mercredi 21 février 2018

Une critique de l'Advaita Vedanta

Attention : ceci est "intellectuel"...


"De fait, il y existe en ce monde de grands esprits que les gens ordinaires ne peuvent sonder"

Gaudapâda, Stances sur la Mândukya, IV, 95

Telle est exactement mon impression face à l'une des œuvres composées en sanskrit au XXe siècle, le Cœur de Shankara, ou Réfutation de l'idée d'une Ignorance radicale (Shânkara-hridaya, Mûla-avidyâ-nirâsa). En plus de 300 grosses pages, l'Auteur, un maître peu connu du Karnâtaka dans le Sud de l'Inde, débat sur une question simple : 

L'état de sommeil profond, sans rêve, est-il le Soi, ou bien est-il le Soi recouvert par une forme d'ignorance subtile et "radicale" ? 
Et si l'expérience du sommeil profond est en réalité l'expérience de la pure conscience, du Soi non-duel, alors pourquoi en sort-on ignorant ? 
Et si le sommeil profond est un état d'ignorance et, donc, de dualité, comment expliquer que cet "état" soit, de fait, dépourvu de toute dualité ? 
Et si un état sans dualité aucune n'est pas la non-dualité, alors... alors qu'est-ce que l'expérience de la non dualité ?

Questions simples et légitimes, aux enjeux redoutables, à savoir, la possibilité de la "liberté en cette vie même" (jîvan-mukti), versus l'idéal d'un salut après la mort.

Or, ce texte me perturbe. Oui, je le confesse. Pourquoi ? Parce que j'ai bien du mal à le comprendre. Jamais je n'ai vu, en sanskrit où dans une autre langue, une discussion si serrée sur ces questions essentielles. Inutile de préciser que nous sommes loin, ici, des débats débiles du néovédânta avec leur anti-intellectualisme intello obligatoire.
Je ne comprends pas ce que l'Auteur y dit : est-ce un chef-d'oeuvre, le fait d'un pur génie, et un message spirituel authentique, le livre d'une vie ? Ou bien le travail laborieux mais vain d'un homme qui, au fond, n'aurait rien compris à la simplicité de la vie ?
Donc je soupèse. Mais je n'arrive pas à tout comprendre, pas même à tout lire ! Franchement, ça n'arrive pas souvent. Surtout dans le domaine du non-dualisme, qui en général tourne en rond en broutant paisiblement ses propre paroles dans son petit enclos de "l'au-delà du mental".
Alors ? Alors, je ne sais pas. Comment décider sur une chose que l'on ne comprend pas ? Ou si peu ? Ou bien me suis-je ramolli ? Endormi ? Bref.

En attendant, il y a ce passage que j'aimerais partager avec vous. Il concerne un autre texte, cité ici par l'Auteur, un texte qui critique l'Advaïta Vedânta. Ce texte cité par notre Vedântî, je ne le connaissais pas. Il s'agit du Guru-jnâna-vâsishtha, une oeuvre gigantesque de 25000 versets ! Je n'en ai que des fragments, dont une version de la Ribhou Gîtâ, ce chant non-dualiste célébré par Ramana Maharshi. Ce Guru-jnâna enseigne une forme de non-dualisme de l'expérience, contre le non-dualisme intellectuel de Shankara. Et ce faisant, il le critique. Et ceci m'intéresse, car cela fait penser aux critiques adressées par le shivaïsme du Cachemire au Vedânta.
Je traduis donc ce passage fort long mais riche, de ce texte déjà traduit une fois en anglais (Shânkarahridaya, p. 220 et suivantes) :

Il existe un livre anonyme intitulé "L'enseignement de Vasishtha sur le maître de sagesse", oeuvre de quelqu'un qui ne supportait pas la doctrine du Vedânta non-dualiste. Il comporte une section "sur la connaissance" en quatre partie. Son Auteur y récuse la doctrine de la non-dualité toujours (déjà) réalisée, la doctrine de l'Immense, la doctrine de l'apparence illusoire (vivarta) et autres doctrines en accord avec les gens éduqués (c'est-à-dire avec notre tradition de l'Advaita Vedânta).  Il dit ceci par exemple :

"Les partisans de la doctrine de la création des âmes et aussi ceux de la doctrine de la création (de toutes choses) à partir du Principe transcendant sont meilleurs que ceux de la théorie de l'apparence illusoire. Celui qui dit à un disciple qu'il est "sans forme" est incompétent ! Cet individu n'est qu'un glouton qui sert ses désirs, qui cherche l'argent, un escroc... Il affirme que la délivrances est le fait que l'âme est déjà l'Immense. Si c'était le cas, l'enseignement serait vain !"

Ses autres idées sont que l'Immense se transforme réellement (en les mondes), que (la réalisation) dépend de la mise en pratique de certaines règles (à la manière d'une cérémonie), que l'Immense a trois formes, que (celui qui a réalisé l'Immense) doit se plier au quotidien. Dès lors, par pur aveuglement, cet Auteur croit que, dans le quotidien, la dualité existe vraiment, mais qu'au plan de la vérité ultime, il y a non-dualité. C'est une doctrine de la confusion générale, (plutôt que de la non-dualité)... Et tout ceci mis dans la bouche de Vasishtha... Je ne développe pas, dans l'idée que la réfutation de ces erreurs ne serait que fatiguer l'esprit de ceux qui suivent le système du vénérable Shankara.

... (je passe un bout).
Et il fait son propre éloge en ces termes :

"Tout ce qu'on écrit dans leurs commentaires les partisans du dualisme, du non-dualisme, et du non-dualisme relatif (=Râmânuja), tout cela est faux. Et tout ce que les éveillés de notre doctrine du Soi à la fois duel et non-duel, tout cela est vrai."

Pourquoi l'Auteur du Cœur de Shankara cite-t-il ce monsieur apparemment odieux (mais décidé) ? Parce que, dans ce Guru-jnâna-vâsishtha est aussi réfutée la doctrine du Soi identique au sommeil profond, doctrine que ce même livre présente comme LA doctrine de l'Advaita Vedânta :

"Ô brahmane (c'est un dialogue entre Dakshinâmûrti et Brahmâ) ! certaines paroles des Advaïtis affirment que celui qui est en sommeil profond est l'Immense (brahman)..."

Et selon ce critique du Vedânta, dire cela est dire une absurdité :

"Saches que les discours des partisans de l'Advaïta (Vedânta), il y en a des myriades ! Mais il est certain qu'ils sont tous débiles (durbala)..."

Et pourquoi sont-ils "débiles" ?
Parce qu'ils ne voient pas que, quand certains passages des Oupanishats affirment que le sommeil profond est le Soi, c'est juste une métaphore, une façon de dire que, dans le sommeil profond, les voiles les plus grossiers ont disparu. Mais pas que le Soi est vraiment le sommeil profond indifférencié. mais alors qu'est-ce que le Soi ? C'est le "quatrième", au-delà des trois états, "car (dixit toujours le Guru-jnâna) il est souligné (dans les Oupanishat) que l'Immense est quelque chose de plus que le sommeil profond !"
...
"Si le Soi était purement et simplement le sommeil profond, alors les bêtes et autres oiseaux seraient tous établis en l'Immense ! Cette affirmation est donc fausse.
Or, alors même que cette affirmation est ridicule, on constate qu'elle prospère chez tous ! Et, comble du comble, ceux qui affirment qu'ils atteignent la Lumière suprême dans l'état de sommeil profond, on en parle comme de suprêmes Éveillés !"

Et la citation continue dans la même veine.
Je ne sais de quand date ce texte, mais une chose est claire : le débat sur le sommeil profond a fait rage. Et il continue, comme en témoigne les discussions engendrées par le Cœur de Shankara jusqu'à nos jours.
Et encore une fois, ça n'est pas une vaine polémique, mais une réflexion vitale, même si elle dépasse sans doute les capacités de beaucoup. 
Si le sommeil profond est le Soi "à l'état pur", sans dualité, à quoi bon, par exemple, la quête du nirvikalpa samâdhi ? A quoi bon la quête d'une expérience de la pure conscience ? C'est pourquoi Shankara dit que le yoga de Patanjali "n'est pas un moyen de délivrance". En revanche, il sert à développer la concentration comme introversion. La véritable méditation serait alors l'entraînement à l'inversion du regard, vers la conscience-témoin, jusqu'à éradiquer l'habitude de l'extraversion, afin de comprendre le sens de la phrase "tu es cela". 

Bon, bah du coup je vais faire une petite sieste.


1 commentaire:

  1. le sommeil profond représente pour le mental l'image du soi mais cet état n'est pas le soi. En fait, le soi est turyia, dit le quatrième, ce qui vient justement après le sommeil profond

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