mercredi 28 mars 2018

Les origines ascétiques du yoga postural


Le yoga postural, ça fait mal.
Il faut "tenir" des poses plus ou moins longtemps, des positions plus ou moins confortables, parfois franchement tordues.
Ces poses, quoi qu'on en dise, ne semblent pas faites pour faire du bien. Du moins, pas dans un ressenti immédiat.

En dehors des poses qui n'ont pas d'origine indienne, comme trikona âsana, et de celles qui viennent de formes de gymnastiques indiennes, comme la Salutation au Soleil, les postures du hatha yoga sont souvent assez douloureuses, exception faite de la "posture du cadavre" - mais quelle appellation sympathique, quand même !

Comment expliquer une telle dureté ?

Tout d'abord, il faut remarquer que cette violence est présente dans le nom même de ce yoga "de la contrainte". Hatha désigne, dans la langue sanskrite, toute force artificielle, appliquée de l'extérieure sur une chose ou un être. Hatha connote une intervention artificielle dans le cours naturel des choses. Il désigne aussi la précipitation, l'entêtement, l'obstination, la contrainte, la nécessité, l'oppression, et même le vol.

Comment un yoga de la violence peut-il avoir tant de succès auprès d'un public qui, en général, conspue toute forme de contrainte ?

Ensuite, rappelons que cette violence n'est pas inévitable, justement. Le hatha yoga n'est pas le "yoga nécessaire". De fait, il existe des alternatives. Venue de Chine, nous avons toute une famille d'exercices de l'énergie vitale (qi gong en chinois) dits "internes", qui sont à l'opposé de la recherche du "toujours plus" propre au hatha yoga. En Occident se sont développées des méthodes basées sur l'écoute du ressenti, des approches toutes en subtilité, comme la méthode Alexander.

Mais pourquoi cette violence du hatha yoga ?

Comme toujours, pour comprendre il faut enquêter sur les origines.

Le hatha yoga a des origines ascétiques

D'abord, le tapas des brahmanes consiste à se faire souffrir volontairement, à se mortifier, afin d'émouvoir un dieu et obtenir de lui, ou d'elle, un don surnaturel, le plus souvent l'immortalité. Tapas signifie "échauffement" : c'est l'ancêtre de l'éveil de la Koundalinî. Le but peut être spirituel mais, le plus souvent, il s'agit d'obtenir des pouvoirs surnaturels, ce qui débouche souvent sur des drames cosmiques. Car les démons sont très forts à ce jeu. Il parviennent à gagner des pouvoirs et s'en servent pour détruire le monde. Dès les origines, le yoga de la violence est ainsi perçu comme ambivalent : technique impersonnelle, mécanique pseudo-spirituelle, il peut servir le mal et déclencher des catastrophes écologiques, comme la surpopulation de la Terre, suite au yoga pratiqué par le démon Hiranyâksha. La Terre coule, et Vishnou doit aller la repêcher au fond des eaux... Dès le début donc, on découvre le yoga postural (en général debout, ou sur une jambe) comme quête individualiste, voire égoïste, du "toujours plus". Le yoga et l'odyssée technique partagent un même désir de rompre les digues de la finitude, une révolte prométhéenne contre le destin.

Face aux brahmanes, il y a les ascètes bouddhistes et jaïns, héritiers de "ceux qui s'épuisent" (shramana), qui se mortifient par les postures et le jeûne. Ici, le but premier n'est pas le pouvoir, mais le suicide spirituel. Ainsi, un yogi jaïn peut rester debout jusqu'à ce que mort s'ensuive. Ce jeûne ultime est appelé sat-lékhanâ.
Cette pratique existe encore. Voici un vieux yogi jaïn qui meure dans un ultime jeûne :


Ce genre de pratique, qui entraîne parfois la mort de jeunes personnes, n'est pas sans soulever des interrogations. A-t-on le droit de se suicider ? Débat qui fait intervenir la Cour Suprême de l'Inde :


Et ce suicide concerne non seulement le corps, mais aussi l'esprit. Le but du jaïnisme et du bouddhisme ancien est le suicide total de tout l'être, l'extinction de soi (nirvâna). Cet idéal suicidaire se retrouve dans un texte bien connu influencé en profondeur par cette approche non-brahmanique : les Yoga-sûtras de Patanjali. 

Le hatha yoga a donc une double origine : le culte de la puissance et chez les brahmanes ; et le culte de la mort chez les shramanes. Pas très pacifique comme programme. 

De plus, l'origine bouddhiste du hatha yoga semble se confirmer, même dans une chronologie courte, depuis la découverte de l'Amrita Siddhi, le texte de hatha le plus ancien (c. XIe siècle), qui semble bien être un texte bouddhiste.

Par ailleurs, le mouvement Nâth, milieu d'origine immédiate d'une partie du hatha, est une réaction ascétique et misogyne contre le tantrisme kaula. La religion kaula est la source des pratiques sexuelles, des chakras, de la koundalinî, etc. Mais sa vision est anti-ascétique et s'inscrit dans la recherche d'une communion de groupe (kula) et avec le féminin "sauvage" (yoginî). Le corps y est célébré, ainsi que ses plaisirs. 

Quoi qu'il en soit, les origines ascétiques du hatha yoga ont eu bien plus de poids. Aujourd'hui, le yoga postural est bien l'hériter de ces tendances ascétiques. Et je ne sais pas dans quelle mesure quelques milliers d'articles parus dans la presse "féminine" peuvent changer cela.

De plus, les gymnastes indiens qui ont contribué à l'élaboration du yoga postural avaient en tête la purification physique des Indiens : une autre forme d'ascèse. Il s'agissait de se mortifier pour gagner les grâces de la Déesse-Inde.

Enfin, même en faisant abstraction de ces origines bien éloignées de la recherche du bien-être et de la douceur, il suffit de regarder quelques postures pour s’apercevoir que le concept du yoga postural est fondé sur l'ordre, la symétrie, le contrôle, les blocages, les rétentions, les mises en tension et un mouvement globalement contre-nature. La nature est féminine, donc dangereuse. Il faut la maîtrise pour l'utiliser. Le yoga est ainsi un ensemble de pratiques amorales, de recherches de puissance et de maîtrise, de réduction de soi, voire de suicide.

Au final, la question est inévitable :

Jusqu'à quel point peut-on faire de ce yoga postural une pratique de bien-être et de relaxation ?

Ainsi, si je prends comme exemple le "yoga du Cachemire", je me demande dans quelle mesure il s'écarte vraiment de l'idéal violent du hatha yoga. Certes, Jean Klein s'est sans doute beaucoup inspiré des méthodes du genre Alexander et des recherches sur l’expression corporelle des années 60 pour amender l'enseignement reçu de Krishnamacharya, mais il reste que les postures sont parfaitement symétriques et sont à des années-lumières d'une approche vraiment tactile et féminine comme on en trouve dans les traditions chinoises. Peut-on vraiment ressentir un cercle quand on prend une posture au carré ?

Les tensions qui en résultent ne sont pas près de s'apaiser.
Et, à mon avis, cette tension restera l'un des moteurs de l'évolution des yogas au XXIe siècle.

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