la moindre prise,
La conscience n'est que félicité sans failles.
Quintessence de toutes les voluptés existantes,
Elle est ardemment désirée par tous les êtres.
Elle est la forme propre du Soi car c'est vers le Soi 
Que se dirige l'amour de tous les êtres.
Elle est ce en raison de quoi on chérit des choses
Comme le corps et autres (objets).
Cette volupté originelle,
Dont les plaisirs tirés des choses sensibles 
Ne sont que d'infimes parcelles,
Affleure çà et là, dans le sommeil profond par exemple,
Ou quand on dépose un fardeau.
Mais les sujets non avertis ne sont pas capables de reconnaître
Cette grande félicité comme identique à leur être même.
Il la croient étrangère (à leur vraie nature)
Car ils prennent pour sa cause les objets
Qui ne sont que les facteurs contingents de sa manifestation.

Doctrine de la déesse, trad. Hulin modifiée, p. 216

Illusion ou liberté ?

Il n'y a qu'une seule réalité. Mais plusieurs manières de la décrire : "L'être est un, mais les sages en parlent de différentes manières" (ekam sat, bahudhâ viprâ vadanti).


Parmi ces approches, il y les approches non-dualistes.

Parmi elles, il y a la Fin du savoir (Vedânta) et la Reconnaissance (Pratyabhijnâ). La réalité n'est pas deux entités (advaita), comme nous le croyons, mais une seule (ekameva advitîyam). Le Soi, qui nous sommes vraiment, est toujours déjà éveillé, libre et achevé.

Par Vedânta, j'entends ici la tradition de la non-dualité absolue (kevalâdvaita) telle que formulée par Gaudapâda, Shankara et Sureshvara. Mais, à l'intérieur même de cette tradition, il y à d'autres styles. Trois, en gros : le style, donc, de Shankara, pragmatique et directe. Le style de la Bhâmatî, plutôt idéaliste. Et le style du Vivarana, plutôt réaliste, quoique non moins directe que Shankara. Mais il y a d'autres interprétations du Vedânta (que l'on appelle aussi "les Upanishads", corpus des douze Upanishads les plus anciennes, entre -800 et +300) : à côté de celles des adeptes de Vishnou, il y a celles, shivaïtes, de Bhâskara, de Shrîpati et de Shrîkantha, entre autres. C'est que l'Inde est le berceau de la non-dualité et le sanskrit est sa langue. Ce patrimoine non-dualiste est immense.

La Reconnaissance est un non-dualisme fondé sur un autre corpus de textes, les tantras, révélés par Shiva à la déesse sous différentes formes. Mais la Reconnaissance est aussi une interprétation des Upanishads, notamment de l'Upanishad Shvetâshvatara. 

A côté de la Fin du savoir et de la Reconnaissance, il y a bien entendu d'autres formes, genres et espèces de non-dualismes, dont ceux, brillants et très riche, du genre bouddhiste.

Quelle est la différence entre la non-dualité du Vedânta et celle de la Pratyabhijnâ ?
J'y ai consacré plusieurs séances au CIPh, mais disons que, pour le Vedânta, toute expérience repose sur l'aveuglement (avidyâ) qui cache le Soi, notre vraie nature et l'essence de toute chose, aveuglement sur la base duquel les mondes en leur variété sont projetés. A ce schéma simple, la Reconnaissance ajoute simplement que cet aveuglement repose lui-même sur la liberté souveraine qui caractérise le Soi. A partir de cette différence subtile se dessine une compréhension légèrement différente de la liberté en cette vie (jîvan-mukti), autrement dit du Souverain Bien.

Cet extrait de La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ exprime clairement la différence entre les deux styles :

La suprême Déesse, la conscience absolue, 
Qui a pour essence le Je en sa plénitude, 
Ne cesse de manifester l'univers comme un reflet dans un miroir, 
Grâce à la transcendance de son pouvoir de mâyâ appelé "liberté".

(Trad. M. Hulin, p. 214)

N.B. : dans ce billet, j'adopte délibérément un ton sérieux, j'emploie des mots sanskrits et propose quelque références ainsi que des distinctions, afin de rappeler que la non-dualité est transmise dans des traditions qui proposent des méthodes pour parvenir à l'éveil à soi. Il ne s'agit pas simplement de fumer un pétard avec un sâdhu, ni de s'asseoir aux pieds d'un "maître" pour recevoir ses "bonnes vibrations", ni de chercher un accomplissement émotionnel en prenant je ne sais quel avatar dans ses bras, ni de se concentrer pour "se centrer" avant un WE au Seychelles, ni de vouer un culte à des émotions prises pour le réel, ou quelqu'autre ersatz de la même farine. Ces formes de spiritualités, souvent confondues avec la non-dualité, sont à cette dernière ce que les fastfoods sont à l'authentique gastronomie.

jeudi 15 mai 2014

Sans projeter ni dénigrer

Nagarjuna Wallpapers
Originaire du sud de l'Inde, Nâgârjuna est un penseur très actuel

Voici une partie d'un texte quelque peu énigmatique de Nâgârjuna sur le cœur de l'enseignement de l’Éveillé : l'interdépendance. Texte traduit du sanskrit.


L'Essentiel de l'interdépendance

Le Bouddha a enseigné
Douze maillons de l'interdépendance.
On peut les condenser en trois parties :
Émotion négative, karma et souffrance. 1
...
Le monde entier est cause et effet.
Il n'existe rien d'autre.
Des phénomènes vides
Ne peuvent engendrer que des phénomènes vides. 4

Ceux qui sont intelligents doivent méditer
Le fait que les agrégats (qui forment une personne)
Ne se réincarnent pas,
Tout comme le savoir personnel, la flamme d'une bougie,
Un sceau, un miroir, une rumeur,
Une loupe, une graine ou l'acidité. 5

Celui qui imagine la moindre interruption,
Même à un niveau subtil,
Celui-là ne connait pas la vérité de l'interdépendance.
Il ne la voit donc pas. 6

Il ne faut donc rien nier,
Ni rien plaquer.
Il faut voir réellement le réel.

Qui voit le réel est délivré. 7

Les versets six et sept réfutent respectivement les deux extrêmes de l'éternalisme (il y a une personne qui se réincarne) et du nihilisme (il n'y a rien après la mort). Imaginez une bougie : vous la prenez et allumez une autre bougie. Vous éteignez la première. La seconde flamme est-elle la même flamme ou une autre flamme ?

L'interdépendance est l'idée la plus originale du bouddhisme et Nâgârjuna est son plus brillant penseur. L'interdépendance, c'est simplement le fait que toute chose dépend d'autre chose. Toute chose est donc "vide" , dépourvue d'indépendance. Voir l'interdépendance, c'est donc voir la fameuse vacuité. D'où le célèbre paradoxe du Sûtra qui condense l'essentiel de la connaissance transcendante : "Le vide est la forme et la forme est vide". "Vide", ici, désigne un état de fait universel, et non un état intérieur. C'est une démarche rationnelle visant à déconstruire les idées fausses afin de voir "réellement le réel", sans rien déformer, objectivement. "Voir comme si l'on était absent" dit Alain.

Voici les stances sanskrites chantées par Viyâ Rao :