jeudi 29 mars 2018

Krishnamacharya et le tantrisme - 2

Dans un premier billet, je me proposais d'explorer un peu la religion du plus influent des enseignants de yoga du XXe siècle, T. Krishnamacharya, en mettant l'accent sur la dimension tantrique de cette religion, basée sur un corpus de tantras appelé le Pâncarâtra.

Parmi ces tantras, le Lakshmî Tantra tient une place à part. Enseigné par la Déesse Lakshmî, il enseigne une gnose inspirée par la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), formulée au Xe siècle par le philosophe et mystique cachemirien Outpala Déva.

A présent, je voudrais citer et traduire un passage de ce tantra qui expose la doctrine ésotérique de la tradition de Kâlî (à ne pas confondre avec le culte de Kâlî pratiqué aujourd'hui), tel qu'il est expliqué par Kshéma Râdja dans le Coeur de la Reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridaya), que j'ai traduit et commenté ailleurs.

Ce passage s'étend sur une vingtaine de versets (XIII, 18-40). Le thème du chapitre, le treizième, est le pouvoir de grâce (anugraha-shakti), mais la suite élargit l'enseignement aux Cinq Oeuvres (panca-kritya) de Shiva, bien qu'on soit en contexte vishnouïte.

Voici ce passage :

La Déesse Shrî-Lakshmî dit :

Dieu, présent en l'homme, est un.
Il est le Soi ultime, éternel.
Il est à jamais un trésor,
le trésor de la connaissance, 
de la force, de la maîtrise, 
de la vertu, de la puissance
et de la vitalité. 18

Ce sont-là les six attributs traditionnels de Vishnou.

Sans commencement ni origine,
il ne peut être délimité par le temps
l'espace ou une forme. 19

C'est la doctrine centrale de la Reconnaissance : Dieu étant conscience, il ne peut être délimité par rien, car la conscience ne peut-être délimitée, attendu qu'elle n'est pas un objet manifesté, mais le pouvoir de se manifester comme tel ou tel objet délimité. Tout dépend d'elle, elle ne dépend de rien. Si, par hypothèse, un objet la délimitait, alors elle serait interrompue. Mais, cette lumière manifestante étant interrompue, l'objet qui soi-disant la délimite ne pourrait être manifesté. Donc rien ne peut interrompre ni délimiter la lumière consciente.

Moi, suprême Déesse, je suis sa Shakti, sa Puissance,
resplendissante de la majesté des six attributs.
Je suis la créatrice de toutes choses,
celle que l'on appelle "être-je", permanente. 20

La conscience est ma seule et unique essence.
Elle est un débordement de liberté,
sans limite et sans peur.
Toutes les réalisations des êtres vivants
se déploient toutes en moi, 
sans exception. 21

Ce dernier verset est clairement une paraphrase du premier aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "La conscience absolument libre est la cause de toutes les réalisations"/ "la cause de la création de toutes choses".

Je fais éclore selon mon désir
le monde sur la paroi de mon Soi.
En moi les univers viennent au jour,
comme des oiseaux dans l'eau (?). 22

Ce verset paraphrase le second aphorisme du Pratyabhijnâ-hridaya : "Elle fait éclore l'univers/toutes choses sur son propre fond, selon son désir."

Je descend librement (dans la dualité),
œuvrant aux Cinq Œuvres.
Ce pouvoir de descendre/ de s'incarner,
c'est moi, c'est la Shakti de conscience. 23

La paraphrase se poursuit : je renvoie les lecteurs intéressés à ma traduction du Pratyabhijnâ-hridaya.


Telle est ma contraction,
qui reste conscience de part en part,
liberté limpide.
C'est en (moi) que ce monde apparaît,
comme une montagne 
dans l'orbe d'un miroir. 24

Cette (conscience libre) se manifeste 
en toute évidence, transparente, 
partout et à chaque instant,
comme un diamant.
La conscience libre est sa nature intime,
comme la clarté du soleil. 25

A travers elle se manifeste l'individu,
en ressemblance avec son Soi.
Lui aussi oeuvre à chaque instant
aux Cinq Œuvres. 26

Ces Cinq Œuvres sont la création, la subsistance, la destruction/résorption, le voilement et la grâce, le dévoilement/réintégration, la reconnaissance du divin en soi. Selon Kshéma Râdja, la familiarisation avec ces Cinq Œuvres et leur reconnaissance dans l'expérience quotidienne sont le "cœur de la Reconnaissance" (pratyabhijnâ-hridaya), la quintessence de l'existence accomplie.

L'expérience du bleu, du jaune, etc.
est ce que les sages appellent la création.
La Shakti qui (se repose) sur ce contenu
est célébré comme subsistance. 27

D'emblée, nous voyons ici l'enseignement de la Danse de Kâlî (kâlî-krama), la doctrine la plus précieuse aux yeux des maîtres du "shivaïsme du Cachemire", doctrine secrète entre toutes, placées par eux au sommet de la hiérarchie des révélations, la quintessence ultime. Cette "doctrine de la Déesse" (devî-naya) est la vérité intégrale (mahâ-artha), la révélation totale de toutes les vérités partielles dévoilée ici et là dans les différentes philosophies (darshana, mata, siddhânta) et "religions" (âgama, dharma).
Avant de revenir à la traduction du Lakshmî Tantra, je voudrais dire deux mots de cette doctrine unique en son genre. Bien que tantrique d'origine et de contexte, elle n'enseigne ni visualisation, ni rituel complexe. Et son rituel, sa "poûdjâ", est censé imiter le flot de l'expérience consciente ordinaire. Ainsi chaque être vivant, chaque individu est, sans le reconnaître, le lieu du jeu divin de la libre conscience. 
Comment ? Par l'expérience elle-même. L'expérience ordinaire des pensées et des perceptions qui se succèdent sans trêve. A chaque fois que je perçois une couleur, "je", en tant que conscience, la "crée". Mon pouvoir de voir est la Déesse-conscience en tant que vision, vision qui crée son contenu, en l’occurrence le bleu. Car rien n'existe en dehors de la perception, "perception" étant synonyme de "conscience". "Être conscient de", c'est créer. Au sens littéral du terme. Et donc, la succession des perceptions, son flot ininterrompu, est la danse créatrice de la Déesse. Les "déesses" des différentes facultés du corps et de l'esprit n'étant que les "personnages" assumés librement par cette unique Déesse, la conscience. C'est de l'idéalisme pur : "être, c'est être perçu". 
Il est clair que cette doctrine est inspirée de l'idéalisme bouddhique, le Yogâchâra, source grandement négligée du yoga comme du tantrisme non-dualiste. Ainsi, quand j'ouvre les yeux, je crée le monde, il émerge sans effort dans le champs conscient. En ce sens, la conscience "fait éclore toutes choses en son propre fond", comme une ville dans un miroir. C'est juste une description de l'expérience ordinaire. Quand j'ouvre les yeux, je fais éclore le monde en moi, le monde des couleurs et des formes. Il ne s'agit pas d'un exercice à pratiquer, que l'on pourrait faire, ne pas faire ou mal faire, mais d'une attention à ce qui est donné.

Laissons notre "tantra" poursuivre sa paraphrase du Pratyabhijnâ-hridaya, dont l'auteur, Kshéma Râdja, est manifestement le "sage" mentionné comme autorité dans le verset ci-dessus. La "Déesse", c'est-à-dire la conscience, est "gloire" (shrî) et "richesse" (lakshmî) parce que la conscience est, de fait, la source de tout. Elle continue ainsi son auto-révélation :

Le détachement de l'objet saisi,
à cause du désir d'en saisir un autre,
c'est la résorption, disent ceux qui sont experts
dans l'enseignement du réel/ dans l'enseignement véritable. 28

L'empreinte laissée par cette (expérience)
est le voilement.
Son dévoilement est la grâce, (car)
la (conscience) tend par nature à dévorer 
les objets qu'elle saisit,
comme un feu qui dévore (son combustible)
à chaque instant. 29

Telle est "l'instruction secrète sur les Cinq Œuvres" (panca-kritya-upadesha), comme dit Kshéma Râdja. La familiarisation avec l'activité ordinaire comme activité divine, en vue de son plein épanouissement. 
Dans les versets suivants, la Déesse précise qu'ainsi la contraction se dénoue grâce à l'union parfaite avec la "pure science" (shuddha-vidyâ, v. 31). Encore une expression de la philosophie de la Reconnaissance empruntée à la théologie shivaïte. La Pure Science est, comme dans le dzogchen tibétain, cette partie de nous qui reste toujours apte à reconnaître la vérité, et cela, quelques soient les illusions auxquelles nous succombons en tant qu'individus. Du reste, cette image du feu qui consume par nature son combustible n'est pas sans rappeler la fameuse - et énigmatique - "auto-libération" des pensées dans le dzogchen.
De sorte que l'individu "connais et fait ce qu'il désire", comme dit Outpala Déva, humble philosophe que la "Déesse" résume ici avec rigueur :

Alors (l'individu/yogi) connait tout
et fait tout (=devient omniscient et omnipotent),
car il est parfaitement uni (par la reconnaissance
des Cinq Œuvres) avec les Shaktis de connaissance et d'action. 32a

Du pur "shivaïsme du Cachemire"...
Tout est une question d'attention à l'expérience ordinaire, banale. Nous sommes participants de la vie divine. Mais, tant que nous négligeons cette vie dans laquelle nous baignons pourtant, nous n'en tirerons nul accomplissement, nulle liberté :

Tant que cette (quintuple activité dans l'expérience)
n'est pas observée avec attention par moi,
(conscience à la foi divine et individuelle),
qui suis (pourtant) la compassion même,
la conscience /expérience reste contractée,
et toute chose reste expérimentée
à travers des facultés (divines, mais limitées). 33

Car :

Bien que l'individu soit la conscience
qui ne peut être délimitée
en aucune circonstance,
cela est obscurci par l'ignorance.
Voilà pourquoi l'individu ne me vois pas,
alors que je suis facile à voir
et que je suis son Soi ! 39

Récapitulons : voici un texte sacré de la tradition de Krishnamacharya, un texte qui enseigne le shivaïsme du Cachemire.
Bien évidemment, on aurait envie de savoir si Krishnamacharya a lu ce tantra, ce qu'il en a tiré. Malheureusement, nous devrons en rester à des conjectures. A ma connaissance, aucun élément solide ne permet de répondre. 
Cependant, il reste intéressant de voir que le shivaïsme du Cachemire est bel et bien présent dans la religion du maître de yoga le plus important du XXe siècle.

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