mercredi 30 septembre 2015

Âme et réincarnation

Quand Empédocle dit :


"J'ai déjà été jeune fille, jeune homme,
Arbrisseau et oiseau",


cela peut s'entendre en deux sens :
Premièrement, que l'âme se réincarne.
Mais deuxièmement, que l'âme contient en puissance toutes les expériences. Elle est la manifestation dans le temps, dans une succession d'expériences, de Être, de toutes les expériences bonnes et belles embrassées simultanément.

C'est de cela dont nous faisons l'expérience dans la vie intérieure, en particulier dans la félicité ou extase de plongée en soi, dans le Soi : une plongée dans un instant qui enveloppe toute la succession des temps.

Car "tout est en tout", en chaque être selon sa condition.

Une musique qui exprime à merveille cette extase, mais tout en apesanteur et transparence :

Félicité silencieuse


Dans la vie intérieure, il y a comme deux versants. Inséparables, mais distincts.

Le silence et la félicité.

Le silence est l'arrêt du bavardage intérieur. Comme si, dans un café bruyant, on prenait soudain conscience du brouhaha. Alors le brouhaha cesse. Une sorte de de suspens ineffable. Simple. Saisissant. Tout vit et meurt en cet espace qui ne vit ni ne meurt, car la vie ne meurt pas.

La félicité est la plongée dans le jaillissement de l'être. Énoncez "a" mentalement. Mais restez sur le tout premier instant de l'effort pour énoncer ce "a". Intense. Fort. Puissant. Il y a comme une énergie, ou plutôt un acte, un "je suis je" silencieux. 

Pas si silencieux, cependant. Car cette félicité est une extase, une explosion, une conscience que tout est en soi, un bouillonnement créateur qui vous prend aux tripes. Si intense que c'est insupportable. Trop concentré. En quelques instants ce cette plongée, on peut vivre mille vies, traverser mille atmosphères, goûter des saveurs, ressentir des impressions bien au-delà de ce que l'entendement peut digérer. Le corps démange. Comme si on allait être soulevé de terre. 
D'où des réactions mentales bien naturelles : ému, l'esprit s'active, bavarde, et se trouve bien vite emporté, distrait. Pourtant, on sent bien qu'il y a une paix nouvelle au centre de ce manège. Mais l’œil de ce cyclone demeure inaccessible, et l'on se sent comme rejeté à l'extérieur. Un peu comme si l'on essayait se sauter dans un manège en pleine marche.

Que faire alors ?
Le silence. Plonger dans la félicité du cœur. Mais en silence intérieur complet. En toute simplicité. Avec cette légère attention qui suffit, un peu comme si l'on haussait les sourcils, tel un enfant étonné. Comme une plongée ou un saut d'envol. Muet, on se laisse porter par une vague de félicité. A peine vigilant pour ne pas laisser cette félicité activer le bavardage. 

On vit alors une félicité silencieuse. Indicible et pourtant accessible. On sent, on sait de suite que cette pulsation, si riche et si simple à la fois, est l'âme de tout et de tous. Toujours présente à chacun, c'est à chacun de se donner à elle. Elle une parole si intense, comme si une quantité infinie d'information était transmise. L'information de tout, en fait. Tous les possibles. Mais en transparence ; tous les mots, mais sans rien articuler délibérément. On se sent comme une sphère immense débordante d'énergies ineffables. Comme un océan parcouru de courants plus puissants que tout ce qui se peut vivre en ce monde.

La félicité sans le silence mène à la tension et à la frustration. 
Sans la félicité, le silence mène à une sorte de sécheresse.

Mais en vérité, le silence mène à la félicité, et la félicité au silence.

On ne sait pas trop quoi dire d'autre. Cette vie est si riche ! Et compatible avec tout. On pourrait louer ses vertus pendant des siècles. Du reste, c'est ce que font les mystiques depuis des siècles. On ne peut pas épuiser le sujet, et pourtant nul ne peut se résoudre à se taire, que ce soit par la parole ou par l'action. Comment garder caché un tel trésor ?

Félicité silencieuse.

Un peu comme écouter une musique émouvante en silence. Rien n'exprime mieux la vie sans mots, que la musique, langage sans mots. Mais souvent, l'émotion emporte et, paradoxalement, entrave l'écoute. L'intensité de la jouissance entrave la jouissance même. C'est trop, l'esprit déraille et repart avec une goutte. Un instant d'émotion musicale peut engendrer des livres, des mers de mots. La musique, romantique ou, disons, émouvante, est comme la félicité mystique. Il faut l'écouter en silence, doucement, comme suspendu, sans violence, pour l'apprécier, pour se laisser emporter encore et encore, à grand coups d'ailes, toujours plus loin :

samedi 5 septembre 2015

Contemplation et vie quotidienne


"La contemplation n'est pas une considération des œuvres de la nature, ni une réflexion sur les passages des Saintes Écritures ou des Pères, ou des vies des Saints, ou des livres spirituels, ni la méditation de la vie et de la mort du Sauveur du monde, ni une haute spéculation sur les attributs de Dieu. Ce n'est pas non plus une variété de raisons dans la volonté, ni un ressouvenir des choses pieuses dans la mémoire, ni une fiction d'images et de figures dans l'imagination. Ce n'est enfin ni tendresse ni douceurs ni sensibilités, mais une vue simple et amoureuse de Dieu présent, appuyée sur la foi que Dieu est partout et qu'il est tout....
La contemplation est une oraison qui a le privilège d'être perpétuelle et de se pouvoir faire partout. Il faut à la vérité se prescrire une ou deux heures par jour, durant lesquelle on se dégage de toute occupation et de toute affaire, pour vaquer particulièrement à ce saint exercice. 
Toutefois, au milieu même des affaires et des occupations, on peut contempler, plus moins attentivement, selon l'esprit, le naturel et la profession d'un chacun. Car comme la contemplation n'est que la vue simple et amoureuse de Dieu présent par le secour de la foi, l'esprit n'est pas occupé de pensées ni de raisonnements, et il ne perd pas sa liberté de s'appliquer à ce qu'il lui est nécessaire de connaître et de considérer de temps en temps, dans le commerce et pour les nécessités de la vie. Il suffit alors de sentir Dieu en la pointe de l'esprit...
N'est-il pas vrai que la quantité des objets qui s'offrent à nos yeux à tout moment, ne nous empêche jamais de voir la lumière ?"

François Malaval, La belle ténèbre, 1670, pp. 91-92

Les Torrents de Madame Guyon en audio, un classique de l'école du coeur :

Confucius et Lao Tseu

"Sur une fresque du Yanglegong, temple du sud du Shanxi, on voit deux personnages connus du panthéon taoïste : à droite Zhongli Quan, un immortel, à gauche Lu Dongbin, qui deviendra immortel à son tour. 
Ce dernier est venu voir son maître dans la montagne pour lui demander de l'initier aux secrets de l'alchimie interne. Il se tient droit, dans une attitude de respect, les mains joints dans sa robe de lettré blanche à bords noirs. Il semble étranger au monde qui l'entoure, aux forces sourdes des eaux, de la roche et du bois. Il est un crops étranger et paraît étranger à son crops, dont on ne voit que le visage pâle. 
Le maître se fond au contraire dans la nature. Son laisser-aller, le désordre de sa tunique, de sa chevelure et de sa barbe abondante, l'accorde entre le vert de l'habit et celui des aiguilles de pin et des mousses, la parenté de son teint basané et de l'humus le montrent assez. Ses pieds, ses mains, son ventre rond sont bien visibles et tout respire en lui l'aise et la puissance. 
Lu Dingbin semble pris dans un rêve tandis que dans les yeux du maître perce une terrible présence d'esprit. Rien n'exprime de manière plus saisissante le regard que l'initié taoïste jette sur l'homme commun, prisonnier de la règle sociale et d'un rapport aliéné à lui-même".

Jean-François Billeter, Essai sur l'art chinois de l'écriture et ses fondements, pp. 333-334 

jeudi 3 septembre 2015

Ramana et tantra : acceptation du monde ou rejet ?

Ramana

J'ai dis quelque mots, dans les billets précédents, sur le rapport de Ramana au tantra non-duel, notamment à travers sa relation à Ganapati et ses disciples : ici et .

J'ai aussi réfléchi à propos des implications de la non-dualité exclusive, par négation de la dualité, en l'illustrant par le cas de l'Advaita Vedanta de Shankara : ici.

Ramana est un cas ambigu. Durant une grande partie de sa vie, il a été plutôt proche de l'Advaita Vedanta, vivant une vie de renonçant coupé du monde. Suite à son expérience de quasi-mort en 1896, ses enseignements affirmaient que le monde est une illusion sans joie. Mais il connut une seconde expérience de quasi-mort en 1912. Après cette expérience, il affirma une chose nouvelle : l'expérience de la conscience pure, dégagée du monde, du corps et des pensées, n'est pas l'éveil ultime. L'éveil ultime, c'est quand le monde, le corps et les pensées surgissent au sein même de la conscience pure, sans la contredire. Il employait pour désigner cet état un terme tantrique, saha-ja "qui naît avec", signifiant que le monde est reconnu comme compatible avec la conscience.
Par la suite il conseilla, aux gens qui venaient le voir, la lecture de textes tantriques, et il fit bâtir un temple tantrique au-dessus de la tombe de sa mère. 
Mais d'un autre côté, il continua d'affirmer qu'il se retrouvait dans les enseignements de l'Advaita Vedanta (bien qu'il n'ait jamais étudié ses textes principaux), et ses relations avec ses amis tantriques (Ganapati notamment) ne furent pas sans nuages. 
Donc c'est un cas ambigu. Ramana ne se reconaissait totalement dans aucune école. Il avait sans doute été touché par sa découverte du tantra non-duel qui exprimait mieux son expérience de 1912, mais il ne se sentait pas en résonance avec le tempérament "tantrique" de Ganapati et ses ambitions politiques. D'un autre côté, il appréciait la sobriété de l'Advaita Vedanta, mais cette philosophie ne correspondait plus tout à fait à son expérience d'après 1912, dans laquelle le monde avait retrouvé sa place...

Kapali Shastri

Quoi qu'il en soit, un disciple de Ganapati, Kapali Shastri, écrivit un commentaire à une oeuvre de Ramana, La Vision de l'être, Sad-darshana dans la version sanskrite préparée par Ganapati à partir de la version tamoule de Ramana. Or, cette "traduction" est une trahison selon certains, et le commentaire de Kapali enfonce le clou... De fait, cette "traduction" sanskrit d'un texte tamoul, et plus encore son commentaire sanskrit, sont étranges. Comme nous allons le voir, Kapali réfute purement et simplement le point de vue de l'Advaita Vedanta... qui est celui du texte qu'il est censé expliquer en bon et fidèle disciple ! Ou comment expliquer Ramana en le critiquant.

Sur quels points ?
Sur la question de savoir si la conscience et le monde sont compatibles ou pas. Justement.
Selon l'Advaita Vedanta, la conscience et le monde sont contradictoires. L'un annule l'autre. Soit c'est la conscience et la connaissance. Soit c'est le monde et l'ignorance. Mais les deux ne peuvent coexister, pas plus que la lumière et les ténèbres. Le Vedanta argumente sur des centaines de pages là-dessus. Aucun compromis en vue. C'est tout ou rien.
Selon le tantra non-duel (le shivaïsme du cachemire, la Reconnaissance ou Pratyabhijnâ), la conscience et le monde sont au contraire compatibles. Car la conscience est conscience précisément parce qu'elle peut se manifester librement comme monde, tout en restant elle-même. Son Soi, son essence, c'est la liberté de se faire autre tout en restant soi. La conscience et le monde ne sont donc nullement contradictoires ni incompatibles, et c'est justement la réalisation de leur harmonie qui constitue la vraie délivrance et la vraie connaissance, la vérité au complet.

Je vous propose ci-dessous un extrait, traduit du sanskrit, de l'introduction de Kapali Shastri à son commentaire à la Vision de l'être de Ramana. Dans son premier chapitre, il explique ce qu'est la non-dualité (a-dvaita). Mais selon lui, la non-dualité ne consiste pas à voir le monde comme une illusion au seul profit de la conscience, mais bien à voir que la conscience et le monde sont deux aspects d'une seule et même réalité :

Introduction au commentaire de La Vision de l'être

Méditation sur la non-dualité

"Au commencement, il n'y avait que l'être", "En vérité, tout ceci est l'Immense !", "L'Esprit est tout ce qui a été et tout ce qui sera !" : ces paroles sacrées (des Upanishads) et d'autres, prouvent que l'Esprit, l'Immense (brahman) est la seule et unique cause matérielle de "tout", c'est-à-dire du monde entier : sa substance fondamentale.
Et de même, le genre de propos (que l'on trouve dans les Upanishads) tels que "Il regarda, il excita (son) excitation (tapas)", prouve que l'Esprit est la seule et unique cause instrumentale de la réalisation, de la création du monde.
De sorte que l'on doit voir que l'Immense (ou l'absolu) sans-second est l'unique cause, la cause intégrale de tout, dans tous les sens du terme.
Dès lors, il devient possible de comprendre comment l'Esprit est le fondement dont dépendent (les couples de contraires) interdépendants dont on doit bien rechercher le fondement, (sans quoi ils ne pourraient être en relation ni dépendre l'un de l'autre), couples d'opposés tels que le sujet et l'objet, l'intérieur et l'extérieur, le conscient et le matériel, le monde et l'âme.
Comment ? C'est un seul et même être qui devint la multiplicité, dit-on (dans les Upanishads). De même, la manifestation du couple de l'âme vivante et du monde inerte est "l'excitation", c'est-à-dire le regard désirant ou le désir intense de l'Esprit. "Excitation" désigne sa shakti immanente. Il faut (donc) admettre (que la dualité) dépend de son énergie majestueuse.
Ce regard désirant, cette "excitation" et l'effet qui en découle, à savoir les mondes et les âmes, découlent d'une seule conscience qui se transforme en un être qui contemple et un être contemplé. Il est possible de parler ainsi sans que ces deux aspects soient (pour autant) séparés. Si l'Immense se transforme comme le lait en yaourt, il n'y a pas à craindre qu'il disparaisse (en se transformant). De même, quand l'or est transformé en bracelets, et quand le réel se transforme en l'âme et le monde, l'or et le réel demeurent, selon la pensée de la Chândogya Upanishad.
En toutes ces facettes innombrables, en tous ces mondes, en toutes ces âmes clairement manifestées par cette "excitation", par ce regard désirant, c'est-à-dire par sa puissance qui n'est rien de plus (que lui), l'unité de l'essence de l'Esprit, de l'être, n'est jamais contredite.
Malgré cette multiplicité d'états, l'essence reste une. Malgré cette unité d'essence, il se multiplie. Il faut comprendre les deux ensembles. "Le Soi est tout cela", "La réalité de tout cela, c'est le Soi", "Le Soi est devenu tous les êtres" : les paroles sacrées de ce genre pointent le fait que, de la nature d'un seul et même Esprit dérivent, par son énergie, une multiplicité de mondes et d'âmes. Voila comment il faut entendre ces propos des Upanishads.
L'être réel, un et sans-second du point de vue de l'expérience suprasensible devient, du point de vue de l'expérience sensible, le multiple fait de paires d'opposés. Il faut donc voir que le sensible et le suprasensible, l'un et le multiple, ne se contredisent pas. Certains, qui pensent que l'un est (seul) réel, et que l'autre (le multiple) est illusion, y voient une contradiction. (Mais) les textes sacrés disent que c'est l'un lui-même qui est le multiple. Cette contradiction entre l'un et le multiple n'est qu'un concept de l'intellect humain, et non une réalité ! Dès lors, l'autre manière (d'expliquer le rapport entre l'un et le multiple) est meilleure, car elle écarte la contradiction, si toutefois contradiction il y a !
Soit la perception d'un vase, par exemple, dans la vie de tous les jours. Bien que l'on se dise, par une cognition distincte, que c'est un vase "fait de terre (cuite)", on ne se dit pas pour autant que la perception du vase est une illusion parce qu'on avait vu le vase sans voir qu'il était en terre cuite ! Et quand on voit que le vase est en terre cuite, il n'est pas raisonnable de dire que le vase que l'on voit est une illusion. Le fait d'être en terre cuite et le fait d'avoir la forme d'un vase appartiennent tous les deux à la chose et sont deux manières vraies de la décrire. Quand on dit que la chose est en terre cuite, on ne contredit pas ni ne réfute le fait qu'elle a la forme d'un vase. De même, quand on voit que la chose a la forme d'un vase, ceci ne contredit ni ne réfute le fait qu'elle est faite de terre cuite. Il faut donc dire qu'une seule réalité, une seule chose, est saisie de deux manières selon les capacités de l'intellect humain. Le fait que le vase soit en terre cuite fait connaître l'essence de la chose, c'est là son attribut principal. Le fait que le vase ait la forme d'une tortue, par exemple, est alors son attribut secondaire. Parce que le mot qui désigne la substance (de la chose) est le substrat (des autres attributs) tels que la forme, on dit qu'il est l'attribut principal pour connaître l'essence, désignée par le mot "substance". Le fait d'avoir la forme d'une tortue, par exemple, est la perception d'une seule chose à travers une multiplicité de formes appréhendée par les yeux et autres (sens). On dit (donc) que la forme est un attribut secondaire. Mais cette perception de la forme du vase, etc., dépend entièrement de l'intellect humain (et non pas de la chose elle-même). De sorte que, dans la perception de l'être des choses, il n'y a pas de contradiction entre la perception de l'attribut principal et la perception des attributs secondaires. On y gagne même quelque chose de plus ! Et la vérité devient complète...
Et de même, quand on dit que le monde, les âmes et Dieu sont (un seul être) : attributs principaux et secondaires sont deux manières de comprendre l'Immense, le réel un. L'Immense, réel par essence, est comme l'or transformé en différents bijoux. Il est prouvé que c'est lui qui se transforme en mondes et en âmes. Il est alors justifié de l'appeler "Dieu", en relation aux mondes et aux âmes. De par la majesté de sa propre énergie, l'Indivis lui-même devient une multiplicité de manifestations et de caractéristiques. Et sa manifestation en mondes et en âmes est analogue aux qualités de la substance (qui sont multiples sans contredire l'unité de la chose). C'est en l'Immense même que les choses relatives - telles que les modes, les aspects, les qualités, les accidents - existent, tout en étant identiques à l'Immense.
Le "monde" en lequel ces êtres naissent, tout cela, est comparable aux qualités du vase (comme par exemple sa forme). Ce sont des "aspects" ou des "qualités secondaires" de l'Immense, ses modes différenciés. Ou bien, on peut bien dire que tout cela, ce sont des qualités secondaires de l'Immense, de la cause qui est l'aspect réel. Mais c'est le réel même qui est la substance fondamentale du monde entier, tout comme la terre l'est pour le vase. L'être est donc l'attribut principal de l'Immense. De sorte qu'il n'y a pas contradiction entre ces deux (attributs). Affirmer que seul l'attribut principal, sans qualités, est réel, et que l'autre, l'attribut secondaire, est une illusion, cela est, clairement, bien loin d'être une théorie très claire... L'Immense-avec-qualités et l'Immense-sans-qualités ont une seule source et ne se contredisent pas !
L'affirmation selon laquelle (l'Immense) est "sans qualités", "sans parties", etc. signifie simplement que l'Immense transcende ces qualités, et non qu'il est dépourvu de ces qualités. Et plus encore : les qualités comme l'absence de parties (lui sont attribuées par les Upanishads), car il est prouvé qu'il dépasse les sens quand il est dit que "l'Immense est plus vaste que le vaste, plus subtil que le subtil". Cela signifie donc que, bien qu'il soit source de qualités infinies et doué d'aspects innombrables, il s'étend toujours au-delà. Cet être infini, omnipotent, l'Immense, crée, par une fraction de lui-même et par son regard désirant, de multiples univers et il les infuse. Mais il faut bien voir que, cependant, il ne disparaît pas en (devenant) ces mondes. Voilà pourquoi ceux qui savent disent que l'Immense infuse le temps et l'espace, bien qu'il soit au-delà du temps et de l'espace. Ainsi donc, l'Immense  est "plein" par essence absolument partout et toujours, et jusque dans chaque atome, qui est un fragment de lui-même. Tel est le sens plus que profond - la non-dualité plus que vaste - exprimé dans cette parole : "Cela est plein. Ceci est plein. Le plein vient du plein. Quand le plein est extrait du plein, il reste plein".
Ce qui revient à dire ceci :

Tout comme le vase est fait de terre, la substance fondamentale de ce monde entier est l'essence, l'être. La connaissance qui ne voit pas cela est incomplète (litt. "n'est pas pleine"). L'illusion, c'est seulement de prendre cette connaissance incomplète pour la vérité (complète). Mais cette connaissance incomplète ne doit pas être qualifiée d'illusion. Parce que cette connaissance incomplète est des plus grossières et qu'elle ne touche pas le fond subtil du réel, elle est une quasi-ignorance. Parce que l'on ne comprend pas l'essence de l'être, l'essence du réel et que l'on ne perçoit que la forme du monde - ce qui devient cause (d'une vie) qui n'atteint pas son but et autres défauts - on appelle cela "ignorance". Mais si l'on perçoit l'essence fondamentale, l'Immense, comme étant clairement le Soi de tout et de tous,  alors on reconnaît tout aussi clairement que l'aspect "monde" et l'aspect "âme" ne sont pas différents. Cela seul est la connaissance, cela seul est la vérité intégrale."

Kapali Shastri, Saddarshanabhashya,  pp. 1-5, Sri Ramanashramam, 1884

Ce passage, traduit du sanskrit, est une réfutation en bonne forme de l'Advaita Vedanta, dans l'esprit du tantra non-duel. Kapali et Ganpati connaissait certainement la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), d'origine cachemirienne, notamment par des textes comme le Dakshinâmûrtistotra ou le Tripurârahasya, composés dans le Sud de l'Inde. 
Les passage en gras soulignent les critiques adressées à l'Advaita Vedanta.
Ce texte sanskrit a aussi été traduit en anglais. Mais cette traduction est plutôt une très libre paraphrase, selon une habitude bien ancrée chez les Indiens. Le second passage en gras donne "It is evident then that it is both futile and false to affirm that the substancial truth alone of the world-being, brahman, is real and that the formal aspect of brahman as the world is unreal". Ce qui a le mérite d'être clair, mais qui est sans doute plus fort que le sanskrit qui, au lieu de "false and futile", dit "de cette théorie il y a clairement le fait qu'elle n'est pas naturelle/évidente" (vâdasya a-svârasyam spashtam), ce que j'ai rendu à ma façon. Cette traduction anglaise est anonyme. Mais l'ensemble témoigne d'un effort intéressant, même s'il n'est pas du goût de tous, pour tirer l'enseignement de Ramana dans un sens tantrique.

Et Ramana lui-même est une illustration intéressante d'une non-dualité ambivalente, qui a du mal à choisir entre intégration du monde et rejet du monde.

Pour s'éveiller, faut-il d'abord reconnaître qu'on n'est pas le corps ?



La conscience est ce qui ne devient jamais objet.
La conscience est ce qui reste à jamais en retrait, transcendante - au-delà ou en deçà - de tout.
Elle est soi-même. Elle est moi. Elle est ce qui enregistre ces mots, libre des mots.
Quel soulagement !
Je ne suis rien, libre de tout !

Soit.
Mais cette manière de s'éveiller à soi, pour simple qu'il paraisse, n'est pas sans poser problème.
Le défaut majeur est ce faire croire que les choses et les personnes sont à l'opposé de la conscience, ce réceptacle de tout ce qui est beau et bon. Du coup, on a tendance à regarder tout le monde comme du fumier et à fuir le chaos, tel un autre Spock, et sans doute moins sympathique que lui, car dépourvu d'oreilles pointues.
Se reconnaître comme témoin transcendant, comme conscience inconnaissable : un geste d'attention puissant et simple. Comment voyons-nous ces mots ? - Grâce à la lumière du soleil ou de l'électricité. Et quand vous fermez les yeux ? - Grâce à la lumière de la pensée. Et la pensée ? - Par soi-même Donc nous sommes la Lumière des lumières. - Amen.

Mais ce faisant, on ne s'éveille pas vraiment. Ou pas complètement.
Pourquoi ?
Parce que l'on reste dans la croyance que les choses sont... autre chose que la conscience, que moi qui les perçois, même si j'affirme que "personne ne voit ces choses" (affirmation sans importance pour la question qui nous concerne ici). Autrement dit, je ne m'identifie plus au corps, mais je m'identifie à une conscience opposée aux choses. La dualité est donc portée à son degré le plus extrême. Avant, il y avait au moins unité avec le corps. Maintenant, il n'y a plus que dualité.

Et pourtant, dira t-on, il faut bien en passer par là... Car c'est seulement ensuite que l'on pourra reconnaître que tout est conscience, tout est soi-même.

Vraiment ?
Je crois qu'il existe une autre voie, légèrement différente.
Au lieu de pointer que la conscience ne devient jamais un objet, qu'elle n'est ni ceci, ni cela, pointons le fait que tout est conscience. Qu'est-ce qui est séparé de la conscience, là, maintenant ? Se trouve t-il le moindre atome, la moindre sensation, la plus petite pensée qui soit dépourvue de cette présence indéfinissable et pourtant certaine, que nous appelons "conscience" ? Quoi de plus évident ? Quoi de plus assuré ? Avons-nous besoin de faire quelque chose pour être conscience ? La conscience n'est-elle pas toujours présente, donnée, offerte, comme l'espace ? Tout est conscience, dans la conscience, vagues de conscience dans la mer immense de la conscience, reflets au sein de la Lumière. 
Par ce geste d'attention, la conscience est directement pointée comme substance de tout, sans passer par l'étape "transcendance", laquelle instaure une dualité qu'il faut, ensuite, laborieusement corriger.
Dans cette approche, on peut aussi aller par étapes : d'abord "je suis le corps", puis tout ce que je vois, puis l'espace, l'univers, à l'infini...

En bref, il y a deux manières de pointer la conscience :
- pointer la conscience comme témoin universel, transcendant, qui est "en arrière" de tout. La conscience se retire des choses. "Je ne suis rien".
- pointer la conscience comme toujours présente, les choses comme baignant dans la conscience, tissées de conscience. La conscience embrasse les choses, les choses sont conscience. "Je suis tout".

C'est une expérience très différente. Exclusion dans un cas, inclusion et accueil dans l'autre. Je suggère que cette seconde manière est moins problématique. La conscience est reconnue, non comme ce qui n'est ni ceci, ni cela, mais comme ce qui est la substance vivante de ceci et de cela à la fois. C'est une voie positive, d'affirmation. La conscience n'est pas l'opposé des choses, mais seulement plus large que les choses. Il ne s'agit pas de retirer la conscience des choses, mais de l'élargir, ou plutôt de la laisser se dilater tout en reconnaissant que la chose même est conscience.

Voilà pourquoi, dans le tantra non-duel (le prétendu shivaïsme cachemirien), on trouve très peu la pédagogie par "discrimination", par négation, par retrait, mais plutôt des invitations à se reconnaître comme immensité de conscience dont les choses sont les vagues, les expressions, les cristallisations. On se trouve alors plus joyeux, moins enclin au syndrome de dépression typique des voies négatives.

Un autre problème, dont j'ai déjà parlé ailleurs, est que les voie de négation, de pure transcendance, de dualité, débouchent le plus souvent sur un vide stérile, un cul-de-sac. En effet, les partisans de la voie négative définissent d'abord la conscience comme ce qui ne peut jamais être un objet. Ils sont donc condamnés à nier tout. Mais à la fin de ces négations, que reste t-il ? Le vide. Qui est... un objet ! Pur, simple et subtil, certes, mais un objet quand même. Et donc l'adepte de cette voie se retrouve face un une sorte de mystère, un néant insondable qui n'est qu'une construction imaginaire (un vikalpa, en sanskrit), puisque forgée à travers l'exclusion de tout. Il peut bien nier ce vide : il n'aboutira qu'à un autre vide. Et comme il s'est d'emblée interdit d'affirmer quoi que ce soit, il est coincé. C'est le problème du sparadrap du capitaine Haddock. D'où les discussions interminables dans certains milieux "non-dualistes", pour savoir qui est vraiment dans le vide, le rien, l'au-delà des concepts, l'inconnaissance, etc. 
Dans l'approche inclusive, quand on dit parfois que la conscience ne peut jamais être un objet, cela veut simplement dire que la conscience ne peut jamais se limiter à un objet, mais qu'elle l'englobe toujours. Ce qui est facile à vérifier, et qui n'exclue pas ni ne dévalorise l'objet.
Le corps est enveloppé dans la conscience. Tissé de conscience. Corps de conscience. Mais sans s'arrêter au corps. Tout est le corps, aussi loin que s'étend l'espace.

Enfin (cher lecteur/lectrice, merci de votre patience), le partisan de l'exclusion, de la transcendance, se heurte à un mur : d'où vient l'objet ? Qu'est-il ? Une illusion ? Mais qui en est la victime ? Qui en est la cause ? D'où vient-elle, cette mystérieuse illusion ? Et que sont les choses ? Les personnes ? Autant de questions que la voie de la négation/exclusion balaye en affirmant que "ces questions font partie de l'illusion"... On tombe alors dans une sorte d'auto-censure, où l'on goûte une certaine paix, mais au prix de la joie. Car quelle joie dans ce monde d'ombres, de mensonges, de faux-semblants ? Quelle joie quand la curiosité est interdite ?
Dans la véritable non-dualité, l'objet est la conscience qui prend conscience d'elle-même comme objet, parce qu'elle est absolument libre de jouer à être une chose, le contraire de ce qu'elle est, ou n'importe quelle variante, à l'infini. L'autre, c'est moi dans une autre individualité, unique. L'autre, c'est un point de vue unique sur moi, moi comme conscience, et moi comme monde. L'oiseau pareil. Il est la conscience. Il est moi, mais une fenêtre différente, un angle, un parfum, des expériences singulières et précieuses. L'arbre de même. La terre, de même. Tout est la conscience qui se désir, s'aime, se pense, se représente, se crée, elle-même. Mais aussi qui se déteste, se détruit, se fait souffrir elle-même, quand elle se perd dans son jeu de cache-cache. Pourtant l'autre est soi-même qui joue à être autre que soi. Quelle merveille ! Quel miracle ! Sans le comprendre, nous le savons. Nous le sentons. L'éveil, c'est s'ouvrir à ce ressenti, encore et encore et encore, ce ressenti déjà parfait, présent, mais oublié, négligé, manqué par aveuglement. Disponible dès à présent, ici même, à jamais dans les siècles des siècles.
Simple. Direct. D'une richesse infinie.

mercredi 2 septembre 2015

Savourer le sucre, ou être le sucre ?

Être ou savourer ?


A l'occasion de la lecture de cet article fort pertinent - "Le dualisme du non-dualisme" -, je reviens sur la question de la différence entres deux approches de la non-dualité : par inclusion et par exclusion.

C'est un débat toujours d'actualité, et il en va de notre vie. Ni plus, ni moins. 

La non-dualité par inclusion affirme que tout est embrassé dans l'unité de l'absolu, et que tout est une manifestation de l'absolu. Par conséquent, qui s'éveil à l'absolu continue de vivre et de percevoir le monde, mais il/elle le perçoit comme une manifestation de l'absolu, voire comme l'absolu même. Bien sûr, pour parvenir à cette reconnaissance, il est sans doute nécessaire de dévaloriser - provisoirement - une certaines vision du monde, une vision, disons, profane et aveugle à sa vraie nature. Le monde, le corps, etc. peuvent être mis à l'écart pour prendre du recul et laisser place à une vision neuve. Mais, une fois cet éveil à la vraie essence du monde accomplie, le monde et tout le reste est toujours présent, simplement reconnu comme étant l'absolu, transmuté en l'absolu. D'où une attitude de révérence pour le monde, le corps, la pensée, l'imagination, les femmes (premières victimes de la non-dualité exclusive, comme on va voir), bref, pour tout et tous.
De cette approche relève les différents courants non-dualistes tantriques shivaïtes ou bouddhistes, le bouddhisme mahâyâna, la plupart des courants courants chrétiens, soufis, cabale, etc.

La non-dualité par exclusion affirme que seule l'unité est réelle, et que la dualité est irréelle, n'existe pas, ou qu'elle est négligeable (tuccha, en sanskrit). L'absolu est affirmé à travers une négation des formes, du relatif, de la nature, du samsara, des animaux, des femmes, de l'amour, de la vie qui n'est que souffrance et... souffrance. Le monde n'est pas une manifestation de l'absolu, mais une illusion mystérieuse projetée sur lui. La vie est une maladie de la vision, un aveuglement, un délire. Une fois guéri, le monde disparaît. Complètement. Ou alors, il demeure comme une ombre, "négligeable".
Il est clair que cette approche est dualiste : il y a le réel, et l'irréel. Le réel est conscience. L'irréel est dépourvu de conscience. L'éveil, c'est voir le réel comme réel, et l'irréel comme irréel. Dualité absolue, plus radicale encore que la dualité corps-esprit héritée de Platon, laquelle voyait au moins dans une monde un reflet - certes déformé - de l'absolu. Plus l'unité est affirmée, plus la dualité est renforcée. Plus on fuit les femmes, plus elles vous poursuivent... 
Le non-dualisme de l'Advaita Vedanta donc un faux non-dualisme et un vrai dualisme
De cette approche relèvent la tradition classique de l'Advaita Vedanta, certains soufis comme Balyânî, et certains néo-advaitas.

Il y a des cas ambigus. Qui balancent entre ces deux approches : reconnaître l'absolu dans le monde, ou fuir et dénigrer le monde. On retrouve en fait cette ambiguïté dans la majorité des religions et des courants spirituels. Deux cas m'intéressent en particulier, sur lesquels je me pencherai plus tard : le Yoga-vâsistha, et Ramana Maharishi.

Mais revenons à la non-dualité par exclusion de la dualité.
L'Advaita Vedanta de Shankara et ses continuateurs en est l'exemple le plus typique.
En bref, l'Advaita Vedanta du célèbre Shankara, souvent considéré, à tord, comme le plus grand philosophe de l'Inde, n'est pas une sagesse de la réconciliation du corps et de l'âme, de la vacuité et des formes, de l'absolu et du monde, mais une philosophie de la fuite, du dénigrement le plus radical qui soit. Cela a peut-être ses mérites, mais ce n'est pas non-dualiste. L'Advaita Vedanta n'est ni advaita (non-dualité), ni même vedanta (les upanishads), car les Upanishads affirment clairement que le monde est l'absolu, et non pas une illusion projetée sur lui comme un film sur un écran de cinéma.

On pourrait rétorquer que le détachement est une étape pour libérer le regard et voir le divin dans la nature. Oui, sans doute, mais ce n'est pas du tout ce que dit Shankara. Même quand il commente des passages des Upanishads ou de la Bhagavadgîtâ qui invitent à voir le sacré dans le monde, il nie le monde. Pas de monde dans l'expérience de l'éveillé, seulement des échos, des restes, comme d'une vieille maladie. L'éveillé selon Shankara est comme un zombie, comme une machine (yantra-vat). Il ne vit plus. A proprement parler, il n'y a pas plus d'expérience éveillée dans l'Advaita de Shankara que dans le nirvâna du bouddhisme ancien... Il n'y a pas de perception non-duelle, pas d'union du relatif et de l'absolu. Shankara ne voit pas le brahman dans les feuilles d'automne, ni dans le chant des petits oiseaux, ni nulle part. 

L'amour divin fait pour lui partie de l'illusion, de même que l'action engagée dans la vie. Si il devait choisir entre être le morceau de sucre et savourer le sucre, Shankara choisirait d'être le sucre, car savourer le sucre est pour lui une illusion sans valeur, incompatible avec le fait d'être le sucre.

Et ainsi de suite...

Le mieux est ici de citer un extrait, intitulé "La peur de la nature, du changement et de la multiplicité", de l'article dont je parlais au début, car il résume vraiment bien ce débat complexe en peu de mots :

"L'Advaita Vedanta va dans le sens de la dévalorisation de la vie au sein de la nature, qui est commune dans les traditions spirituelles indiennes. Parlant de la vision du monde propre à l’ascétisme asiatique, Eliade remarque que "quand le sens du caractère sacré du cosmos se perd...le temps cyclique devient terrifiant". Advaita est un exemple parfait de cette vision. Loin d'encourager le respect de la nature, il inculque la peur de la nature. Ce n'est pas un hasard si le pratiquant Advaitin doit, selon Shankara et sa tradition, être un renonçant célibataire. Shankara et ses disciples voient l'univers des renaissances (samsara) comme un "océan terrible" infesté de monstres marins. Nous nous noyons en lui, et de lui nous devons nous sauver. Les individus sont pris au piège dans le samsara, allant de naissance en naissance sans atteindre la paix. Ils sont comme comme des asticots pris dans un fleuve, emportés d'un tourbillon à un autre. Le seul but du gourou advaitique est de vaincre le démon de l'ignorance, tout ensemble avec sa manifestation, le monde. Quelle devrait ^tre notre attitude envers l'engagement dans la vie ? Shankara répond que nous devrions voir le samsara comme un océan immense et terrible (ghora), craindre d'exister en lui, et même mépriser une telle existence. Il stipule qu'avant d'étudier le Vedanta, un élève doit avoir un désir intense d'^tre délivré de ce monde (mumukshutva). Plongé dans cet état, l'élève s'écrie : "Comment et quand, o Seigneur, serai-je délivré de la prison du samsara ?"
Quand des espèces non-humaines sont mentionnées dans la littérature de l'Advaita, elles ne sont pas valorisées comme des incarnations de l'esprit. Bien plutôt, elles nous sont présentées comme symboles des souffrances ressenties dans le samsara. L'univers n'est pas une communauté, mais une hiérarchie, dans laquelle les dieux sont très heureux, les huamins moyennement, et les animaux font l'expérience "d'une misère extrême" (atyanta-duhkha)... Pour cette raison et d'uatres, la meilleure naissance est celle d'homme. Et, encore mieux, de mâle.... Dit sur le mode philosophique, la peur du monde prorpe à l'Advaitin le conduit à une antipathie radicale à l'endroit du changement et de la multiplicité..."

Et, comme le note l'auteur, ce n'est pas un hasard si les termes négatifs sont au féminin : avidyâ (l'ignorance), mâyâ (l'illusion), prakriti (la nature)...

On ne trouvera pas, dans l'Advaita Vedanta, la non-dualité de l'absolu et du relatif qui est si importante dans le bouddhisme Mahâyâna et qui est le point central du tantrisme non-dualiste.

L'Advaita Vedanta n'est donc pas non-dualiste, mais bel et bien dualiste, et du genre le plus radical. Si vous suivez ce genre de philosophie, il n'est donc pas étonnant que vous vous sentiez parfois un peu déprimé...

Comme disait Râmakrishna, je veux à la fois savourer le sucre, et être le sucre !

mardi 1 septembre 2015

Voie intellectuelle et voie de l'amour : deux voies ?

Tentative d'explication de la voie de l'amour, plutôt destinée aux adeptes de la voie de l'éveil à la non-dualité.


La conscience est cela qui voit. Qui enregistre tout le reste. Ces mots par exemple.
La conscience est donc difficile à définir, car elle n'est rien de tout ce qu'elle enregistre. Ni couleur, ni forme, ni temps, ni lieu. Que reste t-il pour la définir ? La conscience. Donc, c'est difficile. D'un autre côté, quoi de plus intime ? Elle est évidente : elle se connaît elle-même par elle-même. Voilà pourquoi, dans certaine traditions, on l'appelle "le soi-même", "soi-même" ou le Soi.
D'ordinaire, la conscience s'oublie et n'est que conscience des objets. Conscience de ces mots, par exemple. Elle est donc toujours conscience, sans quoi il n'y aurait pas d'objet. Les choses n'ont aucune  existence indépendante de la conscience. Quand on dit : "Cette tasse existe même quand je n'en ai pas conscience", cela veut dire "J'ai conscience que cette tasse existe même quand mes yeux ne peuvent voir cette tasse". Mais cette représentation dépend elle-même de la conscience... même quand la conscience n'en a pas conscience. D'ordinaire, la conscience s'oublie ainsi. Toujours présente, elle a conscience de tout, sauf d'elle-même, alors que rien n'est possible sans elle. 
C'est le paradoxe de la conscience. 
Pourquoi ? parce qu'elle est transparente. C'est-à-dire qu'elle est toujours présente, mais sans forme, sans caractéristique, même abstraite. Car il est des choses qui n'ont pas de forme, et qui sont pourtant des choses, des objets. L'infini, l'être ou l'espace, par exemple. Mais la conscience n'est pas ainsi. Son seul trait propre, c'est justement la conscience. Elle est singulière, incomparable. Evidemment, on peut la comparer, mais ça ne définit pas son essence, ce qu'elle a de propre. Bref, la conscience s'oublie.
Et parfois, elle se réveille à elle-même. C'est l'éveil. Elle réalise qu'elle n'est pas une chose, mais la source et la substance de tout. D'abord elle s'éveille à sa transcendance, le fait qu'elle n'est pas une chose. Ensuite elle réalise qu'elle est la substance des choses, de même que l'océan, sans se réduire à une vague, est la substance des vagues. 
C'est l'éveil à la non-dualité.

Or, on peut parler exactement ainsi à propos du désir.
Il y a le désir ; et il y a les objets du désir.
Le désir ne se réduit pas à l'un de ses objets. Ce sont des accidents de ce désir. C'est d'ailleurs pourquoi le désir renaît sans cesse. 
D'ordinaire, le désir s'oublie dans les objets du désir. Je veux une moto, un chat, et dans cet élan même, l'élan s'oublie. Il ne tend que vers la moto, le chat. Pourtant, l'objet désiré dépend du désir. Il n'est objet de désir que par et dans ce désir. Donc, comme pour la conscience, l'objet du désir existe seulement dans le désir lui-même. Et, de même que tous les objets sont des manifestations de la conscience, de même tous les objets du désir sont des objets du désir. 
Si donc le désir s'éveille à soi-même, il réalise qu'il est au-delà de tout objet, concret ou abstrait. Il réalise que l'objet n'est pas la source, ni la fin du désir. Ce que montre, du reste, l'expérience banale de l'épuisement apparent du désir alors que son objet demeure : la moto est toujours là, mais il n'y a plus de désir pour la moto. En réalité, le désir est toujours le même, infini, égal, inépuisable. C'est seulement l'objet du désir qui change, objet créé par le désir. Plus de désir pour la moto, la moto disparaît. Autre chose apparaît.
Donc le désir s'oublie dans ses objets.
Puis il s'éveil à soi, il se retourne, devient alors désir de soi, désir infini donc. Et aussi, désir de tous les objets simultanément. Désir infini de l'infini des possibles. Dans certaines traditions, on appelle ceci "l'amour".
Mais n'est-il pas alors évident que "désir" et "conscience" sont deux mots pour une seule et même (non)chose ? Je ne voudrais pas abuser de vos forces, cher lecteur, chère lectrice. Je n'irais donc pas davantage dans les détails de la démonstration, et je laisse ces mots à votre intuition...

Tout ceci pour dire que la conscience est désir.
Et que l'éveil est éveil de la conscience à elle-même, de soi à soi-même, par delà tout objet, toute limite.
Mais l'éveil est aussi réveil du désir au désir même, de soi à soi-même, par delà tout objet désiré, par-delà toute limite.

C'est cela, le tantra.
Dans un désir, retourner à la source du désir, le désir pur, sans limites. Et, comme toute émotion (y-compris la léthargie, qui est une émotion) est désir, toute émotion est voie de l'éveil. Telle est l'alchimie tantrique. Et, comme cette remontée de l'émotion à l'émotion pure est aussi la voie dans toutes les voies de l'amour divin, dans toutes les religions et cultures, la voie de l'amour divin est aussi cette voie de l'éveil. Par exemple, dans le christianisme, l'accent est mis sur la souffrance. Mais c'est cette même voie qui va du désir qui s'oublie dans ces objets, jusqu'au désir pur, au désir infini, à l'amour.

Donc la voie "directe" de la conscience et la voie de l'amour, ainsi comprise, c'est la même voie, en plus de tendre bien sûr vers la même fin.

Quand le désir, par-delà son objet circonstanciel, se ressaisi soi-même, c'est l'éveil. Et ça change tout !