mardi 3 avril 2018

Le Hatha Yoga dans le shivaïsme du Cachemire ?




On ne trouve pas d'enseignement de Hatha Yoga dans le shivaïsme du Cachemire :




Aucune posture (âsana) en dehors des postures assises - et encore, elles sont plus suggérées que décrites.




Aucun blocage (bandha).




Il y est question d’énergie vitale et de souffle (prâna), mais la seule pratique est l'écoute de la respiration naturelle. Pas de techniques de ralentissement du souffle (prânâyâma).




On y trouve des gestes (mudrâ), mais ce sont seulement des gestes rituels, ou bien des méthodes de méditation. La shâmbhavî-mudrâ, par exemple, ne consiste pas à loucher, mais à retourner l'attention vers soi. 




Quant à la rétention spermatique (vajrolî, etc.), il n'en est pas question non plus. Les yogis et yoginîs y font l'amour dans un cadre rituel, mais sans technique corporelle particulière.




Le Hatha Yoga n'est donc pas enseigné dans le shivaïsme du Cachemire, ni dans le tantrisme shaiva ou shivaïte.




En l'état actuel des connaissances, les premières mentions du Hatha Yoga se trouvent dans des textes du bouddhisme tantrique, comme le Kâlacakra Tantra (vers 1025) et l'Amrita Siddhi, vers 1100.




En revanche, on trouve dans le shivaïsme du Cachemire des critiques du Hatha Yoga. Notamment par Abhinava Goupta (950-1025) et son disciple Kshéma Râdja (975-1050).




Ainsi, dans ses Notes sur la Bhagavad Gîtâ (Gîtârthasamgraha), Abhinava Goupta dit ceci à propos du yoga :




Par cette (méthode du retournement du regard vers soi), le yogi atteint aisément l'Immense (brahman) ; et non pas au moyen d'un yoga ardu (kashta-yoga). (VI, 27)




Et plus loin, à propos du verset 49 du même châpitre :




Le yoga ardu (kashta-yoga), sans (la foi en) Dieu, ne procure pas la réalisation.




Le sanskrit kashta désigne ce qui est difficile, ardu, pénible. Il se situe dans le même champs lexical que hatha, dont j'avais déjà parlé, et qui exprime la violence, le travail et tout ce qui est artificiel et contre-nature.




Dans le shivaïsme du Cachemire, l'adjectif hatha est employé pour désigner l'accélération spirituelle qui se produit quand la conscience s'éveille à elle-même : hatha-pâka "combustion accélérée" ou "maturation hâtive", comme traduit Lilian Silburn. Dans la tradition de Kâlî (mais pas dans les tantras du Bengal !), on trouve l'expression hatha-melâpa : littéralement, "orgie précipitée", pour désigner 1) les cérémonies tantriques où tout est permis et 2) l'état de fusion de toutes les facultés du corps et de l'esprit, de toutes les énergies, notamment durant ces orgies, mais pas seulement. Enfin, on trouve une fois hatha-shakti-pâta chez Kshéma Râdja dans son commentaire aux Hymnes d'Outpala Déva, pour désigner une grâce intense et impétueuse.




Abhinava Goupta critique ainsi les pratiques du Hatha Yoga, après avoir établi que seule la connaissance conduit au bonheur (bhoga) et à la liberté (moksha) :




Dès lors, le seul auxiliaire du yoga,

c'est la raison (tarka) ! (Tantrâloka IV, 86)



On traduit généralement anga par "membre". Mais, comme le font remarquer Mark Singleton et James Mallinson dans Roots of Yoga, le mot yoga désigne ici, comme presque partout, non pas une méthode, mais un état résultant de la mise en pratique des angas, qui sont sont des auxiliaires ou des aides pour atteindre le yoga. 
Quel est cet état de yoga ? C'est un état d'union du Soi individuel avec le Soi divin. Donc Abhinava Goupta est en train de dire que le seule moyen vraiment utile pour atteindre le yoga, l'état d'union divine, c'est la raison. 
Et pourquoi la raison ? Parce que l'union est atteinte par la connaissance seule. 
Et pourquoi seulement par la connaissance ? Parce qu'en réalité, tout est déjà "uni" au divin. Il suffit de le reconnaître en mettant fin aux fausses croyances. 
Et pourquoi tout est-il toujours déjà uni au divin ? Parce que la conscience est le divin. 
Et pourquoi ? Parce qu'elle a ses attributs, à commencer par l'omniprésence. 
Et pourquoi est-elle omniprésente ? Parce que rien ne peut exister ou apparaître en dehors de la conscience que vous en avez. 
Et pourquoi ? Parce l'expérience, ici et maintenant, le prouve. Simple.




Et donc, que deviennent les autres auxiliaires ? Que deviennent les autres angas du yoga ? Ils sont superflus (Tantrâloka IV, 87-98, en gros, voir la traduction de Lilian Silburn).




Par exemple :




Les âsanas, de même que les prânâyâmas

ne sont qu'un spectacle grossier (bâhyavijrimbhitam) !



Le commentateur précise qu'ils n'ont aucune utilité directe (sâkshât). Pourquoi ? Parce que la seule chose utile pour la connaissance directe de la conscience, c'est... la conscience.




Comme dit ailleurs Abhinava :




A quoi bon une lampe pour éclairer le soleil ?




Il cite le Tantra de la Lignée des Héros :




Il n'est pas nécessaire/on ne doit pas 

pratiquer le prânâyâma
qui fatigue/stress le corps.
Seul celui qui connaît l'arcane
est libre et libérateur.



"L'arcane", le secret, c'est le retournement du regard, l'éveil de la conscience. Le reste est inutile, voire laborieux. La raison est seule utile, car elle permet de comprendre cela. 




En revanche, comme le précise le verset 97, l'éveil de la conscience va ensuite ruisseler dans la pensée, le subconscient, le souffle et la totalité du corps. Et alors, le souffle ralenti spontanément.




Toutefois Abhinava, magnanime, et cohérent avec sa philosophie de la liberté absolue de la conscience capable de réaliser même l'impossible, conclut en laissant une porte ouverte, dans le verset 98 : tout est conscience. Et donc, il y a place pour le prânâyama, pour les pratiques du corps. L'idée est que les pratiques du corps éliminent la croyance que le monde extérieur n'est pas conscience ; les pratiques du souffle éliminent la croyance que le corps n'est pas conscience ; et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que conscience extatique (comme dirait Dali), homogène et ininterrompue. C'est la non-dualité ultime (para-advaya-darshana, dit le commentateur), et non la non-dualité exclusive de Shankara qui, lui, affirme purement et simplement que le yoga n'est pas un moyen pour atteindre la délivrance.




Je note, au final, que ni Abhinava, ni son commentateur (qui date des alentours du XIIe siècle) ne semblent connaître le Hatha Yoga : ils ne mentionnent ni bandhas, ni mudrâs complexes.




Pour eux, le yoga physique, c'est juste s'asseoir et faire du prânâyâma. Et c'est la situation globale jusqu'au XIIe siècle.

J'y reviendrai.



En attendant, bonne pratique à toutes et à tous !




D.






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